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La médiation scolaire

16/05/2012

Relevant avec d'autres que l'Ecole est aujourd'hui confrontée au « défi majeur du pluralisme normatif », en rupture avec l'institution scolaire d'antan fondée sur l'autorité du Maître de classe et la transmission verticale de la connaissance, O. Kuty, F. Schoenaers, Ch. Dubois et B. Dethier s'intéressent, dans une première étude exploratoire (1), à un nouveaux type d'acteurs du milieu scolaire: les « médiateurs ». Des professionnels emblématiques, selon les chercheurs, d'une « attitude culturelle nouvelle », celle de la médiation comme « nouveau mode de régulation des liens sociaux » et ciment du « vivre ensemble ».

COVER-Mediation-scolaireL'attrait majeur du présent ouvrage, que ses auteurs perçoivent avant tout comme un « rapport liminaire » sur l'état actuel de la médiation à l'école, réside surtout dans l'impressionnant corpus de témoignages rassemblés par Baptiste Dethier, doctorant FNRS au Centre de Recherche et d'Interventions Sociologiques (CRIS) de l'Université de Liège. Ses entretiens, longuement cités, donnent la parole à ces nouveaux acteurs pour mieux mettre en exergue leurs propres perceptions de la profession. Laquelle, encore en voie d'institutionnalisation, apparaît pour l'heure caractérisée par un éclatement de sens, de formes et d'origines.

La médiation scolaire, un concept récent

Parler de l'émergence, en Belgique, de la notion de « médiation scolaire » sans la lier explicitement à « l'ébranlement des repères ''transcendants'' transmis par la tradition » n'aurait guère de sens. Qu'est-ce à dire? Pour le sociologue Olgierd Kuty, professeur émérite à l'ULg, l'institution scolaire comme la société dans son ensemble étaient, jusqu'au tournant des années 1980, les lieux d'un relatif consensus autour d'un ensemble de « macro-valeurs », non négociables et comme livrées d'un seul bloc aux citoyens.

« On trouvait au rang de ces valeurs communes l'idée que non seulement notre société marchait vers le Progrès, mais qu'elle était dirigée par de grandes Professions (les prêtres, les juristes, les médecins, les scientifiques, etc.) dont le statut supérieur découlait de ce qu'elles traduisaient des valeurs transcendantes, comme la Raison ou la Révélation, et donnaient donc sens à la société. » Les membres de la société faisaient alors office, conclut le professeur Kuty, « d'exécutants valoriels, d'individus au service des valeurs ». En contexte scolaire, c'est la figure du Maître d'école qui, pendant longtemps, incarne ces valeurs échappant à l'action des hommes. Tantôt en imposant verticalement le Savoir, tantôt en appliquant la Sanction, sans qu'aucun puisse être jamais discuté. Les éléments hétérogènes n'intégrant pas ce schéma sont redirigés vers le marché de l'emploi.

Mais à partir des années 1980, nos sociétés entrent dans une époque marquée par l'avènement d'une « régulation négociatoire ». C'est l'ère de la négociation des valeurs et, plus spécifiquement encore, les micro-valeurs (2): « Notre époque a introduit une distinction entre, d'un côté, les grandes valeurs sociétales, (...) et d'autre part, les nouvelles micro-valeurs locales, définies par les acteurs ordinaires et non plus les seuls professionnels. Elles sont négociées au niveau local, dans une relation plus horizontale, et sont des valeurs ''opérationnelles'', des micro-valeurs produites par la pratique  » écrit Olgierd Kuty. « Elles sont définies dans le débat, dans la confrontation des principes. L'accent s'est déplacé sur les règles de délibération ».

A fortiori, l'Ecole suit le mouvement. Sur fond, notamment, de massification scolaire, d'évolution de la structure familiale et d'émergence d'une « culture adolescente », elle devient — et est encore — le lieu d'un pluralisme normatif, d'une cohabitation de différentes normes, creuset lui-même propice à l'émergence d'une culture de la médiation. « Qu'elles visent à résoudre les conflits (c'est-à-dire à restaurer les liens sociaux) ou à les prévenir (c'est-à-dire à préserver les liens sociaux), les pratiques de la médiation (...) tentent de prendre en considération la diversité (sociale, ethnique, culturelle, etc.) et la pluralité des ordres normatifs qui caractérisent nos sociétés » écrit, dans La médiation scolaire, Christophe Dubois, chargé de recherches à l'ULg. L'Ecole se métamorphose ainsi de telle sorte qu'elle fait désormais cohabiter, pour une part, un champ pédagogique et, d'autre part, un « champ social », un « milieu de vie » pluri-normé. Autrefois encastrées, la fonction pédagogique de l'Ecole d'une part, et les valeurs naguère partagées par les enseignants et les parents d'autre part (Olgierd Kuty parle de « micro-alliance stratégique mère-instituteur-curé »), sont désormais distinctes. Dans ce contexte, à la faveur de multiples facteurs très bien décrits par le professeur Kuty dans le présent ouvrage, les « générations Y et Z » (nées entre 1980 et aujourd'hui) forcent pour ainsi dire l'Ecole à se réinventer. En quête d'un projet de vie et d'un environnement propice au développement personnel, elles revendiqueraient aussi l'authenticité et la satisfaction immédiate, à rebours des vieux modèles scolaires plaçant l'accent sur l'effort et la gratification différée. Vivant souvent aussi le pluralisme normatif à la maison (dans un contexte de plus en plus prégnant de famille recomposée), et « en l'absence des anciennes grandes trajectoires collectives institutionnalisées (telles qu'elles étaient offertes à leurs parents), les jeunes doivent chacun se construire un projet de vie ». Mais se heurtent pourtant, ajoute le professeur Kuty, à un monde scolaire vécu au contraire comme un espace figé et marqué par la non-discussion: « Nombreux sont les jeunes qui, ayant grandi et grandissant à l'enseigne de multiples normes, regrettent la difficulté du dialogue au sein d'institutions scolaires ne sachant encore trop comment s'adapter à ce contexte socio-culturel encore neuf tout en continuant d'accorder de l'importance à l'expérience des anciennes générations de professeurs, et donc à la tradition ».

