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Le juge est une femme

2/3/17

Dans la magistrature, fonction de pouvoir historiquement réservée aux hommes, il faut attendre les années 1950 pour que les premières femmes accèdent aux fonctions de juge. Aujourd’hui, une femme dispose des mêmes droits qu’un homme pour devenir magistrate. Derrière cette égalité de façade, plusieurs disparités persistent cependant. Les femmes restent ainsi les grandes absentes de la hiérarchie et des postes de pouvoir. Chercheuse en criminologie à l’Université de Liège, Adeline Cornet a passé au crible les rapports sociaux de sexe à l’œuvre dans la magistrature belge.

COVER Femme magistrateAu cours de l’histoire, les femmes ont toujours travaillé et occupé des positions de pouvoir. Mais ce travail n’a pas toujours été reconnu, et les positions de pouvoir étaient obtenues, rarement par mérite, mais plus généralement par le sang. A la naissance de l’époque contemporaine, la Révolution française entérine juridiquement ces inégalités entre hommes et femmes :  le Code Napoléon interdit aux femmes de travailler et les relègue au statut de mineurs. Femme ou enfant, le statut est alors le même. Une femme ne peut ni travailler, ni toucher un salaire, pas plus qu’ouvrir un compte en banque sans l’accord de son mari.

Face à cette aliénation, les premières victoires des femmes sont marquées par l’ouverture des écoles pour filles, puis par l’accession à l’université, étapes indispensables en vue de leur émancipation. À la fin du XIXe siècle, leur diplôme en poche, ces universitaires se mobilisent pour pouvoir exercer le métier pour lequel elles ont été formées. 

Le combat vers la magistrature

Docteur en droit, Marie Popelin est l’une des pionnières belges de ce combat. A l’issue de ses études, en 1889, elle se présente tout naturellement à la Cour d’appel de Bruxelles pour prêter le serment d’avocat, comme n’importe quel avocat pouvait le faire. L’accès à la profession lui est alors refusé, non pas parce qu’une loi l’interdit mais parce qu’« Il n’est nul besoin d’énoncer dans la loi une interdiction qui est naturelle aux yeux de tous »(1). A cette époque encore, on attend en effet d’une femme qu’elle se consacre au ménage et à la maternité. 

Selon les pratiques en vigueur à l’époque, tout ce qui n’est pas explicitement interdit par la loi est permis. Marie Popelin organise sa défense sur cette base, en vain. Et il faudra plusieurs décénnies pour que les femmes puissent accéder au barreau. Quand cette victoire fut acquise en 1922, il est alors trop tard pour la pionnière, décédée en 1913.

Malgré l’avancée que représente l’accession des femmes au barreau, l’égalité homme-femme est loin d’être totale. Ainsi, une exception notoire est à souligner : les femmes ont l’interdiction de suppléer les juges, c’est-à-dire de siéger en lieu et place d’un magistrat empêché.  

Dans sa thèse de doctorat, Adeline Cornet, chercheuse en criminologie à l’Université de Liège, s’est intéressée aux rapports sociaux de sexe dans le domaine de la magistrature(2). Pour elle, « la grande peur des hommes n’est pas que les femmes accèdent au barreau mais bien qu’elles siègent dans la magistrature. Cette profession de prestige est une fonction de pouvoir, l’un des trois pouvoirs étatiques. C’est à ce niveau que se trouve le refus le plus féroce »

Après avoir obtenu le droit de plaider, les femmes mènent un autre grand combat : celui pour l’accession au droit de vote. « L’un des principaux obstacles pour accéder à la magistrature est l’incapacité politique, civile et civique des femmes. Pourquoi seraient-elles magistrates ? Elles ne sont même pas des citoyennes à part entière, ne peuvent pas être élues, ni électrices ». Ce long combat, aux débats empreints de misogynie, aboutit en 1948. Dans la foulée, les femmes accèdent à la magistrature. Il faut pourtant attendre les années 1980 pour constater une réelle présence des magistrates dans la profession.

Les magistrates, quels profils ?

