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AnthropoChildren, la petite nouvelle

24/05/2012

En février 2012, le numéro inaugural de la revue électronique AnthropoChildren, petite dernière du portail des publications scientifiques de l’université de Liège, était mis en ligne en Open Access. Biannuelle, la publication – qui défend une certaine approche de l’anthropologie de l’enfance – a été conçue comme un espace de réflexion, de débat dont l’accès volontairement gratuit est dédié au dialogue entre chercheurs, enseignants, étudiants et professionnels du monde entier sur des questions liées à l’enfance et aux enfants. Elodie Razy, chargée de cours en anthropologie à l’Institut des sciences humaines et sociales (Laboratoire d’Anthropologie Sociale et Culturelle, ULg) à l’initiative de la revue avec Charles-Edouard de Suremain, Chargé de recherche en anthropologie (UMR 208 PaLoc « Patrimoines Locaux », IRD-MNHN, France).

AnthropoChildren2Si l’enfant devient aujourd’hui, dans le champ de la recherche en anthropologie, le sujet d’attentions toujours plus grandes, il est déjà présent en tant qu’objet d’étude dès les débuts du développement de la discipline. Les anthropologues de renom Arnold Van Gennep, Franz Boas, Margaret Mead, Ruth Benedict, Bronislaw Malinowski, Marcel Griaule entre autres, sont les premiers à s’y intéresser. Leurs travaux abordent cependant la construction sociale et symbolique de l’enfance, ainsi que les rites de passage qui y sont associés, essentiellement à partir des discours tenus par les adultes sur les enfants. Et ne considèrent d’ailleurs pas l’enfant comme un véritable acteur social et culturel – traitement qui, à une certaine époque, était également réservé à la femme, pour des raisons similaires de domination masculine. L’enfant est ainsi assimilé à un adulte en devenir, une sorte de réceptacle passif dans lequel on dispose au fur et à mesure les éléments nécessaires à sa construction en tant que membre à part entière de la société. Il faut attendre les années 1990, et l’émergence des childhood studies, issues principalement de la sociologie, dans la foulée des études féministes, pour voir s’imposer un point de vue reconnaissant de fait aux enfants un rôle d’acteur, point de vue qui s’imposera en filigrane de nombreux travaux en sociologie et en anthropologie. « Ces recherches rompent avec la conception de l’enfant perçu comme un « adulte en devenir », elles s’inscrivent dans la reconnaissance de celui-ci, en tant que sujet actif et créateur, explique Elodie Razy, chargée de cours en  anthropologie et co-éditrice d’AnthropoChildren, une revue diffusée par l’ULg et dédiée à l’anthropologie de l’enfance. Il a fallu beaucoup de temps pour que l’on se rende compte que les enfants, outre le fait qu’ils se construisent socialement et culturellement, participent à la construction des adultes et de la société. Certes, les politiques portées par les adultes construisent les enfants. Mais le mouvement n’est pas à sens unique : les reconfigurations parentales – si l’on prend cet exemple – sont autant agies par les enfants que par les adultes et les législateurs concernés ».

Un « petit sujet »

Publier sur l’enfance et les enfants a par ailleurs, des décennies durant, été une entreprise relativement difficile pour les chercheurs. Ceux-ci se sont longtemps heurtés aux lieux communs qui collaient à la peau de l’enfant et de l’enfance, considérés à tort en anthropologie comme un « petit sujet », comme le disait Suzanne Lallemand, sans grand intérêt. En 2003, dans un article publié dans la revue Terrain, l’anthropologue américain Lawrence Hirschfeld se pose d’ailleurs la question suivante : « Pourquoi les anthropologues n’aiment-ils pas les enfants ? » « Parce que l’enfant est souvent associé à un être immature, incapable d’avoir des pensées propres, lance Elodie Razy. Un être dont la pensée est assimilée à une pensée prélogique comparable à celle des sauvages, et serait de ce fait digne d’un intérêt mineur. Le fond socio-culturel de notre société adulto-centrée et terreau de l’anthropologie n’est pas étranger à cette conception de l’enfant comme être immature qu’elle a contribué à forger. Aussi parce que les mondes de l’enfance, les mondes intérieurs, restent une énigme pour les adultes ; ils attirent mais effraient à la fois ».

