Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège


Les écrivains belges de l’entre-deux-guerres

30/05/2012

Björn-Olav Dozo publie un ouvrage (1) consacré au profil socio-littéraire et au capital relationnel des écrivains francophones belges de l’entre-deux-guerre. Pour comprendre qui ils sont, il part d’une étude quantitative minutieuse pour ensuite élargir son champ de vision à une approche relationnelle et l’intégrer dans la théorie des champs de Bourdieu.

COVER-ecrivainLa sociologie de la littérature est une discipline relativement récente. Elle remonte, dans sa version moderne, aux travaux fondateurs de Pierre Bourdieu ou encore de Jacques Dubois dans le courant des années septante. À cheval entre les sciences littéraires et la sociologie, elle vise à contextualiser la production littéraire. Dans son sens le plus large, il ne s’agit donc pas d’une critique interne d’une œuvre ou d’un éclairage purement externe de ce qui conduit un agent social à écrire ou à éditer et à la manière dont il s’y prendra pour parvenir à ses fins. Dans son idéal, la sociologie de la littérature tente d’effacer la frontière qui pourrait exister entre analyse externe et interne d’une œuvre, mue par une volonté de comprendre les rouages qui mènent à la production littéraire d’une certaine époque ou d’un certain genre.

L’ouvrage Mesures de l’écrivain. Profil socio-littéraire et capital relationnel dans l'entre-deux-guerres en Belgique francophone, s’il est bien rédigé par Björn-Olav Dozo, chargé de recherches F.R.S-F.N.R.S à l’ULg, s’inscrit dans une logique de recherche collective et dans une synergie de recherches diverses en sociologie de la littérature menées à l’ULg et à l’ULB, sous l’impulsion du CIEL et de COnTEXTES. Il est le fruit d’une maturation de sa thèse défendue en 2007. Publié en 2011 par les Presses Universitaires de Liège, il apporte un regard neuf qui pourra inspirer de nombreuses recherches dans le domaine.

Sa finalité était de dresser le ou les profils des écrivains belges francophones de l’entre-deux-guerres, en les replaçant dans leur appartenance à un réseau relationnel plus ou moins établi, plus ou moins influent sur la production. La démarche scientifique reste donc externe à l’œuvre. La grande nouveauté par rapport aux recherches antérieures est qu’il systématise plusieurs techniques statistiques pour croiser les variables et les profils et pour essayer, dans une logique sérielle, de dégager les grandes lignes fondatrices de la vie relationnelle des écrivains de l’époque.

Cette longue étude permet une mise en lumière considérable de zones d’ombres et autorise une lecture qualitative plus approfondie. Une autre initiative intéressante est la tendance à l’exhaustivité de son corpus. Pas question dans cet ouvrage de prédéfinir un échantillon d’auteurs. Avec l’aide de la base de données du CIEL et grâce au travail faramineux de jobistes recensant les écrivains de l’époque, dans la limite des données biographiques plus ou moins complètes des agents étudiés, le chercheur a pu tendre à une étude quasi globale, exhaustive de son objet. « Ce que j’ai essayé de démontrer, développe-t-il, c’est que le tissu relationnel, les réseaux dans lesquels s’insère l’auteur au quotidien pour les tâches qui ne sont pas l’écriture elle-même mais qui participent malgré tout de la vie littéraire, sont déterminantes pour la production littéraire, mais aussi pour la constitution du capital symbolique d’un écrivain. Dans un premier temps, je voulais donc parvenir à objectiver ce que d’aucuns présentaient déjà intuitivement. Mais certaines observations sont allées plus loin, et cela, je ne m’y attendais pas a priori. »

En effet, sans pour autant prétendre à une révolution de la démarche scientifique, sans non plus vouer un culte incommensurable aux données que permet de dévoiler une étude quantitative d’un objet, Björn-Olav Dozo parvient à battre en brèche certains poncifs de l’histoire et de la sociologie de la littérature. Un exemple croustillant est celui de l’écrivain Michel de Ghelderode. L’histoire l’a consacré comme un génie incompris, exclu des cercles, des salons ou des revues à cause de son talent vertigineux et de son succès parisien. Il est vrai que l’auteur vit une exclusion du milieu belge à partir de la seconde moitié du vingtième siècle et autorise a priori cette interprétation. Par contre, l’étude quantitative sérielle des auteurs belges et de leur fréquentation des lieux de sociabilité dans l’entre-deux-guerres illustre qu’il participe de cette logique, qu’il intègre ces réseaux et qu’il en profite pour sa carrière. Son exclusion du circuit belge dans l’immédiat après-guerre s’explique en fait par les émissions que l’auteur réalise pour Radio-Bruxelles sous l’Occupation, qui lui vaudront sa révocation de l’administration communale de Schaerbeek.

