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Matonge, histoire de l’immigration congolaise

12/06/2012

Entre 42 et 43.000 Congolais (de nationalité ou d’origine) vivent aujourd’hui en Belgique. Jusqu’à présent, très peu de travaux se sont intéressés à cette population. Sarah Demart, chercheuse au Centre d’études de l’ethnicité et des migrations de l’ULg, consacre ses recherches à la diaspora congolaise à partir de l’étude du quartier Matonge, à Bruxelles. Un poste d’observation fabuleux pour retracer leur histoire, depuis le tourisme postcolonial des années 70 jusqu’à l’immigration actuelle.

Lundi 5 décembre 2011, vers 13 heures. Environ 80 personnes se sont donné rendez-vous Porte de Namur, à Bruxelles. À quatre jours de l’annonce des résultats provisoires de l’élection présidentielle congolaise, ces sympathisants du candidat Étienne Tshisekedi  entendent manifester contre « le soutien des Belges à Joseph Kabila »(1), président sortant. 

Stop-soutien-Kabila
Les esprits s’échauffent. La police refoule les manifestants vers leur point de départ, à la pointe de Matonge, ce quartier bruxellois situé dans un triangle formé par les chaussées d’Ixelles, de Wavre et la rue de la Paix. Le 6 décembre, une autre manifestation est orchestrée. Puis une autre, encore une autre, et ainsi de suite pendant près de deux semaines, malgré une ordonnance de police interdisant les regroupements de plus de 10 personnes. Certains jours, seules quelques dizaines de contestataires manifestent. D’autres, ils sont plus d’un millier. Les résultats de l’élection présidentielle, officialisés le 16 décembre, remettent de l’huile sur le feu : Kabila est réélu avec 48,9% des suffrages, contre 32,3 pour Tshisekedi. La diaspora congolaise crie à la fraude électorale. Les scènes de violence et de débordements se succèdent. Les autorités belges, pour la plupart, se taisent.

Un silence qui en dit long quant aux « stigmates postcoloniaux », selon Sarah Demart, chargée de recherches FNRS au Centre d’études de l’ethnicité et des migrations (CEDEM) de l’ULg. « Que s’est-il passé ? Personne n’a rien compris. On a mis ça sur le dos des bandes urbaines, mais ce n’est pas exact. Les évènements ont surtout montré à quel point on ne connaît pas les Congolais de Belgique. Les immigrés turcs, marocains, on connaît leurs revendications. Pas celles des Congolais. Tout le monde les prenait pour des gentils, des pacifistes. Puis tout à coup, on se rend compte qu’il y a des problèmes. Et que personne n’a véritablement envie d’en discuter. »

Durant ces quinze jours, Matonge est devenu le symbole des « émeutes », même si les incidents se déroulaient parfois en-dehors de ses frontières. Ajoutant ainsi à sa réputation de quartier « chaud » qui lui colle à la peau depuis le début des années 2000 et l’apparition des bandes urbaines. Mais « la petite Afrique du Nord », comme on la surnomme, n’a pas toujours souffert de cette image négative. Dans un texte paru dans la Revue européenne des migrations internationales, intitulé « Histoire orale à Matonge : un miroir postcolonial »(2), Sarah Demart dresse le portrait de ce territoire bruxellois grand comme un mouchoir de poche.

Tourisme de luxe

Une histoire qui commence au début des années 60, lorsque l’indépendance du Congo est proclamée après 52 ans de colonialisme belge. Une certaine élite congolaise, fortunée, se met à voyager. Bruxelles devient une destination à la mode. La présence de ces « nouveaux touristes » va se cristalliser autour de la Porte de Namur, de l’ambassade du Congo et de la ligne de bus ralliant l’Université libre de Bruxelles. Bref, autour de ce qui ne s’appelait pas encore Matonge.

