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Les groupes littéraires, un objet éclaté et en mouvement

14/12/2016

C’est un beau voyage qu’offre La dynamique des groupes littéraires, un ouvrage collectif(1) publié dans la collection « Situations » des Presses Universitaires de Liège. Se saisissant d’outils sociologiques, une équipe de chercheurs internationale se penche sur l’émergence, l’évolution, les logiques internes, les représentations et les mécanismes de dissolution des groupes littéraires entre la seconde moitié du XIXe siècle et la fin des années 1970. Y sont notamment abordés les cénacles romantiques et parnassiens, les chapelles symbolistes, les niches surréalistes, et différents groupuscules à la fortune posthume moins éclatante. S’éloignant de la figure démiurgique de l’écrivain solitaire, les treize contributions qui composent le volume réinscrivent l’acte de l’écriture dans une dynamique collective, inscrite dans des moments et des lieux. L’ouvrage épluche de cette façon les lois explicites présidant à certaines associations et les mécanismes plus tacites de cohésion entre individus. Il explore différentes ambitions manifestées collectivement, depuis la volonté de légitimer une nouvelle esthétique jusqu’à la satire groupale, et met en lumière des zones frontalières entre guerres d’ego et nécessité d’entraide, de même que des négociations entre intégrité individuelle et adaptation aux autres. Au fil des pages, les textes rapprochent le lecteur de tendances, de dynamiques sociales et de mouvances artistiques qui ont conditionné les œuvres et les parcours d’auteurs aussi mémorables que Hugo, Mallarmé, Zola ou Breton.  

COVER Dynamique groupes litterairesAu mitan du XIXe siècle, le milieu de la littérature connaît en France une émancipation sans précédent. Les écrivains sortent des carcans du mécénat ou de la subvention étatique. L’industrialisation et l’avènement d’un rapport inédit aux médias offrent de nouveaux moyens de distribuer les œuvres et de gagner en autonomie. Cette autonomisation progressive se construit sur le mode de la collectivité : Victor Hugo, pour conduire ce qu’on appellera la « bataille d’Hernani » s’entoure d’une « armée » de confrères capables de secouer la tradition ; la génération suivante, qui cherchera à proposer une alternative au Romantisme, tentera de neutraliser les divergences de ses membres pour aparaître soudée sous la forme du Parnasse. L’éditeur Alphonse Lemerre comprend qu’il s’agit de faire corps, et donne à voir une génération unie dans la revue-anthologie qu’il publie sous le titre de Parnasse contemporain. D’abord perçue comme un espace alternatif, le Parnasse devient progressivement une institution dogmatique : « À cette époque, précise Denis Saint-Amand, collaborateur scientifique à l’ULg et directeur de l’ouvrage, des auteurs comme Verlaine, Mallarmé et Charles Cros sont excomuniés du Parnasse, en raison de critères esthétiques ou de leur réputation.» Dans sa contribution, le professeur Joseph Jurt(2) relaye le diagnostic cuisant formulé par le jury de la revue au sujet des textes proposés par Verlaine : « Non, l’auteur est indigne, et les vers sont les plus mauvais qu’on ait vus ». Ce jugement se révèle toutefois profitable, comme le rappelle Denis Saint-Amand : « Cette mise à l’écart va ouvrir l’espace des possibles au sein du champ littéraire. » Mallarmé, rassemblant des disciples dans son salon, rue de Rome, devient le chantre du symbolisme ; dans les cafés du Quartier Latin, le décadentisme se fédère autour de Verlaine ; quant à Charles Cros, il sera de tous les groupes qui, des Zutistes aux habitués du café Le Chat Noir, cherchent davantage à se moquer des canons de l’époque qu’à s’imposer (lire à ce sujet Quand les poètes disent « merde » à leurs contemporains). La carte du ciel symbolique pourrait semblée dessinée. Paul Aron(3) succède pourtant aux pages de Joseph Jurt, et y témoigne d’un second souffle éclaté pour les symbolistes et leurs cercles d’influence partagés entre la Belgique et Paris. 