Simenon-au-bureauL’exhaustivité corrige des regards biaisés   

L’ouvrage propose un magnifique apport par son caractère tendant vers l’exhaustivité. Si des auteurs n’ont pas été pris en compte dans l’ouvrage, c’est principalement parce qu’il était impossible de récolter des informations biographiques à leur égard, et qu’ils n’étaient dès lors que peu représentatifs de la vie littéraire francophone belge de l’entre-deux guerres. À l’autre bout du spectre, certains écrivains, célèbres et prolifiques, infléchissaient largement les statistiques, notamment celles concernant la production d’œuvres. Simenon, par exemple, et les plus de deux cents ouvrages édités ou réédités lors de cette période, a requis une attention particulière : bouleversant à lui seul les chiffres de publication de l’entre-deux-guerres, il a été isolé afin d’examiner ceux-ci sans sa présence massive.

Du reste, Björn-Olav Dozo dresse un corpus de plus de 400 auteurs. « Ce large corpus m’a par exemple permis de mettre en lumière certaines dynamiques qui n’avaient pas encore été observées, se réjouit le chercheur. Par exemple, il y a un basculement esthétique très net à la fin de la première guerre, qui est accompagné par un basculement du profil social des écrivains étudiés. Il passe du juriste au petit bourgeois fonctionnaire ou enseignant. Cela avait déjà été observé. Mais ce que je pensais a priori, c’est que ces petits bourgeois avaient proliféré, que leur nombre avait augmenté. Et c’est légitime. Par exemple, en observant un sous-corpus tel que l’évolution des membres de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique(ARLLFB), on voit aisément que les juristes laissent peu à peu la place à ce nouveau profil et que les enseignants y sont de plus en plus nombreux. Sur base de cet échantillon, on peut dès lors conclure que les écrivains issus d’une classe sociale plus humble émergent littéralement lors de ce basculement historique. L’approche exhaustive a démontré qu’il n’en était rien. Dans la deuxième époque, la petite bourgeoisie devient dominante du fait de la chute des juristes, certes. Mais le nombre d’écrivains issus de cette classe n’augmente pas réellement. Ils étaient déjà bien présents lors de la première époque. C’est plutôt l’écroulement des juristes qui rend leur voix plus audible. »

Les statistiques et le quantitatif comme outils de dégrossissement de la réalité

L’étude quantitative reste le parent pauvre de la sociologie de la littérature. Usitée par les sociologues, elle rebute davantage les romanistes. Ils revendiquent en effet largement un manque de pertinence dû aux limites intrinsèques du quantitatif pour aborder des objets humains, « rétifs à une catégorisation trop absolue. Mais il me semble, nuance le chercheur, que faire l’effort de catégoriser et surtout de comprendre comment on catégorise, de s’interroger sur ces classes permet malgré tout de donner du sens à une réalité autrement peu intelligible. En d’autres termes, l’approche quantitative ne donne jamais une réponse définitive. Mais elle permet de systématiser certaines choses comme, dans le cas de mes recherches, la relation sociale entre les auteurs. Pour cela, et sans dénaturer la réalité, il a fallu trouver une forme de plus petit dénominateur commun dans la qualité de ces relations. J’ai choisi la coprésence en un lieu. Cette coprésence peut effectivement recouvrir un spectre de types de relations, de qualités des relations très variées, et je ne me prétends nullement donner le fin mot pour chacun. L’idée, c’est plutôt de se figurer qu’on peut constater cet ensemble de données et de dès lors se demander ce qu’on peut en dire sans entrer dans le qualitatif directement. » Cette approche, précédant une possible future étude qualitative, permet de porter un regard différent de celui admis habituellement en philosophie et lettres, un regard plus objectivant, sans pour autant entrer dans un scientisme, un positivisme exacerbé.

Si le quantitatif reste l’axe principal de construction théorique de l’ouvrage, le chercheur l’envisage constamment avec de profondes réserves et nuances, mettant en abîme son propre travail, ce reflet déformant qu’est l’œil du chercheur, et propose ainsi une véritable réflexion épistémologique sur sa recherche. Il est conscient des limites qu’implique une étude sérielle d’un objet humain, de la simplification et de l’approximation nécessaire à la catégorisation et à l’établissement de profils types. Il n’est donc nullement question de considérer le quantitatif comme un moyen sacro-saint et définitif de dévoiler une vérité absolue, mais il ne faut pas sous-estimer non plus son utilité. En d’autres termes, il faut garder à l’esprit qu’il s’agit d’un outil. En s’en servant comme il faut, on peut mettre en lumière certaines pratiques, certaines logiques, certains comportements entre lesquels il est possible de dresser une analogie et qui participent d’une certaine dynamique générale systématique.