Ce nom est en réalité celui d’un quartier animé de Kinshasa, bien connu pour ses bars et ses restaurants. Le même esprit sera transposé dans le triangle bruxellois. Durant les années 70, plusieurs dancings y ouvrent leurs portes. Parmi lesquels le « Mambo », discothèque qui voit défiler entre ses murs les plus hauts représentants de l’élite congolaise, les ambassadeurs africains en poste en Europe, des célébrités comme Bob Marley, quelques membres de la haute société belge. Beaucoup d’hôtesses de l’air, aussi : à l’époque, la compagnie aérienne Air-Zaïre propose pas moins de cinq vols par semaine ! Toujours remplis d’hommes politiques, de fonctionnaires et de commerçants, « qui avaient envie de venir passer le week-end à Bruxelles, parfois juste pour manger des moules-frites !, raconte Sarah Demart. Certains politiques pouvaient flamber jusqu’à 7.500 euros en une soirée. Ce qui prouve que l’argent pouvait inverser les rapports de force sur base raciale et qu’il n’a décidément pas de couleur… »

Lieu de fête, de passage, puis rapidement de commerce. Les Congolais investissent les magasins des galeries d’Ixelles, progressivement délaissées par les commerçants belges.

À l’époque, pas question de s’installer en Belgique. Matonge n’a jamais été un lieu de résidence. On y vient pour s’amuser, faire des affaires, étudier à l’université. Toujours avec l’idée de repartir ensuite au pays. Devenir réfugié ? Hors de question ! Jusqu’au début des années 80, ce statut est synonyme de honte, de scandale, d’infamie. Celui qui devient citoyen belge doit supporter les regards et les insultes. « Tala ngunda oyo ». « Regarde-moi ce réfugié ».

Matonge-Ixelles

Devenir réfugié

Cafe-MatongePourtant, à partir des années 90, ce qui devait n’être que temporaire devient petit à petit définitif. Un processus d’installation se met en marche. Pas par choix, plutôt par obligation : au Congo (qui s’appelait encore Zaïre à l’époque), la situation économique et politique se détériore. La gestion du président Mobutu pousse le pays vers la crise, les pillages et émeutes militaires de 1991 et 1993 mettent les villes à feu et à sang, sur fond de guerre d’agression par les voisins ougandais et rwandais. Le bilan humain est jusqu’à ce jour objet de grandes polémiques.

Entre 500.000 et un million de Congolais fuient leur terre pour tenter d’obtenir le statut de réfugié politique à l’étranger, dont 20.000 en Belgique. Ceux qui fréquentent désormais Matonge n’ont plus rien des riches mobutistes. Le pouvoir d’achat est en berne, les commerces perdent de leur superbe. Tout comme le reste du quartier.

Une certaine délinquance juvénile émerge, plusieurs « bandes urbaines » font leur apparition. Comme les « New Jack », les « Black Demolition » ou les « Kung Fu ». Les faits divers funestes se succèdent. En février 2001, Fololo, un dealer présumé est abattu par un policier au terme d’une course poursuite, alors qu’il n’était pas armé. L’incident provoque des émeutes dans le quartier. En mars 2002, Patrick, jeune belge d’origine congolaise, est assassiné à coups de couteau dans les galeries d’Ixelles. Ses agresseurs auraient voulu lui voler son GSM. En mai 2002, une fusillade éclate, rue Neuve. Cinq personnes sont blessées. Etc., etc. Amplifié par le prisme médiatique, Matonge apparaît plus que jamais comme le temple de l’insécurité et de la « petite criminalité. » Des actes de violence qui s’exercent d’abord dans l’« entre soi » : les bagarres, les viols, les meurtres parfois (5 décès enregistrés en 2009) sont perpétrés par des Congolais envers d’autres Congolais. Aujourd’hui, on dénombrerait entre 18 et 24 groupes, appelés « bandes urbaines » par les services de police et de prévention au grand dam des acteurs associatifs. .

« Les dites bandes urbaines sont apparues dans le courant des années 90, décrit Sarah Demart. Au début, il s’agissait de petites frappes qui réglaient les comptes de commerçants. Puis leurs cadets s’en sont inspiré et ont formé des groupes hybrides. Ces jeunes se retrouvent à Matonge car ils n’ont pas d’autres lieux, comme des espaces culturels, qui leur permettraient de ne pas errer dans la rue. »

Pour la chercheuse, ces jeunes seraient avant tout « en déshérence », en perte de repères identitaires, mis à l’écart de toute politique d’intégration. Se sentant victimes de discrimination, y compris de la part des forces de police. « Dans une société belge fortement racialisée, il subsiste à l’égard des Congolais un racisme que l’on a du mal à imaginer », affirme-t-elle.      