Dans ce morcellement du champ littéraire, les écrivains affirment des positions et se regroupent pour mutualiser leurs efforts, se serrer les coudes et faire front ensemble : c’est l’âge d’or des groupes littéraires, qui mobilisent volontiers une rhétorique guerrière pour s’affirmer. Pourtant, l’imaginaire littéraire voit également émerger, au XIXe siècle, la figure bourgeoise de l’écrivain comme génie créateur et solitaire. Un mythe qui ne commencera à être égratigné qu’un siècle plus tard. Au tournant des années 1960, des cadres sociologiques esquissés respectivement par Pierre Bourdieu et par Jacques Dubois ramènent la littérature sur terre et la questionnent en contexte. Ils prennent en considération le fait qu’un écrivain est avant tout un individu porteur d’une série de dispositions, qui intègre un univers en perpétuelle évolution, fait de lois et de croyances spécifiques, au sein duquel il est en relation avec des pairs qui infléchissent sa position autant qu’il contribue à définir la leur. Qu’il soit pensé en termes de « champ » ou d’« institution », le monde des lettres, défini de cette façon, correspond à un espace de luttes et à un marché. « Cette approche sociologique continue à rencontrer des zones de résistance, dans la mesure où elle désacralise l’activité littéraire,  témoigne Denis Saint-Amand. Il n’est pas rare d’observer, au sein même du monde académique, des résurgences d’un discours exceptionnalisant, qui vise davantage à célébrer la littérature qu’à tenter de l’expliquer ». L’Université de Liège est l’un des pôles majeurs dans le domaine de la sociologie de la littérature : le travail fondateur de Jacques Dubois y a été prolongé par les chercheurs qu’il a formés, Jean-Pierre Bertrand, Pascal Durand et Benoît Denis en tête, puis par la génération suivante, au sein de laquelle on retrouve Anthony Glinoer (aujourd’hui professeur à l’Université de Sherbrooke), Björn-Olav Dozo ou Denis Saint-Amand. Ce dernier indique : « Questionner un fait littéraire d’un point de vue sociologique ne revient pas à négliger l’œuvre, mais à prendre en considération l’ensemble des données historiques et sociales qui rendent celle-ci possible. Il s’agit d’envisager le décor et son envers, de saisir les mécanismes qui président à la production et à la réception de ce qui est une communication particulière, d’étudier les valeurs et les croyances produites par un état donné du champ. Se pencher sur la dynamique des groupes littéraires permettait à ce titre d’esquisser une microsociologie en interrogeant la façon dont, au sein de cet espace en mouvement, des communautés soudées s’organisent en développant leurs propres règles et croyances, pratiques et esthétiques, avec et contre celles qui dominent le champ de leur époque. »

Une grande plasticité des outils 

Qu’est-ce qu’un groupe littéraire ? L’enjeu de la définition est de taille. Le risque du scientifique qui sort ces groupes des tiroirs de l’histoire pour les ausculter à la loupe est justement d’en effacer le souffle de vie, le mouvement. L’outil doit rester souple pour s’adapter à son objet et éviter de le naturaliser. «  L’histoire littéraire a souvent tendance à figer ce qu’elle observe, commente Denis Saint-Amand. Le Parnasse, par exemple, est bien moins fédéré et monolithique que ce que les manuels et les grandes synthèses peuvent affirmer. La mouvance est présentée comme réfractaire au romantisme, alors que la plupart de ses acteurs revendiquent l’héritage de Victor Hugo. Elle est souvent réduite à Leconte de Lisle, qui est tenu pour son chef de file, alors que celui-ci, concurrencé par Gautier et Banville, n’est en réalité pas vraiment parvenu à s’imposer comme tel et a même failli être refusé par le jury du troisième Parnasse contemporain. » La souplesse est l’une des réussites transversales de l’ouvrage : si les outils méthodologiques sont nombreux et la qualité des analyses rigoureuse, chacun des groupes étudiés, chacun des « coups de sonde », révèle des particularités qui lui sont propres. On peut toutefois retenir en guise d’introduction la définition empruntée par Denis Saint-Amand à Georges Gurvitch, et qui identifie le groupe comme une « unité collective réelle, mais partielle, directement observable et fondée sur des attitudes collectives continues et actives, ayant une œuvre commune à accomplir, unité d’attitudes, d’œuvres et de conduites qui constitue un cadre social structurable, tendant vers une cohésion relative des manifestations de sociabilité.(4) »  

Des profils variés en mouvement constant

Avec « La temporalité institutionnelle des cénacles»(5), deuxième texte de l’ouvrage, Anthony Glinoer et Vincent Laisney cartographient l’évolution d’une forme groupale née à la période romantique. Cette segmentation temporelle, déclinée en quatre phases, est une première manière de rendre sa dynamique à l’objet. Ils distinguent la phase de formation, la phase de cohésion, la phase d’institutionnalisation, sur laquelle ils s’attardent plus longuement, et l’inévitable phase de dissolution. Cette dernière est parfois due au déséquilibre engendré par la soudaine consécration de l’un des représentants du groupe ou par des dissensions internes, mais peut aussi être le fait d’évènements plus prosaïques : un déménagement de l’hôte ou la non volonté de continuer de payer un bail de location suffisent parfois à mettre fin aux réunions. 