« J’utilise donc les statistiques pour mettre en lumière certaines zones d’ombre. Un peu à la manière d’un télescope, d’un radar ou d’un microscope. Elles permettent de déceler l’existence de dynamiques autrement imperceptibles, de soulever et d’esquisser une première observation d’une réalité jusqu’alors invisible, qu’une étude qualitative peut par la suite approfondir. Mais le quantitatif comme le qualitatif demeurent des outils et ne sont pas des fins en soit. La fin demeure la compréhension et l’analyse de son objet. »

A la croisée de deux théories antagonistes

Son corpus, l’auteur le confronte à deux outils statistiques : l’analyse factorielle des correspondances et l’analyse structurale des relations sociales, qu’il intègre dans un contexte théorique double, a priori paradoxal, mais qu’il parvient à renouer. Il intègre en effet la dynamique et l’influence des réseaux sociaux et de l’intégration des auteurs dans ces réseaux (théorie qui s’appuie traditionnellement sur l’analyse structurale) à la notion bourdieusienne du champ (qui utilise davantage l’analyse factorielle, qui finit par projeter sur un même plan d’un graphique, les caractéristiques pré-établies des personnes observées, et où les différentes positions s’interdéterminent). Or, en caricaturant, on peut dire que la première théorie relève d’une forme d’individualisation et d’interactions rationnelles entre personnes, là où la seconde considère un champ social comme un cadre holistique, plus déterministe, répondant à une série de codes qui lui sont propres et qui conditionnent la place d’un être humain dans la société. « En réalité, la littérature est un superbe objet pour la sociologie, justement parce que ces grandes tensions structurantes entre courant individualiste ou interactionniste et le courant holiste ou déterministe sont rencontrées dans cet objet. Il y a un processus d’individualisation très fort en littérature alors que chaque auteur s’inscrit dans un contexte qui lui est propre. La littérature pose question en ceci qu’elle favorise les deux interprétations du social suivant les indices observés. Il y a donc un juste milieu à dénicher pour essayer de comprendre comment l’Auteur, la figure romantique du génie individuel, arrive à négocier sa position dans un collectif d’écriture. » Cette négociation, Björn-Olav Dozo la trouve dans les réseaux où s’intègrent les écrivains. Et l’étude aura permis de conclure entre autres qu’il est quasi impossible pour un auteur d’obtenir une reconnaissance symbolique s’il n’est pas inséré dans les bons réseaux. « Certains chercheurs en avaient certes l’intuition, mais rien ne le démontrait objectivement. »

réseau-sociabilité
Dans la théorie des champs, l’analyse factorielle permet d’établir des relations objectives (ressemblance par la même appartenance à une catégorie, par exemple le lieu de naissance ou les études entreprises) entre différents agents, là où l’analyse des réseaux mobilise l’analyse structurale des relations sociales, qui s’appuie sur des relations effectives (échanges, interaction, fréquentation de mêmes lieux, lettres ou coups de téléphone). La mécanique qui a articulé la pensée du chercheur aura été de s’interroger sur l’inscription de ces outils dans leur cadre théorique traditionnel, et de faire bouger les habitudes. Il utilise ainsi l’analyse des relations sociales au sein de la théorie des champs. « Le tout était de tenter de ne pas dénaturer soit le champ soit l’outil, et de déterminer dans quelle mesure il était possible d’utiliser l’un et l’autre. Et il m’a semblé qu’en limitant l’usage de l’analyse structurale des réseaux à des relations effectives entre écrivains et en définissant de manière concrète ces relations, il devenait possible d’articuler ces relations avec le profil social des écrivains, qui lui, s’intègre facilement dans la théorie des champs. La position au sein des relations devenait donc une forme d’attribut des agents, à l’instar d’autres variables comme la profession ou les études. Et rien ne m’empêchait, il me semble, d’utiliser ces outils formels liés à l’analyse des réseaux pour revenir par la suite dans un cadre interprétatif lié à la théorie des champs. »

Choix des variables et établissement du capital relationnel

Une fois le cadre théorique et méthodologique bien établi, la seconde moitié de l’ouvrage se partage principalement en deux grands chapitres. Le premier est consacré aux indicateurs liés au profil des agents, le second s’attarde sur les capitaux de ces agents.

