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Quand la poésie se fait quotidienne respiration...

08/06/2012

Parallèlement à ses activités exercées au sein de l'Alma mater liégeoise, Gérald Purnelle déploie avec la rigueur scientifique qui sied à cette pratique un travail d'éditeur centré sur la poésie belge d'expression française. C'est dans ce cadre qu'il a édité l'œuvre du poète liégeois Jacques Izoard (dont le troisième et dernier volume est paru en mars 2012, aux Editions de la Différence) et qu'il co-dirige avec les poètes Karel Logist et Yves Namur la collection « Ha! » dédiée à la réédition de poètes belges d'expression française. Il vient d'y éditer les Poésies complètes de Robert Guiette.

COVER-GuietteIl s'agit là d'une démarche patrimoniale qui a pour but d'attirer l'attention sur des poètes disparus, restés inconnus du grand public cultivé ou passablement oubliés. Les collections « Passé Présent » chez Jacques Antoine et « Espace Nord » chez Labor avaient en leur temps poursuivi un objectif analogue, mais les romanciers y étaient largement dominants par rapport aux praticiens de la lyre. Lacune que Le Taillis Pré et sa collection « Ha! » visent à combler, pour le plus grand bien de la Fédération Wallonie-Bruxelles dont les habitants ont tout à gagner – culturellement parlant – de la connaissance d'un riche passé littéraire susceptible de nourrir leur identité. La (re)découverte de l'oeuvre de Robert Guiette (1) , où résonnent les échos du symbolisme et où frémissent quelque peu les sonorités du surréalisme, illustre à merveille l'importance et la richesse de cette démarche.

Médiéviste   

On connaît le dieu romain Janus, représenté avec deux visages opposés, considéré comme le  gardien des « portes » du temple qui lui était dédié, les unes restant fermées en temps de paix et les autres ouvertes en période de guerre. L'image de cette figure du panthéon antique s'applique particulièrement bien à Robert Guiette. Non qu'il y ait eu chez lui une face-Jekyll et une face-Hyde, mais plutôt – sous une physionomie quelque peu voltairienne – une double activité menée continument en parallèle : une carrière professorale d'éminent médiéviste d'une part, et, de l'autre,  une création littéraire de poète soutenue sur plus de cinquante ans.

Il naît le 6 juillet 1895 à Anvers dans une famille cultivée, d'ascendance mi-flamande mi-française. Les arts y sont à l'honneur, la peinture avant tout. Au contraire de son père et de son frère qui manient volontiers le pinceau, c'est vers la plume que ses goûts l'orientent résolument.  Ce qui, après des études secondaires à l'Institut Notre-Dame de sa ville natale et supérieures à l'Institut Saint-Louis de Bruxelles, le conduit vers la philologie romane à l'Université catholique de Louvain. Lesté de son diplôme obtenu en 1921, il décide de parfaire sa formation à Paris. Jusqu'en 1923,  c'est en auditeur libre qu'il y fréquente la Sorbonne, le Collège de France et l'Ecole pratique des hautes études. Revenu en Belgique, il prépare sa thèse qu'il défendra au sein de son Alma mater louvaniste, laquelle lui décernera ainsi en 1928 un doctorat en Philosophie et Lettres.

Robert Guiette entame alors un parcours qui le mène d'abord comme stagiaire à la Bibliothèque royale, puis comme professeur  à l'Université de Gand – ordinaire à partir de 1937 –, charge à laquelle s'ajouteront les cours de français qu'il dispensera entre 1944 et 1946 à l'Institut supérieur de commerce d'Anvers. Et son élection le 9 janvier 1954 à l'Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, il la doit essentiellement aux éditions savantes et autres études critiques de textes médiévaux, ainsi qu'à des traductions d'écrits du moyen néerlandais, dont il  sera  le minutieux auteur.

Philologue tôt distingué par ses pairs, Guiette fut aussi un poète reconnu qui ne resta pas insensible à la modernité. Dès son séjour dans la Ville Lumière, en effet, il entre notamment en contact avec André Salmon et Pierre-Jean Jouve, mais surtout Blaise Cendrars et Max Jacob.  Ces deux derniers exerceront sur son jeune talent mal dégrossi, encore tout imprégné d'un symbolisme où trône Emile Verhaeren, une influence déterminante : ses poèmes intitulés « Masque » portent l'empreinte du premier, auquel il voue une admiration fervente et en qui il voit « le plus fécond des conteurs » ; au second, à propos de qui il se posera la question « L'histoire reconnaîtra-t-elle tout ce que lui doit la poésie de son siècle ? », il consacrera une biographie intitulée Vie de Max Jacob, partiellement parue en 1934 et publiée in extenso quelques semaines avant sa mort survenue le 8 novembre 1976.

