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Un poumon vert à revitaliser

14/05/2012

L’élaboration d’un véritable tableau de bord spatio-temporel du massif forestier du Sart Tilman est en cours. Objectif : renforcer le potentiel écologique du site universitaire et lui faire jouer, via une gestion appropriée, un rôle multifonctionnel susceptible d’être étudié de près par de nombreux étudiants. Demain ou après demain, le domaine pourrait (un peu) changer d’aspect. Mais il sera (beaucoup) plus fort pour affronter les menaces qui planent sur la forêt. Et pour continuer à jouer son rôle de poumon vert de la Cité ardente.

microhabitatPeu d’universités, en Europe, peuvent se targuer d’occuper un espace vert de près de 750 hectares niché à proximité immédiate d’une ville de la taille de Liège. Il y a un demi-siècle, en s’installant sur les hauteurs de la Cité ardente, les autorités de l’ULg avaient déjà pour ambition de contribuer à créer un vaste poumon vert, contrastant avec le fourmillement industriel de la vallée mosane et limitant de facto le grignotage immobilier de la ville en pleine expansion. Aujourd’hui, bien que fréquenté quotidiennement par une population estimée à 20.000 personnes, le site peut s’appréhender comme une véritable forêt périurbaine, lieu de promenade et de détente (et de travail…) pour l’ensemble du personnel concerné de près ou de loin par la vie universitaire.

Mais voilà : une forêt, sous nos latitudes, cela se gère. « Si l’on veut que ce massif soit encore présent dans cinquante ans et continue à jouer pleinement ses diverses fonctions, il faut y intervenir, estime Jacques Rondeux, Professeur ordinaire émérite et chargé par les autorités académiques, il y a deux ans, de réfléchir à une gestion durable de la partie boisée du domaine du Sart Tilman, soit un peu plus de 500 hectares.  A part les travaux d’entretien et de sécurisation (chutes d’arbres, dégâts de tempêtes, taille de haies, etc.), aucune intervention véritablement sylvicole n’y a jamais eu lieu depuis un demi siècle. Beaucoup d’arbres sont en état de sénescence avancée. La configuration actuelle de ce massif – le taillis sous futaie – est en train de disparaître petit à petit. En intervenant d’une façon parcimonieuse et prudente, on pourrait rajeunir cette forêt et la faire évoluer vers une futaie jardinée irrégulière, plus riche en termes de biodiversité végétale et même animale… »

205 hectares sous surveillance

Intervenir, certes. Mais où et comment ? Avec quelle méthodologie? Pour répondre à ces questions, Jacques Rondeux et ses collaborateurs (1) issus de l’Unité de Gestion des Ressources forestières et des Milieux naturels qu’il a animée pendant près de trente ans à Gembloux Agro-Bio Tech se sont attachés, dans un premier temps, à étudier 205 hectares boisés jugés potentiellement intéressants pour l’exploitation de la biomasse ligneuse (le bois), notamment pour la valorisation énergétique. Cette superficie résulte de l’élimination volontaire de toutes les zones réputées non-exploitables, soit parce qu’elles sont occupées par des activités socio-récréatives, soit parce qu’elles sont destinées à la conservation de la biodiversité – le site compte en effet diverses réserves naturelles, de même qu’un arboretum et un jardin botanique. Ces 205 hectares ont fait l’objet d’un inventaire dendrométrique, enrichi de données sylvicoles et écologiques s’appuyant sur un échantillonnage systématique. Des « placettes » (c’est-à-dire des unités d’échantillonnage) de 3 ares et de 10 mètres de rayon ont été installées sur 107 points de sondage répartis dans deux configurations en mailles de 200 mètres x 200 mètres. Chacun de ces points de sondage (un tous les deux hectares) a été marqué d’une façon bien visible par un piquet métallique afin de pouvoir être réutilisé régulièrement à l’avenir. Dans chacune des placettes, tous les arbres sur pied ont été identifiés et ont fait l’objet de mesures de hauteurs et de grosseurs. D’autres paramètres ont également été pris en compte: essence, type de peuplement, régénération, état sanitaire, qualité visuelle (aptitude au bois de chauffage, bois d’œuvre, etc.), etc. Le bois mort a également été inventorié et son état de décomposition, jugé selon une série de critères scientifiques.