Comment explique-t-on alors l’intérêt actuel grandissant à l’égard de ce petit être longtemps sous-estimé ? Pour Elodie Razy, cela serait d’abord intimement lié à l’histoire des sciences dont on déroule progressivement le fil : « On s’est intéressé aux hommes, ensuite aux femmes. Aujourd’hui, on s’intéresse aux enfants, aux animaux et aux choses. Puis ce sera certainement le tour du quatrième et du cinquième âge pour repousser les limites de la connaissance. Et de continuer avec d’autres hypothèses d’explication : il y a, par ailleurs, un côté « recherche des acteurs et des thématiques oubliées » à l’œuvre actuellement dans la recherche scientifique qui pourrait expliquer le phénomène – même s’il ne faut pas oublier que tout ce qui relève de la recherche est lié au politique, aux financements, etc ». Et enfin, de convoquer les travaux des historiens : « L’enfant occupe également une place prépondérante dans la société, il devient une denrée rare, et partant, un sujet de toutes les attentions en raison des évolutions socio-démographiques qui prennent progressivement leur essor au cours du XIXè siècle pour culminer à la fin du XXè siècle avec la problématique des droits de l’enfant et du droit à l’enfant. Toutes ces raisons imbriquées font que, progressivement, on s’intéresse massivement à l’enfant et à l’enfance, alors qu’auparavant on avait laissé cela à la psychologie, à la psychanalyse. Ce mouvement de résurgence de l’enfant et de l’enfance touche aussi d’autres disciplines comme l’histoire et l’archéologie. »

Bien que les études sur les « cultures enfantines » et le rôle social de l’enfant soient en plein essor, le champ anthropologique de l’enfance peine à se faire une place digne de ce nom. Il jouit d’une reconnaissance scientifique insuffisante pour se fédérer et avoir du poids tant dans l’arène scientifique que publique. Les questions liées à l’enfant sont en effet, surtout, le fait d’enseignements interdisciplinaires – en Belgique francophone, par exemple, seule l’Université de Liège dispose d’un enseignement spécifique en anthropologie de l’enfance, en l’occurrence en master, lequel a d’ailleurs été impulsé par Elodie Razy à son arrivée dans l’Institution, en 2008. « Par ailleurs, poursuit celle qui compte plus de quinze ans d’expérience dans ce champ spécifique, l’anthropologie de l’enfance n’est en réalité représentée que lors d’évènements pluri- et interdisciplinaires ; que l’on me comprenne bien, il ne s’agit pas ici de remettre en cause l’importance et l’intérêt de tels événements, mais force est de constater qu’il n’existe pas de manifestations dédiées à l’anthropologie de l’enfance alors même qu’il existe de nombreux anthropologues de l’enfance. On trouve bien des associations et des réseaux de part et d’autres mais leurs frontières restent assez floues. » Pas de lieu, non plus, spécifiquement dédié aux publications en anthropologie de l’enfance : les articles se voient inexorablement dispersés ça et là dans des revues généralistes ou interdisciplinaires.

Genèse, positionnement

L’idée d’une revue, « complémentaire aux revues généralistes et interdisciplinaires », qui comblerait cet espace visiblement inoccupé du paysage des publications scientifiques traînait dans un coin de la tête d’Elodie Razy, déjà bien avant son arrivée à l’ULg. enfants1Les années passent. Entre-temps, le projet fait son chemin. Il franchit un pas décisif lorsqu’en mars 2011, le LASC, Laboratoire de recherche en anthropologie sociale et culturelle, fondé à l’ULg en 2008, parvient à mettre sur pied un congrès international – coiffé de l’intitulé Pour une anthropologie de l’enfance et des enfants. De la diversité des terrains ethnographiques à la construction d’un champ – qui ambitionne de réunir des chercheurs autour de l’anthropologie de l’enfance afin de réfléchir sur l’existence conceptuelle de la discipline, ses contours, sur les particularités du terrain qu’elle explore.

De réfléchir sur l’enfant et l’enfance, aussi, évidemment : comment celui-ci est-il construit, comment se construit-il, quelle place occupe-t-il et comment sa voix peut-elle être entendue ? Plus d’une centaine de scientifiques répondent à l’appel du laboratoire. « Cela n’a fait que confirmer la nécessité, à laquelle je croyais depuis longtemps, de créer une revue qui puisse non seulement montrer la diversité et le volume des travaux réalisés en anthropologie de l’enfance mais encore prolonger la réflexion, notamment théorique, initiée par le congrès afin de nourrir les débats scientifiques, sociaux et politiques qui ont trait à l’enfance. » Et la lumière fut,  un peu moins d’un an plus tard, avec le premier numéro d’AnthropoChildren mis en ligne en février 2012.

AnthropoChildren3
Ce premier numéro, dont une bonne majorité des articles est issue des conférences inaugurales données par les chercheurs lors du congrès, est un numéro spécial. « Il sert à asseoir le champ de la revue et à marquer les contours de l’orientation qui a été prise », confirme Elodie Razy. A la lecture de l’introduction, on apprend ainsi que l’approche anthropologique défendue par les éditeurs – Elodie Razy et Charles-Edouard de Suremain, chargé de recherche en anthropologie (UMR 208 PaLoc « Patrimoines Locaux », IRD-MNHN, France) – et le comité éditorial – qui est composé d’une petite trentaine de scientifiques issus des quatre coins du globe – accorde une importance au travail de terrain de longue durée et à l’observation participante comme démarche scientifique et forme singulière de relation dans le processus de construction de l’objet. Et Elodie Razy, qui co-signe d’ailleurs l’introduction avec Charles-Edouard de Suremain et Véronique Pache Huber, de poursuivre : « un point important que nous défendons également est que l’anthropologie des enfants et de l’enfance, même si elle constitue un champ en elle-même, ne peut être isolée des autres domaines qui participent de l’anthropologie générale (parenté, religion, économie, politique, etc.) au risque de décontextualiser les matériaux produits et de ne pas saisir la réalité dans toute sa complexité. » Une position claire, originale, « qui ne fait pas nécessairement l’unanimité », glisse l’anthropologue, mais qui a l’ambition de rapprocher et de fédérer les différentes traditions académiques existantes de par le monde.