La phase d’institutionnalisation est jalonnée d’une série d’épreuves. Celle de la dénomination, difficile car le nom donne une unité à un ensemble de personnes, une identité qu’ils devront affirmer tout en se dressant contre d’autres groupes. L’épreuve de la médiatisation (manifestes, revues, journaux…), nécessaire au développement de la vie publique du mouvement, l’épreuve de la mobilisation, encore, et enfin, celle de la hiérarchisation. Car si la position de chef n’est pas toujours affirmée, presque chaque groupe a un leader ou un chef de file qui trace une vision plus ou moins coercitive et explicite. On pense aux disciples symbolistes d’un Mallarmé discret, qui se dressent en épigones combatifs, ou à Zola qui charge seul en tête pour les naturalistes, mais aussi à la volonté pour certains de se regrouper derrière un manifeste faisant office de table de loi, ou pour d’autres d’évoluer dans une structure aux codes plus implicites. Les profils d’autorité sont nombreux. Certains jouissent d’une ancienneté sur leurs disciples (Leconte de Lisle, Flaubert, Mallarmé), ou sont au contraire de jeunes coqs vifs d’esprit, comme Victor Hugo et Émile Zola. Ceux qui survivent dans le temps sont charismatiques, et joignent à une « emprise physique » un discours « nourrissant », comme l’écrivent Anthony Glinoer et Vincent Laisney. « Les grands leaders cénaculaires sont tous des intellectuels visionnaires, des hommes qui ne pensent pas comme tout le monde, et qui, pour cette raison, ont une influence énorme sur leurs disciples.»(6)  Dans certains mouvements, cette emprise se révèlera dogmatique : c’est le cas des surréalistes, sous le joug d’André Breton, dont David Vrydaghs analyse le pouvoir(7). Dans d’autres circonstances, les leaders réfuteront leur statut de chef de file : une telle attitude prend des proportions maladives chez les poètes fantaisistes, par exemple, au sujet desquels Antoine Piantoni(8)  relaye un refus de toute cristallisation hiérarchique qui pourrait priver les membres du groupe de leur liberté et donner au collectif l’image militarisante et figée de l’Ecole.

Entre un groupe et les contextes socioculturels

La dynamique des groupes témoigne d’individus inscrits dans un rapport avec leur temps, qu’ils se sentent en rupture avec les courants dominants et expérimentent de nouvelles manières de créer, ou qu’ils cherchent à renforcer la légitimité dont ils jouissent déjà. Denis Saint-Amand le rappelle dans son texte introductif, ces collectifs sont influencés par des données extra-littéraires, telles que leur ancrage géographique ou les grands événements qui leur sont contemporains : le traumatisme de la Grande Guerre, de cette façon, conditionnera l’émergence du surréalisme, « emmené par Breton, dégoûté par l’absurdité de 14-18 et décidé à “changer la vie”, selon le mot emprunté à Rimbaud »(9) . Plus tôt, certains auteurs choisiront de prendre leurs distances avec le Parnasse en percevant comment la radicalisation conservatrice adoptée par plusieurs acteurs de la mouvance durant la Commune de Paris est le fait d’une homologie structurale avec leur conservatisme esthétique : Rimbaud, Verlaine et Cros, à cette période, railleront alors leurs confrères parnassiens, doublement coupables à leurs yeux de mépris de classe et de médiocrité poétique.  