placette« C’est la toute première fois en cinquante ans qu’un inventaire multi-ressources est réalisé au Sart Tilman, déclare Jacques Rondeux.  Et, qui plus est, sur des bases scientifiques éprouvées. Jusqu’ici, on ignorait totalement l’accroissement annuel du matériel ligneux. Cette lacune pourra dorénavant être comblée, à la condition d’opérer de nouveaux mesurages à une périodicité de quelques années et, bien entendu, aux mêmes endroits ». Avec quels résultats, à ce stade ? La répartition des essences est, grosso modo, de deux tiers d’essences feuillues (au premier rang desquelles le chêne, puis le hêtre, le bouleau, etc.) et d’un tiers de résineux. Le volume de bois vivant sur pied est d’environ 390 mètres-cubes par hectare, soit une valeur très élevée par rapport à ce qu’on rencontre en Condroz liégeois duquel relève le domaine (mais  une valeur logique vu l’absence de traitement sylvicole préalable). L’arbre moyen, sur ces 205 hectares, présente une circonférence de 79 centimètres à 1,5 mètre de hauteur et un volume d’un demi mètre-cube.  L’inventaire a également permis d’évaluer le rôle de puits de carbone joué par le domaine du Sart Tilman. Les 205 hectares étudiés « stockent » environ 32.000 tonnes de carbone dans la biomasse vivante. Si l’on y ajoute le carbone stocké dans le bois mort et dans la litière, on arrive à une valeur oscillant entre 52.000 et 66.500 tonnes selon que la profondeur du sol retenue soit de 20 ou 100 centimètres. « Ces données sont, ici aussi, 1,5 à 2 fois supérieures à celles que l’on trouve dans la littérature à propos du Condroz liégeois. Cela s’explique par la grande quantité de matériel sur pied et la forte présence de bois mort. Si on les extrapole à l’ensemble du Sart Tilman, on arrive à une valeur située entre 80.000 et 90.000 tonnes de carbone stockées dans les arbres vivants et à une valeur oscillant entre 128.000 et 164.000 tonnes en incluant la litière, le bois mort et le sol».

Pas de coupe à blanc !

Le  volume de 390 mètres-cubes de bois vivant par hectare peut évidemment faire l’objet de prélèvements sous la forme de coupes d’éclaircie et de régénération. Mais pas n’importe comment !  « Il est hors de question de pratiquer la moindre coupe à blanc, ni d’intervenir avec des engins lourds dans un tel site, ni de tracer des pistes de débardage comme on en voit dans d’autres forêts, précise l’ancien responsable de l’Unité de Gestion des Ressources forestières et des Milieux naturels. La seule sylviculture admissible au Sart Tilman est une sylviculture douce, « proche de la nature ». On imagine d’ailleurs mal une université comme l’ULg, qui vient de s’enrichir d’une faculté agronomique et qui est dotée de la plus vieille école forestière du pays, ne pas être une référence en la matière. L’abattage, précis et ciblé, ne pourrait se faire que d’une façon manuelle (NDLR : à la tronçonneuse), seules certaines zones à résineux pouvant éventuellement être traitées par des engins mécaniques ».

Comment valoriser cette biomasse ? Le scénario envisagé est celui d’une exploitation tournante se limitant volontairement à une zone de quelque 20 hectares par an maximum. Cela signifierait que chaque zone ne serait « visitée » au maximum qu’une fois tous les douze ans de manière à permettre à la forêt de se régénérer et donc, aussi, de rajeunir. La  quantité de bois vivant récolté oscillerait alors entre 535 et 1850 stères annuels, selon qu’on retienne une exploitation de 2 ou de 7 mètres-cubes par hectare et par an.  Pourquoi ces deux chiffres ? Tout simplement parce qu’ils représentent - le premier étant volontairement prudentissime - l’accroissement naturel de la végétation ligneuse, c’est-à-dire le volume de bois supplémentaire produit du fait de la croissance des arbres. Broyé en bordure des parcelles ou à proximité d’un lieu de stockage, le bois prélevé pourrait être transformé en plaquettes (des morceaux de bois de quelques centimètres de longueur) qui, une fois séchées, pourraient alimenter une chaudière à biomasse : une solution particulièrement intéressante pour l’un ou l’autre bâtiment ou l’une ou l’autre infrastructure - actuels ou futurs - situés en périphérie du réseau de chauffage urbain.

Une telle entreprise participe aussi de la problématique – très actuelle – des économies d’énergie et de la diminution des émissions de CO2. Certes, brûler du bois relâche du dioxyde de carbone dans l’atmosphère, mais la matière ligneuse a permis de stocker du carbone durant de très longues années. « Dans le cas du Sart Tilman, le pouvoir calorifique moyen d’un mètre cube varie de 8.800 à 9.000 Mj/mètre cube, ajoute Jacques Rondeux. On pourrait donc produire annuellement sur la zone retenue, au strict minimum, l’équivalent de 100.000 litres de fuel, bien que le chiffre de 200.000 litres est parfaitement envisageable ». D’autres scénarios sont également envisageables: on pourrait imaginer qu’une petite partie du bois collecté en forêt, au lieu d’être destiné à une utilisation énergétique, soit utilisé comme bois d’œuvre à plus haute valeur économique (menuiserie, charpentes, etc.) et dont le produit de la vente permettrait d’investir en opérations sylvicoles : entretiens, plantations, etc. On pourrait également envisager la plantation de taillis à courte rotation (TCR). Les TCR sont des arbres de petite taille et/ou à croissance rapide, tels que saules ou peupliers, à couper tous les sept à huit ans. Ils pourraient être plantés dans les 7 hectares de zones enherbées que compte le site, par exemple sous les lignes à haute tension, voire sur des terrains n’ayant aucune affectation précise ou ne demandant qu’à être valorisés.  Au passage, signalons qu’un tel système de chauffage à la biomasse permettrait de diminuer les émissions de CO2 des bâtiments de l’ULg d’environ 100 à 400 tonnes, selon que la chaufferie envisagée soit mixte fuel/bois ou strictement alimentée par de la biomasse. Soit 0,13 à 0,49 % du total des émissions du patrimoine bâti de l’ULg.

