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Les mutations du droit familial

27/03/2017

Bébés-papiers, gestation par autrui, divorces internationaux… Le droit familial s’adapte tant bien que mal aux évolutions sociétales. Les dynamiques des Europe de Bruxelles et de Strasbourg se heurtent à celles d’Etats soucieux de préserver leur souveraineté dans ce domaine. Un ouvrage (1) publié aux éditions Bruylant aide à s’y retrouver dans la cacophonie de traités, lois et jurisprudence générée par ces évolutions.   

Droit-Familial-WauteletLes praticiens du droit familial s’arrachent parfois les cheveux face au nombre de règlements et au développement de la jurisprudence qui les concernent. Les évolutions des « deux Europe » dans le domaine du droit familial, celle de Bruxelles (l’Union européenne) et celle de Strasbourg (le Conseil de l’Europe, via la Cour européenne des droits de l’homme), sont importantes ces dernières années, mais elles remettent en cause l’acquis des Etats désireux de garder le contrôle dans ce domaine sensible.

Le divorce est la matière du droit familial international dans laquelle les règlements européens sont intervenus le plus tôt. Les législations de chaque Etat membre continuent de définir quelles sont les modalités de divorce (délais, éléments de preuves éventuels à apporter…) mais les institutions européennes ont établi un droit de la coordination pour déterminer des questions très pratiques, comme l’endroit où l’on peut divorcer et le droit qui s’applique lorsque le couple est composé de personnes issues de deux Etats différents. Le Règlement Bruxelles II bis et le Règlement Rome III sont les éléments clés de ce droit de la coordination.

Le « divorce Eurostar »

L’une des caractéristiques de ce type de droit européen est de donner beaucoup de liberté aux personnes. Des Italiens qui habitent en Belgique pourront ainsi choisir de divorcer en Belgique ou en Italie, selon la loi belge ou italienne. L’Italie et la Belgique devront respecter ce choix et la décision du tribunal. Ces libertés suscitent parfois des stratégies de la part d’un des époux afin de tirer un maximum d’avantages du divorce. Patrick Wautelet, professeur à l’Université de Liège et co-directeur de l’ouvrage : « On constate par exemple la pratique du « divorce Eurostar » : dans un couple où il existe des inégalités de revenus et de patrimoine entre les époux, il est très avantageux pour l’époux moins nanti de divorcer en Angleterre parce qu’un juge anglais part du principe que l’on divise tout en deux. C’est différent dans un pays comme la Belgique, où le juge regarde d’abord à quel époux appartient par exemple la maison. En général, elle lui reviendra. »

Le règlement européen Bruxelles II bis clarifie les compétences en matière de responsabilité parentale lors d’un divorce dans l’Union européenne. Le juge compétent est celui de l’Etat dans lequel se trouve la résidence habituelle de l’enfant. « On évite ainsi de longues batailles juridiques pour savoir par exemple si c’est un juge français ou allemand qui va se prononcer sur la garde des enfants d’un couple franco-allemand en train de divorcer, poursuit Patrick Wautelet. Avant ce règlement Bruxelles II bis, il arrivait fréquemment que lors d’une séparation, l’un des époux reparte dans son pays et y entame une procédure pour demander la garde des enfants, l’autre époux faisant de même dans le pays dont il a la nationalité. En l’absence de droit international privé européen, les deux Etats étaient libres de faire ce qu’ils voulaient, ce qui donnait lieu à des batailles homériques où les seuls gagnants étaient les avocats ».

Une solution plus rapide en cas de rapt parental  

Une contribution de Silvia Pfeiff, avocate au barreau de Bruxelles et maître de conférences à l’ULB, fait le point sur les mécanismes juridiques mis en œuvre en cas d’enlèvement international d’enfant dans l’Union européenne. La Convention de La Haye sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants est le premier texte qui s’applique. Il lie plus de 80 Etats dans le monde. L’Union européenne, par son règlement Bruxelles II bis, a ensuite amélioré son fonctionnement. Patrick Wautelet : « En cas d’enlèvement, quand un parent décide d’emmener un ou des enfants avec lui sans avoir consulté l’autre parent, le principe de base de la Convention de La Haye est que l’enfant revienne dans l’Etat où il se trouvait, et la juridiction de cet Etat décide alors comment les choses vont se dérouler. Dans le cas contraire, on donnerait une prime au parent qui a enlevé l’enfant car l’autre serait devant le fait accompli : non seulement il n’a plus ses enfants, mais en plus il doit aller devant le juge d’un autre pays pour essayer d’en obtenir la garde ».