Les indicateurs sont autant de variables qui permettent de catégoriser les auteurs autrement intégrés dans un corpus trop large et trop hétérogène que pour pouvoir être traités statistiquement. Dans un premier temps, après les avoir classés en fonction de leur âge, le chercheur dresse pour chacun des agents les indicateurs sociaux, à savoir les études, les professions, l’origine sociale et l’origine géographique de chacun, avant de les mettre en corrélation. Il dresse ainsi une série de catégories mesurables qu’il peut confronter. Il passe ensuite à la catégorisation des indicateurs littéraires et à leur impact symbolique. Il classe les agents en fonction du genre pratiqué (poésie, roman, contes, essai…), des maisons qui éditent leurs ouvrages (françaises, belges, franco-belges, consacrées ou plus humbles…), des éventuels prix littéraires obtenus, et des lieux de sociabilité fréquentés. Ces lieux, il en distingue plusieurs, à savoir les salons, les groupes, les manifestes, les sociétés littéraires, et enfin, les revues. Un travail titanesque, méticuleux, qui lui permet, après analyse et interprétation, de dégager un grand nombre de profils-types et de relations entre les différents agents, avant de proposer une courte étude qualitative approfondissant l’observation de la position de certains écrivains et justifiant l’intérêt de sa démarche éclairante.

Le dernier chapitre, sur base des mesures et des interprétations portées par l’établissement et l’étude des indicateurs, établit et catégorise les différents capitaux des auteurs en fonction de leur trajectoire sociale et professionnelle. Björn-Olav Dozo traite donc dans un premier temps du capital relationnel, fondé sur l’existence d’une relation avec d’autres agents en fonction de la fréquentation d’un lieu de sociabilité. Il passe ensuite à l’établissement du capital économique, fondé sur la profession et sur l’origine sociale de chacun, peu d’entre eux vivant réellement de leur plume, au capital culturel, qui renvoie, lui, aux études, aux professions et aux hobbies, et enfin au capital symbolique, ou plutôt à la reconnaissance symbolique, qui sera plus ou moins élevée en fonction du genre pratiqué, de l’importance de la maison d’édition qui publie un ouvrage ou des prix littéraires obtenus. La fin du chapitre est consacrée à une corrélation entre ces capitaux, qui permettent d’établir des trajectoires de vie sociale et des profils-types d’écrivains en fonction de ces parcours et de leurs caractéristiques. 

L’ouvrage propose donc l’établissement de plusieurs profils-types d’écrivains en Belgique francophone durant l’entre-deux guerres, met en évidence certaines formes d’autonomie d’un véritable sous-champ (celui de la littérature belge francophone, qui s’inscrit dans un champ plus large qu’est la littérature francophone, mais qui a son propre mode de fonctionnement, ses propres institutions…), dresse des rapports de force évoluant entre la production belge et son indépendance plus ou moins forte envers la France. Il permet enfin de se rendre compte de manière objective de l’importance des réseaux et des relations dans l’établissement des autres capitaux et propose une ouverture future à des études plus qualitatives qui pourront tenir compte de ces acquis.

Deux exemples d’apports intéressants

Parmi les nombreux éclaircissements que propose cet ouvrage, deux d’entre eux méritent encore d’être mentionnés, la figure de l’animateur de la vie littéraire et le concept de génération socio-littéraire.

La première, la figure de l’animateur de la vie littéraire, existait intuitivement dans les consciences. Mais l’étude exhaustive et objective du corpus a permisecrivain de la mettre en lumière et surtout de souligner sa mécanique et son importance dans le réseau littéraire. Il s’agit de personnes, écrivains plus ou moins reconnus, qui par leur appartenance à de nombreux lieux de sociabilités, sont au centre des relations. Ils sont autant de ponts entre des personnes ou des groupes qui, sans leur présence, resteraient imperméables l’un à l’autre. Ils autorisent les rencontres, les synergies nouvelles et la cristallisation, la connexion du réseau littéraire. « On se doutait bien qu’il existait des gens qui avaient joué un rôle important dans la vie littéraire, relativise le chercheur. Mais on n’avait jamais réussi à objectiver leur positionnement, à les repérer. L’analyse des réseaux a été une magnifique opportunité pour cerner ces profils. »