Accès gratuit

AnthropoChildren paraîtra deux fois par an, en français et/ou en anglais. Et son accès est entièrement, et volontairement, gratuit. Explications, là encore : « l’une des visée de la revue est de permettre un dialogue entre la recherche, l’enseignement et la cité au sens large (c’est-à-dire tous les professionnels qui travaillent sur l’enfance aussi bien dans les pays européens, anglophones que dans les pays dits du sud). Il y a, derrière cette initiative, une volonté de décloisonner le champ scientifique pour essayer de faire dialoguer des univers qui n’en ont pas forcément l’habitude. L’accès gratuit en ligne aux articles est la base fondamentale de ce dialogue à la fois « nord-sud » sur le plan scientifique, et « communauté scientifique-société civile » sur un plan plus large : la gratuité permet à toute une communauté scientifique défavorisée d’avoir accès à des contenus scientifiques ; même chose pour les institutions de la société civile, lesquelles ne s’abonnent que très rarement à ce genre de revues. »

Plus généralement, chaque numéro prendra la forme soit d’un special issue (10 articles tout au plus, sollicités sur la base d’un appel à contributions sur un sujet et/ou un thème spécifique), soit d’un varia issue (10 articles non sollicités, envoyés à la revue par des auteurs) et comportera invariablement deux rubriques : une rubrique « Débats et Controverses », où il s’agira pour l’auteur d’aborder de manière creusée des sujets d’actualité ou de société ayant trait à l’enfance, qu’ils soient relatifs à la sphère scientifique ou publique – dans le premier numéro par exemple, Élise Guillermet, anthropologue en poste au Maroc, se penche sur la figure de l’enfant martyr dans les révolutions arabes. « Cette rubrique permet à un auteur d’approfondir une question, une idée, une controverse et d’ouvrir le dialogue entre monde scientifique et cité » alors que la seconde rubrique, « Enseigner et Apprendre l’anthropologie de l’enfance et des enfants » met en valeur les richesses de l’anthropologie de l’enfance de par le monde, que ce soit par la diversité des lieux où on l’enseigne, la diversité des approches, et cherche à montrer in fine que l’anthropologie de l’enfance a bien sa place dans l’arène scientifique internationale et publique.

Cette richesse en termes de publications est d’ailleurs illustrée par le corps d’articles qui forme le numéro d’ouverture. Le contenu des articles est éloquent : Jeannett Martin aborde, ici, la tradition germanophone de l’anthropologie de l’enfance ; là-bas, Gladys Chicharro évoque l’anthropologie de l’enfance en Chine ; Andrea Szulc et Clarice Cohn, la jeune tradition sud-américaine. enfantsPlus loin, c’est David F. Lancy qui montre comment le champ s’est développé aux Etats-Unis. Deux anthropologues africanistes françaises, Doris Bonnet et Suzanne Lallemand, s’entretiennent sur les difficultés à faire émerger une anthropologie de l’enfance en France. « A travers ce numéro inaugural, nous voulions montrer que toute une série de travaux existaient déjà à travers le monde, que la création d’un lieu visant à les rassembler, les valoriser s’imposait. » Pour compléter le numéro, Régine Sirota propose, en contrepoint, un regard sociologique sur l’enfance. Alors qu’Alma Gottlieb, dans une posture plus réflexive, livre une réflexion tirée de son expérience personnelle sur le statut de l’anthropologue qui travaille sur le terrain avec des enfants lorsque celui-ci se double, ou non, du statut de mère. Une bibliographie, non-exhaustive, indicative des travaux de langue française clos ce premier numéro.

Le deuxième numéro – dont la date de mise en ligne n’est toujours pas déterminée – sera, quant à lui, traversé d’une thématique unique, nous a confié son éditrice : celle de l’enfant et de la religion. Une thématique présente dans l’anthropologie dès les débuts de la discipline mais « insuffisamment travaillée à une époque où les questions religieuses, notamment sur la scène publique et politique, prennent une importance parfois démesurée sinon très importante », poursuit-elle. Comment les enfants deviennent-ils des êtres religieux, comment développent-ils des croyances, des pratiques religieuses à la marge des mondes adultes ? Eléments de réponse au « prochain épisode ».


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