Dans sa collaboration à l’ouvrage, Sylvie Sarolea (UCL) analyse le recours croissant à la notion d’intérêt supérieur de l’enfant dans les affaires de droit international privé traitées par la Cour européenne des droits de l’homme. L’intérêt supérieur de l’enfant est le concept phare de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant adoptée en 1989, mais son contenu n’a jamais été déterminé avec grande clarté. Son utilisation dans les pratiques judicaires internationales et nationales des dernières années a toutefois permis de dégager certaines lignes directrices. L’auteure analyse notamment les cas où la Cour européenne des droits de l’homme semble accepter que l’intérêt supérieur de l’enfant peut parfois être contradictoire avec un retour immédiat de l’enfant lors d’un rapt parental: voici une dizaine d’années, elle a rendu plusieurs arrêts qui semblaient donner raison au parent enleveur lorsqu’il n’était convoqué que tardivement devant la justice et arguait qu’après de nombreux mois passés dans leur « nouveau » pays, un retour des enfants vers celui de l’autre parent serait un déchirement contraire au droit à la vie familiale garanti par la Convention européenne des droits de l’homme. « Petit à petit, la Cour européenne a affiné sa jurisprudence pour être en concordance avec la Convention de La Haye et le règlement Bruxelles II bis, souligne Patrick Wautelet. Elle demande que le juge à qui on demande le retour de l’enfant statue le plus vite possible, pour éviter que ce retour soit vécu comme un deuxième enlèvement ».

Quand le juge belge applique les droits étrangers

Patrick Wautelet consacre un chapitre de l’ouvrage à la question épineuse de la filiation internationale. « Dans ce domaine, l’essentiel du contentieux de base porte sur les reconnaissances. Cas typique : une mère donne naissance à un enfant et est mariée à un homme qui n’est pas le père et un autre homme souhaite reconnaître cet enfant comme le sien. Ce n’est déjà pas facile dans une situation entre Belges, ça l’est encore moins quand la mère, son mari et le père biologique ont des nationalités différentes. Le principe en droit belge est qu’on applique la loi nationale de celui dont on se demande s’il est le parent, mais les droits nationaux peuvent être très différents dans cette matière, par exemple en ce qui concerne le délai permis pour contester un lien de filiation, ou dans ce qui est exigé pour attribuer la filiation. Dans certains droits nationaux, c’est le lien génétique qui compte, dans d’autres, c’est la volonté du père. Cela peut générer des situations compliquées. Il se peut aussi que le lien de filiation ne soit plus contestable en Belgique mais le soit encore dans un autre pays !».

Les juges confrontés à ce genre d’affaires doivent donc prendre connaissance de droits parfois très différents du droit belge. « Il m’est arrivé d’être consulté par des juges me demandant de les renseigner sur ce que dit le droit du Kirghizstan en ce qui concerne la reconnaissance d’un enfant, note Patrick Wautelet. En tant qu’universitaires, nous pouvons aider les praticiens à trouver des informations relativement fiables, mais ça pose parfois de sérieuses difficultés. Il est important que le droit de la nationalité de la personne s’applique dans le domaine de la filiation, du mariage et de l’attribution du nom, qui constituent le coeur de l’identité personnelle. On respecte ainsi l’idée qu’il n’y a pas une seule nationalité qui doit l’emporter sur l’autre en cette matière qui touche au cœur des relations familiales ». 

Européaniser davantage les questions de filiation ?

Patrick Wautelet souligne que de tous les thèmes abordés dans l’ouvrage, celui de la filiation est le moins européanisé, celui où les Etats ont le plus de contrôle et donc potentiellement, celui où il existe le plus de différences et de risques de décisions contradictoires. Faudrait-il évoluer vers davantage de droit européen dans ce domaine ? « On pourrait essayer de deux façons, répond le professeur. Soit comme on l’a fait pour le divorce, les Etats membres se mettent d’accord pour une solution imposée d’en haut, ce qui suscitera beaucoup de résistances. Soit en faisant en sorte que les Etats alignent progressivement leurs pratiques, une manière plus douce d’harmonisation qui est peut-être préférable vu les sensibilités très différentes. Dès que vous abordez la filiation en Europe aujourd’hui, on vous parle de la gestation par autrui, où les antagonismes sont énormes ».