On l'a compris, c'est dans ce cadre complexe qu'intervient la médiation: pour, explique Baptiste Dethier, Mediation-scolaire« favoriser l'instauration de normes communes, négocier le ''vivre ensemble'' » entre des acteurs du monde scolaire désormais « en conflit » du fait de leurs référents normatifs. Ce sont les élèves et les enseignants bien sûr, mais aussi les parents — qui, alors que la Famille et l'Ecole entretenaient autrefois une relation de coopération, contestent aujourd'hui beaucoup plus l'Ecole, « prenant davantage parti pour leurs enfants ». C'est donc sous la houlette du médiateur scolaire, incarnant une « nouvelle possibilité », que seraient aujourd'hui redéfinis les liens sociaux. « Il est clair que l'Ecole ne peut plus fonctionner comme elle l'a fait pendant 50 ans » conclut Dethier.

Premiers constats

Mediation-scolaire2Qu'est-ce alors que la médiation scolaire dans le paysage belge francophone? Au coeur de cet ouvrage collectif-ci, l'enquête de Baptiste Dethier, fondée sur une batterie d'entretiens semi-directifs (c'est-à-dire des discussions encadrées par une grille d'entretien) avec quelque 27 porteurs du titre de médiateurs scolaires, permet d'en cerner les contours. Et de poser un premier constat: celui d'un éclatement considérable des services de médiation. Le plus important, le Service de Médiation Scolaire de la Communauté française, est ainsi bicéphale: une section bruxelloise (le SMSB) ainsi qu'une section wallonne (le SMSW). La première compte quelque 56 médiateurs « internes », c'est-à-dire attachés chacun à une quarantaine d'établissements en région bruxelloise, tandis que la seconde dénombre une trentaine de médiateurs « externes », répartis dans différentes zones géographiques de la région wallonne où ils n'interviennent qu'à la demande. Leurs missions ont essentiellement trait à la prévention de la violence et du décrochage scolaire. En région bruxelloise, on peut aussi compter sur les « services communaux de médiation » présents dans la quasi totalité des 19 communes du territoire. Ces services sont composés de médiateurs externes dont les missions sont également centrées sur la prévention et l'information. On ne poussera pas plus loin cette énumération, qui aurait également pu aborder les services diocésains ou encore ceux déployés par la ville.

Pour le sociologue Frédéric Schoenaers, dans un chapitre qu'il consacre à l'analyse des données empiriques de Baptiste Dethier, ce paysage institutionnel bigarré est marqué par un important polycentrisme. « La prise en charge de la médiation n'est assurément pas le fait d'un acteur unique (un ministre par exemple, ou encore une administration centrale de l'éducation et de l'enseignement) qui centraliserait son organisation et sa définition ''institutionnelle''. Au contraire, depuis son émergence dans le champ éducatif, plusieurs instances s'en sont emparé » écrit-il, soulignant leur manque de coordination.  Au-delà, la médiation scolaire est aussi polysémique (pluralité de sens) et polymorphe (pluralité de formes). « A écouter les professionnels de la médiation, on se rend compte qu'il n'existe pas de définition stabilisée et partagée unanimement par tous de ce qu'est ''la'' médiation scolaire ». Il existe certes un « consensus minimal » essentiellement fondé sur la neutralité et l'indépendance du médiateur. Cependant, « certaines controverses observées entre médiateurs mett[ent] par exemple aux prises une conception exclusivement réactive de ce que devrait être la définition de la médiation (réponse à un conflit interindividuel singulier) et une conception préventive (la médiation a pour but d'anticiper, par un travail de détection des problèmes, toute une série de situations conflictuelles) ». Le « polymorphisme » renvoie, lui, à une multiplicité des formes d'intervention des médiateurs scolaires. Baptiste Dethier l'explique en ces termes: « Chez certains, la médiation est envisagée de manière assez précise et même traditionnelle, en référence à des types de médiation (familiales, pénales) davantage institutionnalisées. Le médiateur est alors un tiers neutre, indépendant et dont le métier n'est pas d'apporter des solutions, mais d'aider les personnes à s'entendre. Chez d'autres en revanche, la médiation est perçue comme une activité plus largement dévouée à la création de lien social, à l'accompagnement des personnes sinon même au coaching, et non plus seulement à la gestion du conflit. D'autres enfin vont jusqu'à affirmer qu'ils ne font pas ou très peu de médiation, et que leur activité professionnelle pourrait, pour le coup, tout aussi bien porter un autre nom, sans qu'ils s'accordent sur une alternative ». En dernière analyse, le mode de diffusion de la médiation dans les établissements scolaires apparaît, conclut Frédéric Schoenaers, comme « relativement éclaté. Il y a éclatement des preneurs d'initiatives, éclatement des définitions et éclatement des pratiques professionnelles ».