Entre un groupe et les individus qui le composent 

L’ouvrage favorise également des portes d’entrée plus intimes en se concentrant ponctuellement sur le rapport particuliers de certains individus à la collectivité, soit qu’ils se présentent comme des animateurs susceptibles de rassembler un groupe autour d’eux, soit, au contraire, qu’ils incarnent la figure de l’outsider. L’attention portée aux initiatives entreprenantes du poète liégeois Jacques Izoard par Gérald Purnelle (10), d’une part, et au parcours de René Crevel par David Vrydaghs, d’autre part, en sont deux illustrations aussi éloquentes qu’antagonistes. Dans les années 1970, Jacques Izoard est reconnu par des poètes émergents de sa région comme un rassembleur : véritable moteur de revues d’avant-gardes, il fédère autour de sa personne treize poètes qui formeront le Groupe de Liège. Izoard est traversé par cet état ambivalent typiquement liégeois, qui consiste quelquefois à occuper une position à la fois centrale et périphérique :  le poète se révèle en effet une figure importante d’un centre culturel principautariste, astre autonome qui ne gravite pas moins autour de Bruxelles et de Paris. Izoard voit dans le groupe une belle manière de donner une visibilité aux œuvres des membres qui le composent ; toutefois, s’il incarne bien la figure de chef de file, il ne l’assume jamais comme telle. Le 21 novembre 1975, jour où le Groupe de Liège est publiquement présenté pour la première fois, c’est une personne extérieure, Francis Edeline, qui l’introduit : « S’agit-il d’un groupe au sens structuré et autoritaire du Surréalisme, ou de Tel Quel ? Evidemment non. Il ne s’agit pas non plus, du moins pas exclusivement, du moutonnement émulatoire que l’on observe généralement dans le sillage d’une personnalité de premier plan. (11)»  Le sémioticien préfère à cette définition l’alternative d’une « fraternité artisanale », au sein de laquelle les membres ne recherchent pas spécifiquement une proximité esthétique et une structure hiérarchisée, et ne revendiquent pas la fermeté d’un programme comme celui énoncé par le Surréalisme, par exemple. 

C’est sur cette idée de rigidité de façade exposée par le surréalisme que se penche David Vrydaghs. Parvenu à s’institutionnaliser, le groupe rassemblé autour d’André Breton donne rapidement lieu à un mouvement, dont le projet est défendu avec hargne et prosélytisme et dont la ligne directrice paraît solide et inflexible. Au sein du groupe, toutefois, la cohésion n’est pas aussi évidente qu’elle peut le sembler de l’extérieur. C’est en observant la périphérie que le chercheur éclaire la dynamique d’un collectif aux codes parfois délicats. Plus précisément, David Vrydaghs s’intéresse à la personne de René Crevel, que son parcours humain et artistique place dans une oscillation constante entre disgrâce et influence constitutive de la mouvance. Plusieurs réalités expliquent cette position intenable : le poète adopte une posture de révolté en quête de liberté créatrice, qui plaît mais qui l’empêche d’accepter l’autorité ; il est homosexuel (au sein d’un groupe généralement homophobe) ; il entretient des accointances avec les dadaïstes, avec lesquels Breton a rompu ; et il écrit des romans de fiction, ce qui constitue un péché capital aux yeux du « pape du surréalisme ». Plus prosaïquement enfin, René Crevel, atteint de la tuberculose, est contraint de multiplier les déplacements en sanatorium, qui l’éloignent de Paris et donc du feu de l’action. 

Conduite de vie et négociations implicites entre groupe et individus 

Si ces traits condamnent Crevel à l’impossibilité de se fondre dans le surréalisme, l’écrivain cherche toutefois à atténuer cette distance. Certaines de ses actions lui permettent épisodiquement d’en toucher le cœur et mènent Breton à renégocier ses lignes : ces concessions se marquent notamment chez Crevel par un gommage partiel de son homophilie ou par l’affirmation feinte d’une aversion pour la fiction ― même s’il ne parvient jamais à l’effacer totalement de ses romans, même autobiographiques. C’est également Crevel qui, en septembre 1922, initie les surréalistes au sommeil hypnotique, qui jouera un rôle fondamental tant dans les processus créatifs du groupe que dans la constitution de sa cohésion. Aragon reconnaît, admire et relate l’authenticité surréaliste de Crevel. Quant à Breton, il le considère dans son éloge posthume comme « l’un de ceux dont les émotions et les réactions avaient été vraiment constitutives de notre état d’esprit commun. » (12)

