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Les écrivains belges de l’entre-deux-guerres
30/05/2012

Simenon-au-bureauL’exhaustivité corrige des regards biaisés   

L’ouvrage propose un magnifique apport par son caractère tendant vers l’exhaustivité. Si des auteurs n’ont pas été pris en compte dans l’ouvrage, c’est principalement parce qu’il était impossible de récolter des informations biographiques à leur égard, et qu’ils n’étaient dès lors que peu représentatifs de la vie littéraire francophone belge de l’entre-deux guerres. À l’autre bout du spectre, certains écrivains, célèbres et prolifiques, infléchissaient largement les statistiques, notamment celles concernant la production d’œuvres. Simenon, par exemple, et les plus de deux cents ouvrages édités ou réédités lors de cette période, a requis une attention particulière : bouleversant à lui seul les chiffres de publication de l’entre-deux-guerres, il a été isolé afin d’examiner ceux-ci sans sa présence massive.

Du reste, Björn-Olav Dozo dresse un corpus de plus de 400 auteurs. « Ce large corpus m’a par exemple permis de mettre en lumière certaines dynamiques qui n’avaient pas encore été observées, se réjouit le chercheur. Par exemple, il y a un basculement esthétique très net à la fin de la première guerre, qui est accompagné par un basculement du profil social des écrivains étudiés. Il passe du juriste au petit bourgeois fonctionnaire ou enseignant. Cela avait déjà été observé. Mais ce que je pensais a priori, c’est que ces petits bourgeois avaient proliféré, que leur nombre avait augmenté. Et c’est légitime. Par exemple, en observant un sous-corpus tel que l’évolution des membres de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique(ARLLFB), on voit aisément que les juristes laissent peu à peu la place à ce nouveau profil et que les enseignants y sont de plus en plus nombreux. Sur base de cet échantillon, on peut dès lors conclure que les écrivains issus d’une classe sociale plus humble émergent littéralement lors de ce basculement historique. L’approche exhaustive a démontré qu’il n’en était rien. Dans la deuxième époque, la petite bourgeoisie devient dominante du fait de la chute des juristes, certes. Mais le nombre d’écrivains issus de cette classe n’augmente pas réellement. Ils étaient déjà bien présents lors de la première époque. C’est plutôt l’écroulement des juristes qui rend leur voix plus audible. »

Les statistiques et le quantitatif comme outils de dégrossissement de la réalité

L’étude quantitative reste le parent pauvre de la sociologie de la littérature. Usitée par les sociologues, elle rebute davantage les romanistes. Ils revendiquent en effet largement un manque de pertinence dû aux limites intrinsèques du quantitatif pour aborder des objets humains, « rétifs à une catégorisation trop absolue. Mais il me semble, nuance le chercheur, que faire l’effort de catégoriser et surtout de comprendre comment on catégorise, de s’interroger sur ces classes permet malgré tout de donner du sens à une réalité autrement peu intelligible. En d’autres termes, l’approche quantitative ne donne jamais une réponse définitive. Mais elle permet de systématiser certaines choses comme, dans le cas de mes recherches, la relation sociale entre les auteurs. Pour cela, et sans dénaturer la réalité, il a fallu trouver une forme de plus petit dénominateur commun dans la qualité de ces relations. J’ai choisi la coprésence en un lieu. Cette coprésence peut effectivement recouvrir un spectre de types de relations, de qualités des relations très variées, et je ne me prétends nullement donner le fin mot pour chacun. L’idée, c’est plutôt de se figurer qu’on peut constater cet ensemble de données et de dès lors se demander ce qu’on peut en dire sans entrer dans le qualitatif directement. » Cette approche, précédant une possible future étude qualitative, permet de porter un regard différent de celui admis habituellement en philosophie et lettres, un regard plus objectivant, sans pour autant entrer dans un scientisme, un positivisme exacerbé.

Si le quantitatif reste l’axe principal de construction théorique de l’ouvrage, le chercheur l’envisage constamment avec de profondes réserves et nuances, mettant en abîme son propre travail, ce reflet déformant qu’est l’œil du chercheur, et propose ainsi une véritable réflexion épistémologique sur sa recherche. Il est conscient des limites qu’implique une étude sérielle d’un objet humain, de la simplification et de l’approximation nécessaire à la catégorisation et à l’établissement de profils types. Il n’est donc nullement question de considérer le quantitatif comme un moyen sacro-saint et définitif de dévoiler une vérité absolue, mais il ne faut pas sous-estimer non plus son utilité. En d’autres termes, il faut garder à l’esprit qu’il s’agit d’un outil. En s’en servant comme il faut, on peut mettre en lumière certaines pratiques, certaines logiques, certains comportements entre lesquels il est possible de dresser une analogie et qui participent d’une certaine dynamique générale systématique.

« J’utilise donc les statistiques pour mettre en lumière certaines zones d’ombre. Un peu à la manière d’un télescope, d’un radar ou d’un microscope. Elles permettent de déceler l’existence de dynamiques autrement imperceptibles, de soulever et d’esquisser une première observation d’une réalité jusqu’alors invisible, qu’une étude qualitative peut par la suite approfondir. Mais le quantitatif comme le qualitatif demeurent des outils et ne sont pas des fins en soit. La fin demeure la compréhension et l’analyse de son objet. »

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