Voir des arbres tomber, entendre le rugissement des tronçonneuses au Sart Tilman, voilà qui risque de changer quelques habitudes… « Nous en sommes parfaitement conscients, rétorque Jacques Rondeux. Mais qu’il soit bien clair que ce type d’exploitation, prudente et raisonnée, ne va pas troubler fondamentalement la quiétude des lieux, ni même chambouler l’aspect du massif. Toutes les forêts gérées durablement, aujourd’hui, intègrent la fonction productive et économique au sein d’un champ multifonctionnel. Ce dernier, d’ailleurs, a été recherché par les autorités académiques dès la création du site puisqu’il s’agissait de combiner des fonctions récréatives, esthétiques, scientifiques, pédagogiques et liées à la conservation de la nature... La régénération forestière du Sart Tilman permettra, sans nul doute, d’assurer la continuité du massif boisé et de créer une dynamique paysagère. En un mot : montrer qu’une forêt « vit » et qu’elle est capable, par exemple, de renforcer sa capacité à stocker le carbone. Un arbre proche de la mort, en effet, rejette à peu près autant de CO2 qu’il en absorbe ».

fougère-et-bois-mort

Autre avantage : l’inventaire permanent des ressources ligneuses du domaine, appliqué depuis avril 2012, à l’intégralité de celui-ci (540 hectares) peut d’ores et déjà servir de support à de nombreuses activités scientifiques, y compris des travaux d’étudiants de diverses disciplines.« On peut très bien imaginer des travaux de fin d’études destinés, par exemple, à mieux cerner le stock de carbone présent dans la litière, comparer l’évolution d’un taillis sous futaie vieilli à celle d’une zone de même physionomie mais soumise à diverses modalités sylvicoles, étudier la recolonisation des trouées d’exploitation par la végétation naturelle, évaluer le rôle potentiel des taillis à courte rotation dans l’épuration tertiaire (azote et phosphore) des eaux usées rejetées par certaines infrastructures du campus, etc. »

L’intérêt d’un tel inventaire réside dans le fait qu’il ne se contente pas d’estimer le cubage du bois produit par la forêt. Dendrométrique et sylvicole, il s’avance également sur le terrain écologique, analysant la végétation herbacée et les sols (2). Ainsi, il y a quelques années encore, personne dans le petit monde des ingénieurs forestiers ne se préoccupait d’estimer avec précision la quantité de bois mort au sol présent dans une forêt. Pas plus qu’on ne voyait l’intérêt de classifier ce bois « perdu » en quatre catégories selon son état de décomposition sous l’effet de champignons, d’insectes, de lichens, etc. « Poussé jusqu’à ce point, l’inventaire mené au Sart Tilman constitue une véritable première en Région wallonne, précise Jacques Rondeux, tout particulièrement dans le domaine des inventaires dits « d’aménagement » pratiqués à l’échelle de quelques centaines d’hectares. A ce titre, il pourrait inspirer d’autres inventaires, par exemple dans les forêts (communales, provinciales, etc.) soumises au code forestier.

« Ce qui est en jeu, c’est un véritable bio-monitoring de l’intégralité du massif du Sart Tilman. Avec de tels indicateurs, revus tous les cinq ou dix ans, on pourrait parfaitement imaginer de modifier, peu ou prou, le zonage forestier du site universitaire dans le but de différencier, sur des bases objectives, des zones où pourraient s’exercer d’une façon optimale diverses vocations : production, conservation des milieux, loisirs, etc.  D’autres fonctions pourraient en découler, comme permettre une expression « raisonnée » de la biodiversité ou aider à arbitrer la localisation des éventuelles nouvelles implantations et zones d’activités. N’oublions pas qu’une certaine vision « romantique » de la forêt, tout à fait respectable, peut s’avérer trompeuse. Ainsi, la présence de très grands et vieux arbres, remarquables et prestigieux, donne une impression de stabilité. Mais, dans les faits, elle n’est rien d’autre que spectaculaire. Car une forêt à l’abandon se révèle fragile face aux agressions du climat, des maladies et des déprédateurs. Et, au Sart Tilman comme ailleurs, il est peu probable que l’évolution climatique annoncée pour ces prochaines années nous laisse la possibilité de nous reposer sur nos lauriers… »

repérages

(1) Avec la précieuse collaboration de T. Schillings accompagné de C. Dufays, C.Geerts, F. Henrotay, B. Mackels, C. Mengal , A. Monseur et A.Schot - Unité de Gestion des Ressources forestières et des Milieux naturels, ULg,Gembloux Agro-Bio Tech.

(2) Cet inventaire ne va pas, toutefois, jusqu’à répertorier la faune.


© Universit� de Li�ge - https://www.reflexions.uliege.be/cms/c_43797/fr/un-poumon-vert-a-revitaliser?part=3&printView=true - 25 avril 2024