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Thriller métaphysique : contre-enquête d’un genre

07/12/2016

Enquêtes qui tournent court, détectives eux-mêmes pistés, « signification étrange ou absurdité complète des indices et des preuves » : d’Edgar Allan Poe à Paul Auster, le thriller métaphysique déploie une fiction qui repousse la clôture du récit au profit de la boucle, du double et de l’irrésolution. Sous la direction d’Antoine Dechêne et de Michel Delville, un ouvrage collectif(1) se penche sur le cas de ce « jumeau obscur et postmoderne du roman policier classique », sa généalogie singulière et ses manifestations renouvelées du 19e siècle à nos jours.   

COVER-Trhiller-MetaphysiqueThéorisé aux États-Unis par les chercheuses Patricia Merivale et Susan Elizabeth Sweeney dans « Detecting Texts : The Metaphysical Detective Story from Poe to Postmodernism » (1999), le « thriller métaphysique » a suscité peu de commentaires dans le monde universitaire francophone. Très vaste, le corpus identifié fait pourtant fi des frontières, langagières comme historiques, rassemblant sous la même bannière Herman Melville, William Faulkner, Vladimir Nabokov, Umberto Eco, Raymond Chandler, Alain Robbe-Grillet, Georges Simenon, Georges Perec, Leonardo Sciascia ou Patrick Modiano pour ne citer qu’eux. « Nous aurions pu envisager de traduire l’ouvrage de Merivale et Sweeney, à la manière de ce que nous avons fait précédemment dans la collection Clinamen. Mais il nous a semblé plus intéressant de refaire le point aujourd’hui, tout en ayant à bord ces deux chercheuses qui proposent une continuation aux réflexions qu’elles ont initiées y a une bonne quinzaine d’années », explique Michel Delville, Professeur au Département de langues et littératures modernes de l’Université de Liège et codirecteur avec Antoine Dechêne,  du « Thriller métaphysique d’Edgar Allan Poe à nos jours ». L’ouvrage est publié, aux Presses Universitaires de Liège,  dans cette collection issue des travaux menés dans le cadre du CIPA (Centre Interdisciplinaire de « Poétique appliquée »), laquelle s’est donné pour mission de promouvoir la réflexion interdisciplinaire dans le domaine de la production artistique.

Stratégies anti-narratives

Après l’exploration de divers textes littéraires et théoriques selon une progression chronologique allant de Poe à Pynchon, l’ouvrage, qui réunit une dizaine de contributeurs anglophones et francophones, s’arrête dans sa dernière partie sur les manifestations cinématographiques du genre, depuis « The wrong man » (« Le faux coupable ») d’Alfred Hitchcock à « Memento » de Christopher Nolan en passant par « Homicide » de David Mamet. « [La perspective transmédiale et transdisciplinaire] semble particulièrement adaptée à un objet qui prend sa source dans la circulation et l’interpénétration des discours littéraire, esthétique et scientifique qui caractérisent les écrits de Poe », suggèrent Antoine Dechêne et Michel Delville dans leur introduction.

Dans leur ouvrage fondateur, Merivale et Sweeney définissaient le récit policier métaphysique comme « un texte qui parodie ou détourne de manière subversive les codes du récit policier traditionnel – tels que la clôture narrative ou le rôle du détective en tant que lecteur de substitution – en vue, ou du moins avec pour effet, d’interroger les mystères de l’être et de la connaissance au-delà du simple artifice de l’intrigue policière. » Au contraire du roman policier qui serait le genre littéraire épistémologique par excellence, le thriller métaphysique se distinguerait par sa vocation « ontologique », « c’est-à-dire par sa capacité à poser des questions relatives à la formation du monde et de l’être au sein de ce monde ». Également caractérisé par une approche auto-réflexive – où le personnage du détective et de l’écrivain se superposent parfois jusqu’à se confondre, comme se confondent parfois l’énigme et le Livre –, le roman policier métaphysique « est ancré autant dans la représentation que dans la critique de la représentation » et use donc volontiers de stratégies « anti-narratives ». « Le corpus inclut des récits qui semblent se situer à l’intersection de la littérature haute et de la littérature basse – si l’on veut bien considérer les catégories dont le postmodernisme s’est chargé de nous débarrasser. Ce sont des ambitions littéraires et « méta » qui émergent et distinguent des gens comme Paul Auster, Patrick Modiano ou encore Roberto Bolaño », avance Michel Delville. 