Pour réaliser ses recherches, Adeline Cornet réalise des entretiens auprès de 49 magistrates francophones belges. Estimant que les sciences sociales ont tendance à tomber dans un courant quantitatif peu évocateur, la criminologue adopte une méthode qualitative et s’intéresse, non pas aux chiffres, mais à l’histoire et au vécu. Comme point de départ de sa recherche, elle ne formule aucune question. Tout au plus demande-t-elle aux magistrates rencontrées de raconter leur parcours, leur vie. L’important ? Les laisser parler, raconter qui elles sont. En croisant les différentes réalités sociales vécues par les magistrates, elle veut identifier des processus généraux.

L’analyse du profil des 49 magistrates permet de dégager certaines similitudes. 

La plupart de ces femmes comptent au moins un parent universitaire et appartiennent majoritairement à un milieu social élevé. L’homogamie sociale est également au rendez-vous : seules deux femmes sur les 49 sont en couple avec un non-universitaire. Très généralement, les maris des magistrates sont des ingénieurs, des médecins ou des juristes. Plus surprenant : bien que la magistrature représente l’un des postes les plus importants en Belgique, ces femmes n’occupent souvent pas l’emploi considéré comme « le plus important » de leur couple. La carrière des femmes tend donc à être sacrifiée au profit de celle du conjoint. 

Au vu de la pression qui pèse sur elles, les premières magistrates limitent leur envie de famille pour mener une carrière. « Les pionnières devaient être aussi bonnes mères, épouses, femmes que magistrates. Elles ont connu des carrières fulgurantes, sont arrivées aux plus hauts postes de la magistrature, et à côté de ça, leur mari ne levait pas un pouce à la maison, ni pour les enfants ni pour le ménage. C’est de leur salaire à elles que sortait l’argent pour les gardiennes et les femmes de ménage, qui venaient combler le manque. Ces pionnières ont dû se battre pour bosser, malgré les réticences de leur mari. » raconte Adeline Cornet.

A l’instar des pionnières, malgré leur carrière élevée, ce sont donc les magistrates qui restent majoritairement responsables de la gestion quotidienne de leur famille et de leur ménage. Six femmes sur 49 seulement estiment que leur mari est coopérant et que la répartition des tâches est égalitaire. Toutes s’accordent pour dire que sans les aides ménagères, elles n’auraient jamais réussi à faire carrière. 

Les grandes absentes de la hiérarchie

Malgré la persistance de certains stéréotypes et réactions misogynes ou sexistes, les femmes sont aujourd’hui numériquement aussi présentes que les hommes et ne rencontrent plus de freins formels pour accéder à la magistrature grâce au système de recrutement par examens. Pourtant, toutes les difficultés ne sont pas levées pour autant. Derrière cette égalité de façade, persistent certains déséquilibres. 

Si l’on croise le niveau de pouvoir dans la magistrature et les différences qui existent entre les différentes fonctions de la magistrature, il apparaît quatre grandes fonctions dont les femmes sont absentes : le Parquet général, le Parquet fédéral, la Cour de Cassation et le Parquet près la Cour de Cassation (trois femmes seulement au cours de l’histoire de la Belgique !). Les magistrates n’occupent donc pas les postes hiérarchiquement élevés ni les postes les plus visibles et les plus en contact avec le terrain c’est-à-dire les postes de chefs de corps et du parquet, en lien direct avec la police et les délinquants. Bien que présentes dans toutes les fonctions de la magistrature, elles restent également plus nombreuses dans les matières en lien avec le droit de lajeunesse et le droit du travail

Un plafond de verre

Cette absence des femmes aux postes les plus élevés de la hiérarchie ne peut pas s’expliquer par une nécessité de « laisser faire le temps ». Septante années se sont écoulées depuis leur accession à la magistrature. 

Effet de la pression démographique, le nombre global de magistrats augmente d’années en années ; le nombre d’homme diminue et des femmes compensent ces départs, tout en prenant également les nouveaux postes. Pourtant, dans les quatre postes cités ci-dessus, le nombre d’hommes augmente malgré tout. 

