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Thriller métaphysique : contre-enquête d’un genre
07/12/2016

Un récit à mystère métacognitif

À partir de là, les différents contributeurs vont soumettre le genre à l’épreuve d’autres « terminologies, genres et figures », à l’image d’Antoine Dechêne, qui propose la notion de « récit à mystère métacognitif », sujet de sa thèse récemment défendue. « J’essaie de dépasser à la fois la terminologie de « roman policier » et de « métaphysique ». Pour Merivale et Sweeney, qui s’intéressent principalement à des auteurs postmodernes, ce genre est une parodie ou une subversion d’un genre préexistant. Mais si on s’intéresse à la période qui précède le roman policier, on y trouve des textes qui font partie intégrante de ce genre qui ne peut dès lors plus se satisfaire de cette appellation », avance le chercheur. À partir de deux textes considérés comme les prédécesseurs de la littérature « méta-policière » postmoderne –  « L’homme des foules » (1840) d’Edgar Allan Poe et « Wakefield » (1835) de Nathaniel Hawthorne –, son analyse met en lumière le thème de la curiosité comme « passion fatale, irrésistible », selon les mots de Baudelaire dans « Le Peintre de la vie moderne ». « En somme, ces histoires accentuent l’aspect pervers d’une soif de connaissance en tant que fin en soi (celle qui caractérise bon nombre de héros du roman policier « traditionnel » tels que Sherlock Holmes), sans qu’il s’agisse de faire triompher la justice ou de rétablir un certain ordre moral », écrit Antoine Dechêne.

Pas de message et encore moins de clôture dans l’histoire de cet homme qui en suit un autre dans le labyrinthe de Londres ni dans celle de ce mari qui quitte le domicile conjugal pour s’installer, vingt ans durant et incognito, dans la rue voisine avant de revenir comme il était parti. Tout au plus ces récits circulaires acceptent-ils de livrer un simulacre de conclusion qui exhibe son artificialité. « Il est difficile de distinguer, dans « L’homme des foules », le détective du criminel, le criminel de la victime, car tous deux refusent « d’être seul[s] » dans leur errance. Le texte se termine sur l’acceptation de sa propre illisibilité, symbolisée par l’impénétrabilité de l’Autre dont l’identité déliquescente se confond avec la masse urbaine », écrit Antoine Dechêne qui identifie aussi dans ces textes la figure du « flâneur » comme « détective malgré lui », selon la définition qu’en a donnée Walter Benjamin. Thème que développe, dans le chapitre suivant, Patricia Merivale qui convoque Peter Ackroyd, China Miéville mais aussi H.P. Lovecraft, J.G. Ballard ou encore Iain Sinclair pour montrer comment l’enquête métaphysique s’inscrit le plus souvent dans les strates d’une « ville-palimpseste », déployant un puissant « imaginaire urbain ».

Le désir de connaissance et la folie

Suivant la piste d’une certaine « illisibilité », Antoine Dechêne se propose d’ajouter au corpus initial de Merivale et Sweeney deux textes de la seconde moitié du 19e siècle : « Bartleby » (1853) d’Herman Melville et « Le motif dans le tapis » (1896) d’Henry James. Définis comme « proto-post-modernes », en ce qu’ils partagent, malgré leur date de composition, de nombreux points d’intersection avec tout un pan de la littérature post-moderne – « l’illisibilité, le détective vaincu, l’absence de fin et de signification de la quête, la personne manquante, la ville/le texte comme labyrinthe, etc. » –, ces récits qui ont intrigué des générations de lecteurs permettent au chercheur de préciser sa notion de « mystery tale » métacognitif, dans lequel la quête de connaissance, tournant à l’obsession, débouche sur « la mort ou la folie ». Pour ce faire,Antoine Dechêne recourt au concept de sublime théorisé par la philosophie, d’Edmond Burke à Jean-François Lyotard en passant par Kant. « La sensation du sublime survient le plus souvent, dans le contexte du roman policier métaphysique tel qu’envisagé jusqu’à présent, « lorsque rien n’arrive après », c’est-à-dire dans un état de privation de sens », analyse-t-il. Un état tout à la fois « douloureux et apaisant », assimilable à un « plaisir négatif » ou « delight » selon les termes de Burke. Antoine Dechêne adjoint au sublime la notion de grotesque – celui-ci étant défini à la suite de Wolfang Kayser comme « le monde aliéné » – pour montrer comment cette dialectique s’articule, dans ces textes, au thème de l’aliénation mentale. « La folie est le sort réservé à ceux qui tentent de trouver ou de créer du sens à partir des forces du hasard gouvernant le monde », poursuit-il.

En s’intéressant à ces textes qu’il qualifie de « creux » au sens littéral, c’est-à-dire volontairement lacunaires, privés de tout savoir sur eux-mêmes – et exerçant, de ce fait, un irrésistible pouvoir d’attraction sur les commentateurs –, le chercheur montre qu’ils forment, par delà les époques, une constellation « métacognitive » qui interroge les possibilités et les limites de la connaissance. Et que ce genre, loin de se cantonner aux décennies 60 à 90 généralement assimilées aux grandes heures du postmodernisme, existe de manière évidente en deçà de cette époque – même si l’au-delà reste incertain. « Certes, aujourd’hui, les détectives sont plus torturés. Ils ont aussi cette tendance à se rapprocher de leur victime, comme on le voit dans la littérature nordique. Mais on reste avec des meurtres et des coupables. Aujourd’hui, je ne sais pas qui écrirait « L’homme des foules » ou « Bartleby » », s’interroge Antoine Dechêne. Et si on les écrivait, encore faudrait-il qu’ils parviennent à se frayer un chemin vers leur public, comme le fait remarquer Michel Delville : « Ces textes se caractérisent aussi par leur aspect inadaptable. Ils sont « illisibles » au point de ne pas pouvoir susciter des adaptations cinématographiques, si ce n’est quelques tentatives expérimentales. Or on sait l’importance croissante que les maisons d’édition accordent au potentiel cinématographique des œuvres. » La situation est devenue d’autant plus délicate que l’accusation d’auto-parodie – parodie redoublée donc – n’est jamais loin. « Le lecteur, très certainement, s’est habitué à ce qui s’apparente désormais à des poncifs, expérimentaux au départ et qui ont été ensuite « mainstreamisés », avance Michel Delville.  

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