Un autre poète, lui aussi prénommé Max, le marquera profondément. Il s'agit de l'Anversois Elskamp, chantre de la vie populaire de la Flandre maritime de qui il fera connaître une partie de la correspondance littéraire ainsi qu'une sélection de poèmes, laquelle paraîtra en 1955 dans la collection « Poètes d'aujourd'hui » de Pierre Seghers, précédée d'une judicieuse analyse. On peut y voir un signe évident de l'intérêt que, en plus de la littérature ancienne, il n'a cessé de porter aux écrits de ses compatriotes. En témoignent son anthologie Poètes français de Belgique. De Verhaeren au surréalisme (1948), malheureusement épuisée, ainsi que les articles figurant dans l'une ou l'autre revue et où se décèlent ses préférences en matière de poésie : Jean De Bosschère, Henri Michaux, Odilon-Jean Périer. Trio auquel il convient d'ajouter Franz Hellens, que Guiette côtoie un temps au sein de la rédaction de la revue d'avant-garde Le Disque vert

« Un homme exilé de lui-même... »

Robert-Guiette

Quant à sa poésie propre, il est permis d'en saisir certains fondamentaux par la façon dont il se présente lui-même, en une confession non dénuée de hauteur de vues : « Pour ce poète, seules importent Solitude et Vie intérieure. Tout est simplicité à qui veut ne pas être dupe. Peu de paroles, mais brèves, incisives, acides. Le cri où tout l'être se tend, conscient-inconscient, chair et esprit. La densité, croit-il, n'exclut pas l'émotion. » Introspection qui se poursuit en ces termes : « Par dessus tout l'absorbe la vie intérieure. Aussi ne cache-t-il pas son goût pour le secret d'une existence retirée. » Dans une autre note enfin, il se définit comme suit : « Un homme exilé de lui-même par la vie. »

En éditant ses Poésies complètes, Gérald Purnelle a manifestement répondu à un coup de cœur. Avec les dix-sept recueils ou plaquettes – ensemble augmenté de nombreux inédits – que ce volume contient, il fait sortir de l'anonymat un poète qui mérite d'avoir toute sa place dans le patrimoine de la littérature francophone de la Communauté française de Belgique. Car Guiette est particulièrement représentatif de ces hommes de lettres du royaume qui, dans leur désir d'être reconnus par la force centripète et légitimatrice qu'exerce Paris sur eux, en subissent en retour une emprise considérable. Chez lui, en dépit de son attachement au symbolisme qu'il essaye de réinventer tout en ayant de la peine à s'en écarter, ce sera le cas de la modernité naissante déjà évoquée plus haut et incarnée par Guillaume Apollinaire, pionnier de l'esprit nouveau. Ce le sera aussi du surréalisme, mouvement littéraire qui le touchera sans pour autant l'annexer totalement, même si ses métaphores audacieuses se ressentent à l'évidence des apports de l'inconscient. 

Cette convergence d'influences confère aux poèmes de Guiette, du recueil Musiques datant de 1927 (mais écrit en 1923) à celui de Cailloux qui est de 1973, une brièveté et un goût de l'ellipse à la limite de l'hermétisme, lui-même accentué par le fait que son auteur ne dit pas nécessairement de quoi il parle. Forme exigeante donc, qui, selon le poète Philippe Jones – auteur de la préface de l'ouvrage –, privilégie les « vers libres, succincts, souvent squelettiques, non sans rythme, juxtaposés, parfois sans enchaînements, comme des prises de conscience automatiques, de ligne courte en ligne courte ». Mais, poursuit-il, si « cet étagement de notations peut créer une obscurité de l'entendement, [...] à la relecture, les images allument leurs faisceaux ». Traits marquants auxquels il convient d'ajouter, en ce qui regarde le fond,  une certaine dimension éthique – l'homme a besoin de la poésie pour trouver une direction à son existence – et, surtout dans les dernières pièces, une connotation religieuse volontiers subliminale.     

rêve-des-fumeursLe poète Jean Cassou pour sa part, qui a préfacé en son temps le volume de l'œuvre poétique de Guiette (Poésie 1922-1967, Paris, Editions universitaires, 1969), écrit à son propos : « C'est une poésie de promeneur solitaire, d'ouvrier journalier, d'homme faisant son métier d'homme. » Raison pour laquelle s'y retrouve, tant dans la prose poétique que dans les vers proprement dits, toute la palette des émotions et sentiments de l'humaine condition. Celle qui, au gré des jours et de leur flux ininterrompu, fait osciller les êtres entre certitude et scepticisme, ascèse et désir, cérébralité et sensualité, clarté et ombre. Signe de dualité, à nouveau ? Sans doute. Ce qui ne rend que plus proche pour le lecteur attentif la sensibilité de ce poète doublé d'un savant, sensibilité qui irrigue avec bonheur ses Poésies complètes.

(1) Poésies complètes de Robert Guiette, Châtelineau, Le Taillis Pré, collection « Ha! »


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