L’autre apport intéressant est théorique. Il s’agit du concept de génération socio-littéraire, obtenu suite à un correctif opéré sur des classes d’âge arbitrairement établies en fonction de la fréquentation des agents. Ce concept répond à une difficulté propre aux études sociales, la catégorisation la plus fidèle des agents en fonction de leur âge. Il est important d’intégrer des classes d’âge, en ceci qu’elles permettent d’introduire une notion de temporalité dans une coupe synchronique. Pour reprendre l’exemple de l’ouvrage, son objet s’étend de 1918 à 1940, soit 22 ans. Tenir compte des différences d’âge des agents permet donc d’introduire des nuances, des évolutions sociales et esthétiques durant les années étudiées, et donc ne pas saisir l’ensemble de la période comme un bloc uni et homogène dans le temps, ce qui serait une belle erreur. En effet, ces évolutions esquissées par les classes d’âge permettent notamment de remarquer, comme souligner plus haut, l’évolution d’un profil de juriste à celui du petit bourgeois, évolution qui accompagne un autre basculement de positionnement esthétique par rapport à Paris, et déjà remarqué par Jean-Marie Klinkenberg : celui d’une littérature belge centrifuge, mue par l’idée romantique de la littérature comme enfant d’une nation, d’un peuple, qui affirme son indépendance, vers une littérature centripète, qui se calque sur Paris et oscille autour de ce centre névralgique de la production littéraire francophone.

Mais comment définir ces générations d’écrivains ? Comment les classer ? Instinctivement, il est souvent tentant, par défaut, d’établir des classes d’âge en fonction de la date de naissance, et ainsi, créer des décennies dans lesquelles sont placés les agents étudiés. Il est ainsi supposé que chacun des êtres d’une même classe a participé aux mêmes événements au même âge, ce qui est primordial. Un écrivain qui a 5 ans en 1914, par exemple, ne vit pas un événement aussi catastrophique qu’est la Première Guerre mondiale de la même manière qu’un écrivain qui a 20 ans à cette même époque, et qui est susceptible d’être appelé au front.

Pourtant, cette catégorisation biographique et purement arbitraire est bien érodée par certaines limites. Par exemple, certains écrivains précoces auront tendance à côtoyer d’autres écrivains plus âgés et participer à cet égard à une mode ou à des apports esthétiques propres à une génération qui ne leur appartient pas. À l’inverse, des personnes plus expérimentées séduites par la fougue et la nouveauté d’une jeunesse inspirée peuvent fréquenter une classe d’âge qui n’est pas non plus la leur et être influencées par une esthétique qui n’est pas non plus a priori la leur. Pour faire face à ce type de profil tout en tenant compte d’une relative similarité d’investissement à des événements extérieurs propres aux cycles des âges, Björn-Olav Dozo  est donc parti d’une découpe de décennies pour répartir les agents en classes d’âge pour ensuite, suivant les cas de figure, établir un correctif permettant de placer les agents dans une classe plus âgée ou plus jeune en fonction de leurs fréquentations.

Ces deux exemples, l’un d’approfondissement qualitatif du parcours d’animateurs de la vie littéraire, débusqués par une approche statistique, et l’autre d’une attribution au cas par cas d’une situation générationnelle préalablement définie arbitrairement et quantitativement  illustrent parfaitement la démarche et la volonté du chercheur. Le quantitatif, s’il est dans le cas présent le fruit d’un travail immense et rigoureux, est envisagé comme un outil qui n’apprend rien à celui qui n’est pas capable d’observer plus intensément les données fournies. Mais une fois qu’on parvient à sortir de la rigidité des chiffres, à les embrasser dans une réalité à la fois plus large et plus précise, ils permettent de révéler et de systématiser une réalité jusqu’alors parfois insoupçonnée. Tant pour l’étude du cas particulier qu’est le profil socio-littéraire de l’écrivain belge francophone de l’entre-deux guerres que pour l’apport méthodologique, l’ouvrage est en passe de devenir un véritable ouvrage de référence pour tout qui s’intéressera à un champ ou un sous-champ sociologique à un endroit et à une période donnés, qui dépasse de loin la seule problématique de la sociologie de la littérature.

(1) DOZO, Björn-Olav, Mesures de l’écrivain. Profil socio-littéraire et capital relationnel dans l’entre-deux-guerres en Belgique francophone, Presses Universitaires de Liège, Coll. Situations, 2011.


© Universit� de Li�ge - https://www.reflexions.uliege.be/cms/c_43964/fr/les-ecrivains-belges-de-l-entre-deux-guerres?printView=true - 28 mars 2024