Un récit à mystère métacognitif

À partir de là, les différents contributeurs vont soumettre le genre à l’épreuve d’autres « terminologies, genres et figures », à l’image d’Antoine Dechêne, qui propose la notion de « récit à mystère métacognitif », sujet de sa thèse récemment défendue. « J’essaie de dépasser à la fois la terminologie de « roman policier » et de « métaphysique ». Pour Merivale et Sweeney, qui s’intéressent principalement à des auteurs postmodernes, ce genre est une parodie ou une subversion d’un genre préexistant. Mais si on s’intéresse à la période qui précède le roman policier, on y trouve des textes qui font partie intégrante de ce genre qui ne peut dès lors plus se satisfaire de cette appellation », avance le chercheur. À partir de deux textes considérés comme les prédécesseurs de la littérature « méta-policière » postmoderne –  « L’homme des foules » (1840) d’Edgar Allan Poe et « Wakefield » (1835) de Nathaniel Hawthorne –, son analyse met en lumière le thème de la curiosité comme « passion fatale, irrésistible », selon les mots de Baudelaire dans « Le Peintre de la vie moderne ». « En somme, ces histoires accentuent l’aspect pervers d’une soif de connaissance en tant que fin en soi (celle qui caractérise bon nombre de héros du roman policier « traditionnel » tels que Sherlock Holmes), sans qu’il s’agisse de faire triompher la justice ou de rétablir un certain ordre moral », écrit Antoine Dechêne.

Pas de message et encore moins de clôture dans l’histoire de cet homme qui en suit un autre dans le labyrinthe de Londres ni dans celle de ce mari qui quitte le domicile conjugal pour s’installer, vingt ans durant et incognito, dans la rue voisine avant de revenir comme il était parti. Tout au plus ces récits circulaires acceptent-ils de livrer un simulacre de conclusion qui exhibe son artificialité. « Il est difficile de distinguer, dans « L’homme des foules », le détective du criminel, le criminel de la victime, car tous deux refusent « d’être seul[s] » dans leur errance. Le texte se termine sur l’acceptation de sa propre illisibilité, symbolisée par l’impénétrabilité de l’Autre dont l’identité déliquescente se confond avec la masse urbaine », écrit Antoine Dechêne qui identifie aussi dans ces textes la figure du « flâneur » comme « détective malgré lui », selon la définition qu’en a donnée Walter Benjamin. Thème que développe, dans le chapitre suivant, Patricia Merivale qui convoque Peter Ackroyd, China Miéville mais aussi H.P. Lovecraft, J.G. Ballard ou encore Iain Sinclair pour montrer comment l’enquête métaphysique s’inscrit le plus souvent dans les strates d’une « ville-palimpseste », déployant un puissant « imaginaire urbain ».

Le désir de connaissance et la folie

Suivant la piste d’une certaine « illisibilité », Antoine Dechêne se propose d’ajouter au corpus initial de Merivale et Sweeney deux textes de la seconde moitié du 19e siècle : « Bartleby » (1853) d’Herman Melville et « Le motif dans le tapis » (1896) d’Henry James. Définis comme « proto-post-modernes », en ce qu’ils partagent, malgré leur date de composition, de nombreux points d’intersection avec tout un pan de la littérature post-moderne – « l’illisibilité, le détective vaincu, l’absence de fin et de signification de la quête, la personne manquante, la ville/le texte comme labyrinthe, etc. » –, ces récits qui ont intrigué des générations de lecteurs permettent au chercheur de préciser sa notion de « mystery tale » métacognitif, dans lequel la quête de connaissance, tournant à l’obsession, débouche sur « la mort ou la folie ». Pour ce faire,Antoine Dechêne recourt au concept de sublime théorisé par la philosophie, d’Edmond Burke à Jean-François Lyotard en passant par Kant. « La sensation du sublime survient le plus souvent, dans le contexte du roman policier métaphysique tel qu’envisagé jusqu’à présent, « lorsque rien n’arrive après », c’est-à-dire dans un état de privation de sens », analyse-t-il. Un état tout à la fois « douloureux et apaisant », assimilable à un « plaisir négatif » ou « delight » selon les termes de Burke. Antoine Dechêne adjoint au sublime la notion de grotesque – celui-ci étant défini à la suite de Wolfang Kayser comme « le monde aliéné » – pour montrer comment cette dialectique s’articule, dans ces textes, au thème de l’aliénation mentale. « La folie est le sort réservé à ceux qui tentent de trouver ou de créer du sens à partir des forces du hasard gouvernant le monde », poursuit-il.