Cette situation, Adeline Cornet l’explique par la présence d’un plafond de verre : « Ce plafond trouve son origine dans des obstacles et freins variés, souvent cumulatifs, liés à la fois à la sphère privée et à la sphère professionnelle. Prenons pour exemple la moindre disponibilité professionnelle des femmes et leur moindre présence dans les réseaux relationnels, liées à leurs responsabilités familiales, elles-mêmes nées d’une dissymétrie sexuée au niveau de leur couple et non considérée dans le milieu professionnel. »  

De leur côté, peu de magistrates semblent conscientes de ces disparités. Nombre d’entre elles attribuent leur réussite professionnelle au hasard et à la chance, bien plus qu’à leurs compétences et à leur travail. Leurs discours témoignent d’une forme de fatalisme, héritage de leur éducation et de l’écosystème dans lequel elles ont grandi. Le phénomène n’est d’ailleurs pas propre à la magistrature. Université, haut management, entreprenariat… sont autant de milieux dans lesquels on observe des comportements similaires.

Leur pouvoir ? Une marge d’interprétation

Femmes d’autorité par profession, les magistrates font pourtant preuve d’une relation distanciée par rapport au pouvoir. « N’importe quelle personne qui imagine un juge l’assimile à une fonction de pouvoir. Pourtant, les magistrates ne considèrent pas qu’elles exercent un pouvoir, mais simplement qu’elles font leur boulot » explique Adeline Cornet. Pour les magistrates, le mot “pouvoir” peut sembler vulgaire et désigner quelque chose d’arbitraire. Tout au plus admettent-elles avoir une marge d’interprétation »

En réalité, les magistrates inscrivent le pouvoir dont elles bénéficient dans leur profession comme étant un instrument de leur fonction, dont la fin est de rendre la justice. C’est seulement dans ce cadre - au service d’une mission de l’Etat, et dans le respect strict des règles et lois – qu’elles admettent disposer peut-être d’une marge d’interprétation. L’analyse de leur discours révèlent qu’elles en usent suivant deux tendances : soit pour venir en aide à un justiciable, soit pour réparer un dommage à la société en punissant un délinquant. Ces deux postures rencontrent les deux rôles de la justice : rappeler les lois et normes en vigueur dans une société et punir les contrevenants. 

Pour Adeline Cornet, il n’est pas étonnant que les femmes se positionnent de cette manière face au pouvoir, attribut typiquement et historiquement masculin. L’homme représente la force physique mais aussi la force symbolique. « On a toujours parlé de l’instituteur du village, le juge du village, le notaire du village… Les femmes ne sont pas éduquées à être légitimes dans les positions de pouvoir. De ce fait elles sont donc mal à l’aise à l’idée d’avoir du pouvoir gratuit. Par contre, utiliser le pouvoir au profit d’une communauté leur apparait légitime ».

Entre conformisme et influence sur le droit

La profession de magistrat a durant des siècles été exercée uniquement par des hommes. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, l’arrivée des femmes n’engendre pas une révolution des habitudes en vigueur. En accédant à la magistrature, les femmes s’adaptent et se conforment à la culture professionnelle existante : « rythme de travail important, investissements paraprofessionnels notables, mise à distance des questions familiales dans le milieu professionnel, limitation dans le nombre d’enfants pour des raisons professionnelles… sont autant de comportements assimilés puis retransmis par les femmes, qui se font elles-mêmes les vecteurs de leur propre domination. » De nombreuses magistrates déclarent ainsi craindre une trop forte féminisation de la magistrature, qui dévaloriserait la profession.

Si la culture professionnelle ne change pas, une marque féminine s’inscrit parfois dans le droit. Les femmes apportent à la magistrature une réalité distincte de celle des hommes, réalité issue de leur socialisation différenciée. La dissymétrie sexuée dans les familles, issue des socialisations différentiées entre hommes et femmes, entraine généralement une plus grande expérience et une meilleure connaissance des femmes de la vie familiale et des enfants. Cette réalité entre dans leurs appréciations et leurs réflexions, jusqu’à impacter la jurisprudence, mais aussi la législation.