Bilans et perspectives

La médiation comme dispositif ne jouit pas encore d'une légitimité acquise au sein des établissements. « La réception de la médiation est variable et ne va jamais sans heurts puisqu'elle remet en question des pratiques et des relations de pouvoir en principe asymétriques entre l'élève et l'enseignant. La remise en question, en particulier pour les adultes dont on attend qu'ils soient ceux qui inculquent, est toujours difficile. Pour un directeur d'école par exemple, c'est accepter dans son école une personne sur laquelle on n'a pas ou très peu d'emprise: on comprend que ça soit difficile, d'autant que, dans la pratique, les médiateurs viennent parfois reprendre le rôle que d'autres jouaient déjà. On constate en tout cas que la médiation contraint les acteurs du monde scolaire — parents, élèves, enseignants — à se repositionner les uns par rapport aux autres. Dans ce contexte, la relation de ces personnes avec les médiateurs prend du temps à se consolider » explique Baptiste Dethier. Et le professeur Kuty d'ajouter: « Le médiateur arrive sur un terrain où certains acteurs entendent préserver un fonctionnement qu'ils estiment légitime. D'autres, au contraire, sentent l'évolution. Sur quoi débouchera ce conflit? Espérons qu'il ira dans le sens d'un pluralisme normatif, à la faveur de nouvelles alliances entre acteurs du monde scolaire ». Le long chapitre de Baptiste Dethier fait toutefois ressortir, de la bouche des médiateurs qu'il a patiemment interrogés, que la médiation demeure au bout du compte relativement bien acceptée, en particulier des élèves, et répond à un besoin. « Elle viendrait en remède à une réelle souffrance dans les relations à l'école, que l'on pourrait résumer en disant que tant les élèves que leurs profs ne se sentent pas entendus et reconnus dans leurs rôles respectifs ». La médiation, apparemment en phase avec la société telle qu'elle se vit aujourd'hui, parviendrait à favoriser un climat relationnel au sein des écoles. « Un médecin me confiait un jour qu'il se voyait comme un consultant en ressources pour la trajectoire de vie de son patient, ajoute Olgierd Kuty. Ce qui était autre chose qu'un rôle d'inculcation de normes de conduite. C'était une attitude de mise à disposition de ressources, que le patient consommait toutefois en toute autonomie. Il y a de cela dans le rôle du médiateur scolaire aujourd'hui ».

Dans ses dernières pages, l'ouvrage de Kuty, Schoenaers, Dubois et Dethier, formulant une réflexion sur la diffusion prochaine de la médiation dans le monde scolaire, pose l'hypothèse d'une médiation « en phase de structuration et d'opérationnalisation », par-delà donc la polysémie, le polycentrisme et le polymorphisme qui la caractérisent actuellement. « Toute nouveauté organisationnelle commence généralement par un moment d'éclosion ''chaotique''. (...) Des acteurs connectés les uns aux autres s'emparent d'une idéeMediation-scolaire1 nouvelle, se l'approprient à leur manière et y donnent une consistance particulière sans nécessairement interagir entre eux. Ce n'est qu'ensuite qu'une phase de structuration de l'action voit le jour » écrit Frédéric Schoenaers. C'est à l'étude de cette phase de structuration et, donc, de légitimation de la médiation scolaire que Baptiste Dethier consacrera une partie de sa recherche doctorale, laquelle examinera « comment se concrétise la médiation dans les écoles » et posera, entre autres, la question de la médiation comme nouvelle dimension de la pratique professionnelle des enseignants.

(1) KUTY O., SCHOENAERS F., DUBOIS Ch., DETHIER B., La médiation scolaire. Un regard des acteurs sur leurs pratiques, Liège, Presses Universitaires de Liège, coll. Essai, 2012.
(2) KUTY Olgierd, La négociation des valeurs. Introduction à la sociologie, Bruxelles, Ed. De Boeck, coll. Ouvertures sociologiques, 2007 (1998).


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