En s’intéressant à ces textes qu’il qualifie de « creux » au sens littéral, c’est-à-dire volontairement lacunaires, privés de tout savoir sur eux-mêmes – et exerçant, de ce fait, un irrésistible pouvoir d’attraction sur les commentateurs –, le chercheur montre qu’ils forment, par delà les époques, une constellation « métacognitive » qui interroge les possibilités et les limites de la connaissance. Et que ce genre, loin de se cantonner aux décennies 60 à 90 généralement assimilées aux grandes heures du postmodernisme, existe de manière évidente en deçà de cette époque – même si l’au-delà reste incertain. « Certes, aujourd’hui, les détectives sont plus torturés. Ils ont aussi cette tendance à se rapprocher de leur victime, comme on le voit dans la littérature nordique. Mais on reste avec des meurtres et des coupables. Aujourd’hui, je ne sais pas qui écrirait « L’homme des foules » ou « Bartleby » », s’interroge Antoine Dechêne. Et si on les écrivait, encore faudrait-il qu’ils parviennent à se frayer un chemin vers leur public, comme le fait remarquer Michel Delville : « Ces textes se caractérisent aussi par leur aspect inadaptable. Ils sont « illisibles » au point de ne pas pouvoir susciter des adaptations cinématographiques, si ce n’est quelques tentatives expérimentales. Or on sait l’importance croissante que les maisons d’édition accordent au potentiel cinématographique des œuvres. » La situation est devenue d’autant plus délicate que l’accusation d’auto-parodie – parodie redoublée donc – n’est jamais loin. « Le lecteur, très certainement, s’est habitué à ce qui s’apparente désormais à des poncifs, expérimentaux au départ et qui ont été ensuite « mainstreamisés », avance Michel Delville.  

« Eurêka », texte-monstre

Plus illisible encore est certainement l’« Eurêka » qu’Edgar Allan Poe écrivit à la fin de sa courte vie, « démonstration physico-philosophique » en seize chapitres qui restera, malgré les efforts de Baudelaire pour le faire connaître et l’enthousiasme de Paul Valéry, une œuvre « monstrueuse » – « ni poème, ni roman, ni essai, mais le tout à la fois » – ­­des plus confidentielles. Jean-Pierre Bertrand et Michel Delville, qui travaillent à une édition critique de ce texte prévue pour 2017(2), livrent dans ce volume une réflexion sur le statut d’ « Eurêka » au sein du genre et de l’oeuvre de Poe. « Poe était entièrement persuadé qu’il avait découvert le grand secret ; que les propositions d’Eurêka étaient vraies », rapportent-ils, citant le biographe de Poe, Rufus Griswold. « C’est un texte entre deux genres. Poe l’intitule « poème en prose » mais ce faisant, il nous induit en erreur puisque le texte a une vocation tout autre : il s’agit d’un traité cosmologique pour lequel il s’était très sérieusement documenté et qu’il considérait comme l’aboutissement de ses recherches philosophiques et scientifiques. Et si ce texte frôle l’illisibilité, c’est parce qu’il suppose des connaissances scientifiques qui sont celles de l’époque. En ce sens, il serait intéressant de le soumettre à des historiens des sciences », explique Michel Deville.