Le fait que Crevel comprenne la nécessité de masquer son homosexualité ou que les membres du groupe se prêtent à la pratique du sommeil hypnotique partcipent de ce que David Vrydaghs nomme « conduite de vie » en reprenant le concept développé par Max Weber dans ses travaux sur le fonctionnement des sectes religieuses aux États-Unis. Cet outil théorique, appliqué à la littérature par l’auteur et le directeur du volume depuis quelques années(13) , traverse la totalité de l’ouvrage. « Au sein des groupes restreints, on peut observer une gamme de comportements reconnus comme adéquats et auxquels chaque membre est invité à se plier, note Denis Saint-Amand. Cette sélection comportementale remplit à la fois une fonction d’intégration et de régulation de l’activité collective. Ces règles sont implicites : il ne s’agit pas de se conformer à une charte ou à un programme, mais à une manière d’être qui est tacitement valorisée par le collectif et qu’il faut adopter sous peine d’être mis à l’écart. L’intérêt du concept est de permettre la problématisation de la façon dont un groupe vit ensemble, entre le moment où il se constitue et celui où il se sépare. » 

Des vocations et des fortunes variées 

Romantisme, symbolisme et surréalisme sont des mouvements canoniques et leurs grandes figures participent aujourd’hui du panthéon culturel. Avant de se développer dans différents domaines artistiques et sur le plan international, ils ont souvent émergé de manière informelle, au départ de groupes restreints et en vertu de mécanismes de camaraderie ou de fraternité. Les codes et lois institutionnalisant leurs esthétique se sont développés en cours de route. Bien d’autres groupes n’ont pas connu cette postérité, même si certains d’entre eux ont joui d’un certain succès contemporain. La contribution de Daniel Grojnowski (14) se focalise sur trois groupes éphémères : les Zutiques, les Hydropathes et les Incohérents. L’auteur interroge la relation entre leur longévité, la qualité de leurs œuvres et leur fortune. L’éclatement provient aussi des ambitions qui poussent des écrivains à se retrouver : là où les Parnassiens et les symbolistes sont en quête d’une esthétique pure, les naturalistes cherchent à retranscrire le réel le plus fidèlement possible et les surréalistes expérimentent des rapports nouveaux à la vie en explorant leur inconscient. Les groupes étudiés par Grojnowski ne cherchent rien de plus que l’irrévérence, l’humour gaulois et potache au service de la subversion. Ils s’amusent du pouvoir en place et se jouent des codes institutionnalisés en les adoptant pour les détourner. C’est également le cas d’un autre groupe aux délimitations tout à fait uniques, celui du Chat Noir (15), qui aura une étonnante longévité d’une quinzaine d’années : cette communauté disparate se définit surtout par le cabaret auquel elle est attachée et à la revue à laquelle celui-ci donne son nom ; tenant davantage de la nébuleuse que du groupe d’individus soudés, elle se constitue néanmoins autour de figures centrales, parmi lesquelles la moins saillante n’est pas Alphonse Allais. 

De la crainte du groupe à une quête de légitimité académique

Deux contributions au volume sortent de la sphère franco-belge pour proposer un regard sur les velléités communautaires de la vie littéraire au Québec. Michel Lacroix (16) tend plutôt à démontrer que contrairement aux phénomènes sociaux du Paris du XIXe siècle, les auteurs canadiens francophones émettent une certaine réserve à l’idée de se regrouper sous une même identité. Se dérobant aux volontés de fonder des collectifs, ils affirment plutôt un rapport individuel à l’écriture. La contribution d’Olivier Lapointe (17) , pour sa part, montre comment certains écrivains québécois ont tout de même cherché à inventer une légitimité en fondant ex nihilo l’Académie canadienne-française : calquant leur projet sur une institution étatique et particulièrement assise – l’Académie française – des auteurs en dissidence avec les canons de la littérature canadienne francophone se sont dressés contre l’organe institutionnel en place, la Société Royale du Canada. Le chercheur y relate notamment les stratégies médiatiques de l’instigateur passablement frondeur de cette Académie pour se forger une légitimité, en invitant notamment des amis journalistes et écrivains à en vanter les mérites dans la presse. Un tour de force qui ne passe pas inaperçu aux yeux des nombreux détracteurs de l’initiative. À travers un important corpus composé de dépêches de l’époque, ce sont de véritables rapports de force médiatiques que l’auteur dévoile, dans l’un des nombreux combats pour la quête d’institutionnalisation et de légitimité des acteurs du monde littéraire. 