« En 1948, on peut légitimement penser qu’aucun magistrat alors en fonction n’a jamais changé les couches d’un enfant. Les premières magistrates arrivent avec cette expérience différente de la vie ménagère. Or, un magistrat ne juge pas seulement avec ses connaissances mais aussi avec ses expériences, ses connaissances de vie, ses doutes, ses frustrations…  Beaucoup de juges féminines défendent, par exemple, la garde alternée, même contre l’avis des mamans. Plus au fait de cette réalité et de ce que demande une présence à des enfants, elles savent que les mamans ont besoin d’une semaine pour elles en tant que femmes et pour reconstruire leur vie après une séparation » argumente Adeline Cornet.

Quand une femme dirige…

De tout temps, la justice a été rendue par des hommes sans que cela ne pose problème. Depuis que les femmes rendent également la justice, certains voient négativement une trop grande représentation féminine dans un tribunal. « Mettons-nous dans la position d’un Monsieur accusé de faits de mœurs. Il arrive avec son avocat homme, face à une plaignante et son avocate, se retrouve devant un juge femme, un procureur femme, une greffière et deux policières. Si on a un peu d’empathie, on imagine que cela ne sera pas simple pour lui de justifier ses actes. Mais remontons 50 ans en arrière, quand cette femme violée arrivait avec son avocate devant un auteur homme, son avocat homme, un juge homme, un procureur homme, deux policiers et un greffier. Jamais personne ne s’est offusqué des réflexions misogynes, telles que “Madame, vous devriez mettre une jupe plus longue”. C’est exactement le même problème », analyse Adeline Cornet.

Certains justiciables conçoivent difficilement que le pouvoir soit aux mains d’une femme et refusent d’être jugés par une magistrate. D’autres juges voient leur impartialité remise en question à cause du fait d’être une femme. Si ce genre de recours échoue toujours, il démontre une remise en cause de l’autorité du juge quand celle-ci est exercée par une femme. D’autant que les réactions misogynes ou sexistes ne sont pas seulement le fait des justiciables mais émanent parfois de collègues magistrats ou avocats. En dépit d’une égalité apparente, ces exemples témoignent donc de la difficulté pour une femme de se faire respecter dans une position de pouvoir, historiquement associée aux hommes. 

Pour une justice plus féminine ?

Bien qu’elle s’offusque des grandes disparités qui existent dans la magistrature, Adeline Cornet ne défend pas pour autant une représentation égalitaire à tout prix dans la justice : «Je suis pour que les personnes compétentes soient aux bonnes places et pour que la société soit jugée par des personnes qui la reflètent. Dans les rangs de la magistrature, je reste choquée de l’absence de personnes issues de l’immigration ou de culture autre que judéo-chrétienne. À ce même titre, je serais choquée qu’il y ait trop de femmes ou même que la magistrature soit entièrement féminine. Femme magistrateLa pluralité apporte toutes les sommes de réalités différentes qui permettent à une justice d’être proche de ceux pour qui elle travaille. La magistrature ne doit cependant pas refléter totalement la société, sous peine de recourir à des quotas. L’important, c’est que les juges puissent juger en toute impartialité et en toute indépendance, avec des compétences acquises et avec leur identité. Dans ce cadre, plus les personnalités sont différentes, plus la justice sera riche. Ouvrons la porte à des personnes compétentes mais différentes ! »

(1) Magali Raes, "Les femmes dans la magistrature belge : la loi et les faits," in Les femmes et le droit. Constructions idéologiques et pratiques sociales, ed. Anne Devillé and Olivier Paye (Bruxelles: Presses des Facultés Universitaires Saint-Louis, 1999), 187.

(2) Adeline Cornet, 2016, « Le vécu des femmes magistrates en Belgique francophones. Analyse d’une profession sous l’angle des rapports sociaux de sexe », Anthemis, Limal 


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