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Strud : une histoire s’achève

09/12/2016

La localité belge de Strud, entre Namur et Andenne, ne verra plus défiler géologues et paléontologues. Ce qui pouvait être fouillé l’a été et le site semble avoir livré toutes ses richesses. Depuis quelques mois, divers articles scientifiques sont venus compléter le portrait de cet endroit tel qu’il était voici environ 360 millions d’années. Dernière découverte : il a abrité une « nurserie » de placodermes, énormes poissons osseux à la puissante mâchoire… qui disparurent très peu de temps après les spécimens découverts ici.

L’histoire du gisement de Strud, situé dans la commune de Gesves entre Namur et Andenne en Belgique, commence avec la perspicacité de Gaël Clément, alors doctorant au Museum d’Histoire Naturelle de Paris.  Réalisant sa thèse sur les amphibiens primitifs, il a l’attention attirée par une monographie de la fin du XIXe siècle consacrée aux poissons par Maximin Lohest, un paléontologue de l’Université de Liège. Y figure notamment ce que Lhoest décrivait comme une mâchoire de poisson. Pour Gaël Clément, pas de doute cependant : c’est une mâchoire de tétrapode (un amphibien primitif). Fouillant dans les collections liégeoises, Gaël Clément finit par retrouver la mandibule décrite par Lhoest, ce qui lui permet de confirmer et affiner son analyse : le morceau de mâchoire provient d’un Ichthyostega. Une découverte que Gaël Clément publie, notamment avec Edouard Poty, dans Nature en 2004 (1). A l’époque, cela fit un certain bruit dans le milieu de la paléontologie car des fossiles de ce type n’avaient été trouvés qu’au Groenland. Encore fallait-il découvrir l’endroit exact où le fossile wallon avait été découvert plusieurs décennies auparavant. Certes, il était indiqué qu’il provenait de la localité de Strud…. Mais cela laissait encore beaucoup d’incertitude ! La précision vint de Jean-Marc Marion et Laurent Barchy, géologues qui travaillaient sur la carte géologique de la Wallonie. Ils établissent que le fossile avait été extrait d’une petite carrière située à l’orée du village. Celle-ci a alors été dégagée et les fouilles s’y sont succédées, menées principalement par l’Université de Liège, le Museum d’Histoire Naturelle de Paris et l’Institut des Sciences Naturelles de Belgique. Les campagnes ont pris fin en 2015. « On a sorti pas mal de fossiles, raconte Julien Denayer, assistant au sein de l’EDDy Lab (Evolution and Diversity DYnamics lab) du département de géologie de l’ULg. Beaucoup de matériaux de poissons, d’autres morceaux de tétrapodes, mais surtout une faune magnifique d’arthropodes ! Des crustacés, des petites crevettes et surtout un insecte (Lire l’article « 365 millions d’années et pas une ride ») qui a, lui aussi, créé des remous et nous a valu une autre publication dans Nature en 2012 (2). C’est en effet le plus ancien insecte complet jamais découvert puisqu’il date du Famennien, soit il y a 365 millions d’années, alors que les précédents fossiles trouvés remontaient au Carbonifère supérieur, soit 300 millions d’années. Cela a attiré d’autres visiteurs à Strud dont le gisement a acquis une petite renommée. » 

STRUD Carriere

Vue de la carrière de Strud 

Strud le tropical

Comment expliquer une telle accumulation de fossiles en cet endroit « perdu » de la campagne wallonne ? Dans une publication (3) dont il est le premier auteur, Julien Denayer dresse un cadre géologique et stratigraphique précis de la région. Cette étude a permis de confirmer que celle-ci était un delta, c’est-à-dire une successions de chenaux (riches en fossiles) entrecoupés de bandes de terres où il n’y a presqu’aucun fossile. Il est parvenu à dater très précisément les couches dans lesquelles ont été retrouvés les fossiles, soit le Famennien supérieur (365 millions d’années). « A cette époque, explique le géologue, ce delta bordait un continent (appelé continent de Londres-Brabant) et était situé aux alentours du tropique du capricorne…. Ce qui ne signifie pas qu’il faut s’imaginer l’endroit arboré de palmiers ! Ceux-ci sont apparus bien plus tard ; au Famennien, il y a peu d’organismes vivants (aussi bien animaux que plantes) sur la terre ferme, ce qui explique qu’on trouve des fossiles dans les chenaux du delta et pratiquement pas en dehors. Cette alternance est caractéristique des deltas. » C’est aussi une des raisons pour lesquelles le site de Strud est si important : il montre une phase parmi les plus anciennes de l’évolution des tétrapodes après leur émergence mais avant qu’ils ne se répandent sur le terre ferme. Comme dans tous les deltas, certains chenaux s’ouvrent et se ferment au gré des changements de cours du fleuve. Les chenaux qui se ferment deviennent des petits lacs où se déposent les sédiments et finissent par s’assécher. D’où la formation de fossiles. S’ils affleurent aujourd’hui, c’est parce que la région a ensuite connu une phase d’érection de montagnes qui a plissé ces roches sédimentaires, des rivières ont creusé des vallées et les roches ont affleuré. Sans oublier, ces derniers siècles, l’intervention de l’homme, qui a exploité ces roches, d’où la découverte des fossiles.