Considérant qu’ « Eurêka », que l’auteur qualifie aussi dans sa préface de « Livre de Vérités », est un « complément épistémologique essentiel des récits de Poe », « une sorte de matrice théorique  fournie a posteriori », Jean-Pierre Bertrand et Michel Deville rapprochent les développements de ce texte du « système spéculatif ratiocinant » du détective français Dupin, mis en scène par Poe dans la trilogie que constituent « Double assassinat dans la rue Morgue », « Mystère de Marie Roget » et « La Lettre volée ». « En fait, comme Dupin, qui mène son enquête non pas en se rendant sur le terrain du meurtre, mais en assemblant des témoignages d’articles de presse, le narrateur d’Eurêka redispose tout un savoir (celui de la physique classique) en le recontextualisant, avec force inductions et déductions, dans une visée philosophique globale pour parvenir à une solution qui est d’ailleurs péremptoirement donnée d’entrée de jeu : « eurêka », c’est la formule canonique de la découverte », écrivent-ils.

Une postérité différée

Souvent considéré comme le fondateur du roman policier, Poe semble avoir tracé, avec ce texte au statut incertain, ce « dispositif » qui réunit et agence toutes sortes de matières discursives, une ligne qui en condamnait de facto la postérité. « Les héritiers de Poe n’apparaissent en effet que bien plus tard. Et si le thriller métaphysique opère une parodie, c’est davantage par rapport aux romans policiers du début du 20e siècle que par rapport aux textes de Poe qui, bien que parfois qualifiés de « policiers », font plutôt office de laboratoire philosophique et littéraire », fait remarquer Michel Delville. Aux prémices du roman policier, Poe représente paradoxalement son aboutissement le plus extrême, le plus étonnant et le plus abstrait, ce qui fait de lui « l’alpha et l’oméga » du genre. « On pourrait dire que Poe faisait en quelque sorte de la recherche fondamentale sur le roman policier et qu’elle fait aujourd’hui encore les beaux jours de chercheurs appliqués », avance encore Michel Delville.

À propos de la postérité du genre, intéressante est encore la contribution de Susan Elizabeth Sweeney qui regrette la relative absence d’auteurs femmes dans le thriller métaphysique et remarque, à l’intérieur même de la fiction, la rareté des enquêtrices féminines, s’attardant toutefois sur deux exceptions notables : l’Oedipia Maas de « Vente à la criée du lot 49 » (1966) de Thomas Pynchon et la Cayce Pollard dans « Identification des schémas » (2003) de William Gibson. La chercheuse montre ainsi comment les tourments de ces deux personnages font écho à la peur sourde taraudant les héroïnes gothiques qui, telle la Rebecca de Daphné du Maurier, échouent à amasser les preuves du complot qui se trame à leur encontre pour la bonne raison que le danger qui les menace n’est pas celui qu’elles croient. « Les héroïnes partagent le sort de tous les personnages de roman policier métaphysique : elles ont l’intuition d’un complot mais ne parviennent pas à savoir s’il est réel ou imaginaire. Ainsi, l’inspecteur Lönrot de Borges, le Guillaume de Baskerville d’Eco, le Daniel Quinn d’Auster sont dépassés par les labyrinthes mentaux dans lesquels ils errent. Ils finissent épuisés, voire découragés, suggérant que les romans policiers métaphysiques moquent peut-être l’idéologie viriliste des romans policiers classiques ». Sweeney appelle ainsi de ses vœux une postérité de femmes limiers pour ce genre « aspirant au mystère de l’irrésolu et de l’inexplicable ». 

Edgar-Allan-Poe

(1) Antoine DECHÊNE et Michel DELVILLE (dirs), Le Thriller métaphysique d’Edgar Allan Poe à nos jours, Presses universitaires de Liège, 2016

(2) Edgar Allan Poe, Eureka, trad. Charles Baudelaire, présentation, notes  et dossier de Jean-Pierre Bertrand et Michel Delville, Paris, Gallimard, « Folio-classique », 2017. 


© Universit� de Li�ge - https://www.reflexions.uliege.be/cms/c_434353/fr/thriller-metaphysique-contre-enquete-d-un-genre?printView=true - 29 mars 2024