Discrimination à l’embauche, aussi. Le taux de chômage chez les Congolais est supérieur à celui de toute autre population en Belgique. Un paradoxe : leur niveau d’études supérieures est équivalent, voire plus élevé que celui de la population globale. Les hommes, surtout, ont tendance à multiplier les diplômes. Une revanche postcolonialiste ? « On pourrait effectivement y voir un lien avec l’histoire du pays, explique Sarah Demart. La colonisation belge semblait agir selon le concept "pas d’élite, pas de problème". Il y avait au Congo un très bon enseignement primaire. Mais, aucune élite n’avait été formée. La première université avait été fondée en 1956, soit quatre ans avant l’indépendance. Trop court pour que des étudiants terminent leur cursus. Aujourd’hui, on ne peut que constater que d’élite congolaise a du mal à émerger en Belgique. »

Cette difficulté d’accès à l’emploi ne manque pas d’avoir des répercussions dans les couples congolais. Les femmes, généralement mieux intégrées dans le monde professionnel (même si les postes qu’elles occupent se cantonnent principalement aux secteurs domestiques et des soins de santé, ce qui les oblige souvent à travailler selon des horaires décalés), deviennent les « pourvoyeuses de fonds » de la famille. Les hommes, incapables d’assumer à eux seuls la charge financière, perdent leur statut de chef de ménage. « On se retrouve alors dans des situations où  les enfants disent à leurs parents : "pourquoi faire des études ? Pour finir au chômage, comme papa ?" », relate la chercheuse. Cette précarité parentale devient souvent synonyme de perte d’autorité. Pour toutes ces raisons, bon nombre d’immigrés estiment qu’il est devenu impossible d’éduquer ses enfants en Belgique.

« On constate désormais des mouvements migratoires macrosociaux vers les pays anglosaxons. Certains Congolais, possédant parfois la nationalité belge ou française, partent vivre au Canada, en Angleterre, aux États-Unis… Avec l’espoir qu’ils parviendront à travailler, constate Sarah Demart. Beaucoup de ceux qui vivent en Belgique, des gens instruits, ont l’impression d’avoir raté leur vie. Au départ, ils souhaitaient s’installer ici pour accumuler un certain capital puis pour rentrer au pays. Mais le retour est toujours différé. À cause de la situation politique, mais aussi parce que cela coûte cher de se réinstaller. »

C’est un peu de cette situation d’amour-haine qui s’est exprimée lors des émeutes de décembre 2011. L’amour pour ce pays qui est devenu une terre d’accueil, la haine envers cette société qui n’a pas tenu ses promesses d’intégration.

Matonge-CouleursÀ l’image de la diaspora congolaise, Matonge tente aujourd’hui de réinventer son futur. Des visites guidées sont organisées, afin de faire découvrir une autre facette de ce quartier, devenu aujourd’hui un véritable carrefour multiculturel, où cohabitent Congolais, Belges, Guinéens, Pakistanais, Libanais, latinos-américains… Une manière aussi d’aborder les questions de l’immigration africaine et de la différence culturelle. « Pour certains anciens, Matonge est une déception, un échec, car il y a trop de stigmatisation. Pour d’autres, il ne faut pas le laisser disparaître. Aujourd’hui, Belges et Congolais cohabitent, mais on a parfois l’impression qu’ils vivent sur deux planètes opposées. Il y a encore beaucoup de travail à réaliser pour sortir des préjugés. »

(1) Ophélie Delarouzée, dans Le Soir, 6 décembre 2011, « La diaspora congolaise manifeste contre Kabila », p.18
(2) DEMART, Sarah, Histoire orale à Matonge (Bruxelles) : un miroir postcolonial, in Revue Européenne des Migrations Internationales (2012)


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