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Les groupes littéraires, un objet éclaté et en mouvement
14/12/2016

Une grande plasticité des outils 

Qu’est-ce qu’un groupe littéraire ? L’enjeu de la définition est de taille. Le risque du scientifique qui sort ces groupes des tiroirs de l’histoire pour les ausculter à la loupe est justement d’en effacer le souffle de vie, le mouvement. L’outil doit rester souple pour s’adapter à son objet et éviter de le naturaliser. «  L’histoire littéraire a souvent tendance à figer ce qu’elle observe, commente Denis Saint-Amand. Le Parnasse, par exemple, est bien moins fédéré et monolithique que ce que les manuels et les grandes synthèses peuvent affirmer. La mouvance est présentée comme réfractaire au romantisme, alors que la plupart de ses acteurs revendiquent l’héritage de Victor Hugo. Elle est souvent réduite à Leconte de Lisle, qui est tenu pour son chef de file, alors que celui-ci, concurrencé par Gautier et Banville, n’est en réalité pas vraiment parvenu à s’imposer comme tel et a même failli être refusé par le jury du troisième Parnasse contemporain. » La souplesse est l’une des réussites transversales de l’ouvrage : si les outils méthodologiques sont nombreux et la qualité des analyses rigoureuse, chacun des groupes étudiés, chacun des « coups de sonde », révèle des particularités qui lui sont propres. On peut toutefois retenir en guise d’introduction la définition empruntée par Denis Saint-Amand à Georges Gurvitch, et qui identifie le groupe comme une « unité collective réelle, mais partielle, directement observable et fondée sur des attitudes collectives continues et actives, ayant une œuvre commune à accomplir, unité d’attitudes, d’œuvres et de conduites qui constitue un cadre social structurable, tendant vers une cohésion relative des manifestations de sociabilité.(4) »  

Des profils variés en mouvement constant

Avec « La temporalité institutionnelle des cénacles»(5), deuxième texte de l’ouvrage, Anthony Glinoer et Vincent Laisney cartographient l’évolution d’une forme groupale née à la période romantique. Cette segmentation temporelle, déclinée en quatre phases, est une première manière de rendre sa dynamique à l’objet. Ils distinguent la phase de formation, la phase de cohésion, la phase d’institutionnalisation, sur laquelle ils s’attardent plus longuement, et l’inévitable phase de dissolution. Cette dernière est parfois due au déséquilibre engendré par la soudaine consécration de l’un des représentants du groupe ou par des dissensions internes, mais peut aussi être le fait d’évènements plus prosaïques : un déménagement de l’hôte ou la non volonté de continuer de payer un bail de location suffisent parfois à mettre fin aux réunions. 

La phase d’institutionnalisation est jalonnée d’une série d’épreuves. Celle de la dénomination, difficile car le nom donne une unité à un ensemble de personnes, une identité qu’ils devront affirmer tout en se dressant contre d’autres groupes. L’épreuve de la médiatisation (manifestes, revues, journaux…), nécessaire au développement de la vie publique du mouvement, l’épreuve de la mobilisation, encore, et enfin, celle de la hiérarchisation. Car si la position de chef n’est pas toujours affirmée, presque chaque groupe a un leader ou un chef de file qui trace une vision plus ou moins coercitive et explicite. On pense aux disciples symbolistes d’un Mallarmé discret, qui se dressent en épigones combatifs, ou à Zola qui charge seul en tête pour les naturalistes, mais aussi à la volonté pour certains de se regrouper derrière un manifeste faisant office de table de loi, ou pour d’autres d’évoluer dans une structure aux codes plus implicites. Les profils d’autorité sont nombreux. Certains jouissent d’une ancienneté sur leurs disciples (Leconte de Lisle, Flaubert, Mallarmé), ou sont au contraire de jeunes coqs vifs d’esprit, comme Victor Hugo et Émile Zola. Ceux qui survivent dans le temps sont charismatiques, et joignent à une « emprise physique » un discours « nourrissant », comme l’écrivent Anthony Glinoer et Vincent Laisney. « Les grands leaders cénaculaires sont tous des intellectuels visionnaires, des hommes qui ne pensent pas comme tout le monde, et qui, pour cette raison, ont une influence énorme sur leurs disciples.»(6)  Dans certains mouvements, cette emprise se révèlera dogmatique : c’est le cas des surréalistes, sous le joug d’André Breton, dont David Vrydaghs analyse le pouvoir(7). Dans d’autres circonstances, les leaders réfuteront leur statut de chef de file : une telle attitude prend des proportions maladives chez les poètes fantaisistes, par exemple, au sujet desquels Antoine Piantoni(8)  relaye un refus de toute cristallisation hiérarchique qui pourrait priver les membres du groupe de leur liberté et donner au collectif l’image militarisante et figée de l’Ecole.

Entre un groupe et les contextes socioculturels

La dynamique des groupes témoigne d’individus inscrits dans un rapport avec leur temps, qu’ils se sentent en rupture avec les courants dominants et expérimentent de nouvelles manières de créer, ou qu’ils cherchent à renforcer la légitimité dont ils jouissent déjà. Denis Saint-Amand le rappelle dans son texte introductif, ces collectifs sont influencés par des données extra-littéraires, telles que leur ancrage géographique ou les grands événements qui leur sont contemporains : le traumatisme de la Grande Guerre, de cette façon, conditionnera l’émergence du surréalisme, « emmené par Breton, dégoûté par l’absurdité de 14-18 et décidé à “changer la vie”, selon le mot emprunté à Rimbaud »(9) . Plus tôt, certains auteurs choisiront de prendre leurs distances avec le Parnasse en percevant comment la radicalisation conservatrice adoptée par plusieurs acteurs de la mouvance durant la Commune de Paris est le fait d’une homologie structurale avec leur conservatisme esthétique : Rimbaud, Verlaine et Cros, à cette période, railleront alors leurs confrères parnassiens, doublement coupables à leurs yeux de mépris de classe et de médiocrité poétique.  

(4) Denis Saint-Amand, « Les groupes littéraires : structures, logiques et représentations », ibid., p. 6
(5) L’article d’Anthony Glinoer et de Vincent Laisney reprend plusieurs éléments d’un récent livre signé conjointement par les deux auteurs, L’Âge des cénacles. Confraternités littéraires et artistiques au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2013.
(6) Anthony Glinoer et Vincent Laisney, « La temporalité institutionnelle des cénacles », dans La dynamique des groupes littéraires, p. 32.
(7) David Vrydaghs, « Du rôle des outsiders dans la dynamique du groupe surréaliste français, le cas de René Crevel », ibid., p. 119.
(8) Antoine Piantoni, « De l’école au groupe : le cas des poètes fantaisistes », ibid., p. 109.
(9) Denis Saint-Amand, « Les groupes littéraires : structures, logiques et représentations », p.15. 

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