Un objet pour questionner une méthode

Les ouvrages collectifs comme La dynamique des groupes littéraires échappent difficilement à une certaine forme de fragmentation. Dans le cas présent, la multiplicité des regards se révèle bénéfique puisqu’elle apporte systématiquement un éclairage nouveau sur un objet aux contours flous, qui a souvent été réduit à des images figées. « C’était le parti pris de l’ouvrage, né d’un colloque organisé à Liège en 2013, reconnaît Denis Saint-Amand. Au-delà d’un apport à des questions d’histoire littéraire, ce projet est porté par une réflexion méthodologique. L’idée était de rassembler une série de spécialistes susceptibles de contribuer à la connaissance du littéraire à travers la question des groupes, mais aussi de mettre à l’épreuve des outils et méthodes permettant d’envisager ces objets. Les différents contributeurs du volume partagent une volonté de ne pas écraser les cas qu’ils étudient dans des grilles d’analyse trop étroites, et multiplient volontiers les points de vue pour cerner le plus finement possible les collectifs qu’ils étudient.» Au lieu de faire entrer de force l’objet dans un cadre analytique, ils cherchent quels outils pourraient permettre d’aider à le penser. En questionnant ses propres méthodes, cette approche tend également à contribuer plus largement aux études sur la question des phénomènes collectifs. « La finalité des groupes littéraires étant de produire du discours, ceux-ci offrent une multitude de prises à ce niveau ils se choisissent un nom, se mettent en scène, rédigent des manifestes… Mais ce qui se joue en leur sein peut évidemment se manifester dans d’autres formes de groupements : si on se penche sur le vestiaire d’une équipe de football, sur une patrouille scoute ou sur le laboratoire d’une équipe de recherche, on observera des rites, des adaptations comportementales, des hiérarchies implicites, des phénomènes de croyances qui répondent à de similaires logiques et dynamiques. Se pencher sur les groupes littéraires, c’est se donner les moyens de questionner plus largement les rouages des phénomènes collectifs. »

(1) Denis Saint-Amand, Les groupes littéraires : structures, logiques et représentations, Presses Universitaires de Liège, 2016
(2) Joseph Jurt, « Les groupes littéraires dans la deuxième moitié du XIXe siècle »dans La dynamique des groupes littéraires (dir. Denis Saint-Amand), Presses Universitaires de Liège, Collection « Situations », 2016p. 41
(3) Paul Aron, « Le symbolisme : groupe littéraire et habitus mondain », ibid., p. 73.

 

(4) Denis Saint-Amand, « Les groupes littéraires : structures, logiques et représentations », ibid., p. 6
(5) L’article d’Anthony Glinoer et de Vincent Laisney reprend plusieurs éléments d’un récent livre signé conjointement par les deux auteurs, L’Âge des cénacles. Confraternités littéraires et artistiques au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2013.
(6) Anthony Glinoer et Vincent Laisney, « La temporalité institutionnelle des cénacles », dans La dynamique des groupes littéraires, p. 32.
(7) David Vrydaghs, « Du rôle des outsiders dans la dynamique du groupe surréaliste français, le cas de René Crevel », ibid., p. 119.
(8) Antoine Piantoni, « De l’école au groupe : le cas des poètes fantaisistes », ibid., p. 109.
(9) Denis Saint-Amand, « Les groupes littéraires : structures, logiques et représentations », p.15. 

(10) Gérald Purnelle, « Le Groupe de Liège autour de Jacques Izoard », ibid., p. 167.
(11) Ibid., p.170
(12) Cité par David Vrydaghs, « Du rôle des outsiders dans la dynamique du groupe surréaliste français », Ibid., p.122
(13) Denis Saint-Amand et David Vrydaghs, « La biographie dans l’étude des groupes littéraires. Les conduites de vie zutique et surréaliste », dans COnTEXTES, (en ligne), n°3, 2008. URL : http://contextes.revues.org/document2302.html

(14) Daniel Grojnowski, « Des groupes et des œuvres. Zutiques, Hydropathes, Incohérents », Ibid.,p. 85
(15) Caroline Crépiat, « Les logiques de connexion au Chat Noir (1882-1897) », p. 97
(16) Michel Lacroix, « Les revues québécoises et la hantise de la chapelle », p. 129
(17) Olivier Lapointe, Posture collective et survie organisationnelle. L’exemple de la fondation de l’Académie canadienne-française, p.143


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