La gestation pour autrui divise fortement les Etats. Rares sont ceux qui ont adopté un cadre légal la permettant (comme l’Ukraine, la Russie, la Grèce ou la Californie), certains l’interdisent et la punissent (comme la France), d’autres comme la Belgique ne l’interdisent pas spécifiquement mais n’ont rien prévu pour l’organiser sur le plan légal. Cette cacophonie engendre des abus. Patrick Wautelet : « Depuis 10 ans, on constate clairement un développement du tourisme de la gestation pour autrui : des couples qui ne peuvent avoir un enfant se déplacent vers les pays où la gestation pour autrui est permise, ce qui donne lieu à des situations horribles d’achat. En Inde, dans des cliniques spécialisées, le montant payé par un couple français ou belge équivaut à plusieurs années de salaire moyen d’une travailleuse indienne. La démarche part souvent d’un désir légitime d’enfant, mais elle donne lieu à des trafics ».

Une Cour européenne contraint la France à reconnaître des parents

Une grosse difficulté se pose aussi lorsque les parents désirent revenir chez eux avec l’enfant. « En Inde et en Ukraine, le nom des parents commanditaires figure sur l’acte de naissance, le nom de la mère biologique est effacé de l’acte de naissance, seul celui des parents d’intention y figurent, explique Patrick Wautelet. Nous avons connu le cas tragique d’un enfant qui a dû rester plus d’un an dans un orphelinat en Ukraine : les parents belges devaient revenir travailler en Belgique, ils ont dû entamer des procédures urgentes en Belgique pour que l’enfant puisse avoir un laisser-passer sans que la filiation ne soit reconnue par nos autorités, faute de cadre légal (il a pu être reconnu lorsqu’il s’est trouvé en Belgique). Si la Belgique est embarrassée, la France s’opposait elle à toute reconnaissance de filiation dans ce genre de cas, mais la Cour européenne des droits de l’homme l’a obligée à revoir sa position. La Cour respecte le droit souverain de la France à s’opposer à la gestation par autrui, mais elle l’a contrainte à reconnaître aux enfants le droit d’avoir des parents, ceux qui les élevaient. Cette notion est utilisée aujourd’hui en Europe pour affirmer qu’on ne peut plus s’opposer à ce que des parents soient reconnus comme tels ».

Une réflexion est en cours en Belgique sur la possibilité de légiférer dans ce domaine, mais les partis politiques demeurent divisés. Le gouvernement belge semble par contre pressé d’adopter une loi dans le cas des « bébés-papiers », le phénomène de reconnaissance de paternité frauduleuse en vue d’obtenir un titre de séjour légal. C’est le cas par exemple si un homme en séjour irrégulier reconnaît un enfant belge, ou si une femme enceinte vivant en Belgique sans titre de séjour fait reconnaître son enfant par un Belge pour obtenir des papiers.

« C’est une question qui fait régulièrement l’actualité mais on n’a pas de vue objective sur la réalité de ces cas, souligne Patrick Wautelet. Comme ils sont sous-terrains, personne ne sait s’il s’agit de quelques dizaines ou milliers de cas par an. Le monde politique s’est emparé du sujet. Si la législation belge en préparation depuis 18 mois est adoptée, il y a un risque que tout reconnaissance d’enfant de la part de personnes en séjour illégal ne soit considérée comme suspecte, alors que toutes ne sont pas des reconnaissances de complaisance. La législation va autoriser l’officier de l’état civil à « trier », ce sera à la personne en séjour illégal de démontrer qu’il veut vraiment éduquer l’enfant, que la filiation n’a pas pour but d’obtenir des papiers. A terme, on peut se demander si on ne risque pas d’évoluer vers un droit de la famille à deux vitesses : un régime normal pour « les Blancs » et un droit de la famille pour les personnes en situation précaire, avec des droits différents ».

Wautelet Mutation Droit familial

 Le droit des relations familiales internationales à la croisée des chemins ». Actes du XIVe colloque de l'Association "Famille & Droit". Sous la direction de Laurent Barnich, Arnaud Nuyts, Silvia Pfeiff et Patrick Wautelet. Bruylant, 2016.


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