Le plus vieil écosystème d’eau douce

Les paléontologues ont ainsi retrouvé des triops –et leurs œufs-, animaux qui existent encore aujourd’hui dans les mares qui s’assèchent. Ils deviennent adultes en quelques jours puis ils pondent des œufs capables de résister pendant des décennies à la sécheresse, jusqu’à la pluie suivante. Les plus anciens connus dataient de 260 millions d’années. « Nous avons porté ce délai à 100 millions d’années de plus », s’enthousiasme Julien Denayer. Le mélange des spécimens de la faune et de la flore retrouvés à Strud est typique des mares qui s’assèchent. « Nous avons montré (4) que nous étions face à une  stase écologique, c’est-à-dire un état immobile, les organismes et les écosystèmes restant les mêmes pendant très longtemps. On a mis en évidence que l’écosystème de Strud est habité par les mêmes organismes que celles des mares qui s’assèchent aujourd’hui dans la ceinture tropicale, au Mexique ou au Sahara par exemple. En 360 millions d’années, ce ne sont évidemment pas les mêmes espèces mais les mêmes groupes morphologiques qu’à ce moment-là et ce sont les plus vieilles enregistrées. Strud est donc sans doute le plus ancien écosystème d’eau douce retrouvé à ce jour. »

Chenal STRUD

Représentation artistique de l’écosystème de chenal de Strud servant de nurserie aux placodermes.
De haut en bas: les placodermes Turrisaspis strudensis, Grossilepis rikiki et Phyllolepis undulata.

Nurserie

Mais notre petite carrière –elle fait tout au plus six mètres de longueur !- allait encore révéler un dernier secret. Une dernière publication (5) a pour premier auteur Sébastien Olive, alors doctorant à l’Université de Liège, aujourd’hui en post doctorat à Drexel University (Philadelphia, USA). Dans le cadre de sa thèse qui portait sur les poissons au Famennien, dont ceux de Strud, le jeune chercheur a étudié les placodermes, un groupe dont les spécimens fossilisent très bien parce qu’ils étaient couverts d’une sorte de carapace osseuse. En règle générale, ces poissons adultes mesurent environ un mètre (même si une espèce va jusqu’à 8 mètres de long !) et les jeunes de 20 à 30 cm. Pourtant, le chercheur liégeois s’est rendu compte que ceux découverts à Strud étaient très petits, davantage que ceux découverts ailleurs. Et pour cause : les spécimens de Strud étaient des jeunes comme le montrent le fait que les plaques osseuses n’étaient pas encore soudées entre elles et l’absence de marques de croissance. Sébastien Olive a trouvé dans le petit chenal de Strud trois espèces différentes de jeunes placodermes. C’était donc manifestement un lieu de ponte. Cette découverte montre aussi qu’on n’est plus ici à une époque où le chenal bouché s’asséchait mais avant, quand l’eau s’écoulait et que le chenal était relié à la mer. Les poissons adultes remontaient alors le courant pour venir pondre leurs œufs en amont. Cet « avant » est cependant difficile à dater car il est impossible de dire combien de temps le chenal a mis à se combler, sans doute une centaine d’années. On reste donc toujours aux alentours de 360 millions d’années. « Ce n’est pas la plus vieille ni plus grande nurserie, résume Julien Denayer. Mais Strud a la particularité d’abriter plusieurs espèces de placodermes qui venaient pondre au même endroit ; en tout cas, leurs jeunes se développaient au même endroit. »

(1) Devonian tetrapod from western Europe, Nature, vol. 427, january 2004.
(2) A complete insect from the Late Devonian period, Nature, vol. 488, august 2012
(3) Stratigraphy and depositional environments of the Late Famennian (Late devonian) of Southern Belgium and characterization of the Strud locality, Geological magazine, July 2015.

(4) A 365-Million-Year-Old Freshwater Community Reveals Morphological and Ecological Stasis in Branchiopod CrustaceansCurrent Biology 26, 1-8, February 2016.
(5) Placoderm Assemblage from the Tetrapod-Bearing Locality of Strud (Belgium, Upper Famennian) Provides Evidence for a Fish NurseryPlosOne, August 2016.


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