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Un salarié, ça se prête un peu, beaucoup, énormément…

02/05/2012

« Cherche employeurs prêts à partager salariés, en partenariat, pour longue vie à plusieurs.» Verra-t-on fleurir, un jour, de telles petites annonces ? Une formule juridique, celle du Groupement d’employeurs, autorise la mutualisation de main-œuvre. L’objectif ? Allier flexibilité et sécurité. Virginie Xhauflair, anthropologue, lève le voile sur ces  pratiques peu « orthodoxes ». Et méconnues.

partenariat4Le camarade Karl Marx en mangerait peut-être barbe et moustache. Qu’importe ! Contrairement aux apparences, le Groupement d’employeurs n’ajoute pas à l’aliénation des classes ouvrières ou travailleuses. En réalité, cette formule juridique permet seulement à plusieurs entreprises de se partager une main-d’œuvre mutualisée. « L’adoption de ce système par un nombre croissant d’entreprises répond aux nouveaux besoins des employeurs et des travailleurs en matière de flexibilité et de sécurité. Elle traduit également l’ingéniosité des acteurs locaux du travail pour répondre à ces nouveaux besoins », détaille Virginie Xhauflair.

Cette anthropologue, également détentrice d’un doctorat en gestion, a fait mieux que de publier une recherche fouillée (1) sur la pratique des Groupements d’employeurs (GE). Elle a participé à la mise sur pied de telles structures dans la région de Liège, et à leur évaluation. A la fois au four et au moulin, la voilà donc bien placée pour décrypter les différentes problématiques qui accompagnent la naissance, la place, la coordination, la reconnaissance et la régulation de ces nouvelles formes de salariat. Son regard aiguisé met également en lumière les difficultés rencontrées sur le plan de la gestion des ressources humaines de ces salariés à plein temps qui relèvent de plusieurs employeurs à la fois. Sans oublier les bouleversements que les GE pourraient entraîner en matière de régulation sociale et, donc, de remise en question de l’action des syndicats.

Le principe ? On partage !

L’étude qu’elle vient de consacrer à la mutualisation de main-d’œuvre montre que, selon les pays, différentes manières et des raisons diverses poussent des entreprises à se tourner vers un partenariat axé autour d‘un partage des travailleurs. Rien d’étonnant, dès lors, à trouver des pratiques et des réglementations variées…

En soi, l’idée de telles formules n’est pas neuve. Ainsi, en France, avant l’instauration officielle des GE, le secteur agricole ne s’était pas privé de mettre en œuvre des pratiques informelles, qui allaient du partage de matériel au celui de forces de travail. En Belgique, plusieurs formules de mutualisation des salariées se sont également développées dans le relatif flou juridique existant dans ce domaine. Mais le GE présente l’avantage de légaliser cette pratique et de l’encadrer. De surcroît, il vise à la sécurité d’emploi à temps plein. Et si, selon les pays, les GE s’inscrivent dans des logiques partenariales diversifiées, le plus souvent, ces pratiques s’articulent à des territoires ou à des bassins d’emploi en redéploiement économique. « Ils permettent de repenser les périmètres au sein desquels organiser la flexibilité du travail et la sécurité de l’emploi », précise Virginie Xhauflair.

Les atouts du lobbying

En France, officiellement, pour les GE, tout a commencé par une loi de juillet 1985. Elle stipule que « le groupement d’employeurs a pour vocation de permettre à des personnes physiques ou morales, regroupées en association, d’employer en commun un ou plusieurs salariés. Ces derniers sont liés au GE par un contrat de travail. Ils sont mis à disposition des entreprises adhérentes en fonction des besoins exprimés, afin de répondre à un besoin de main-d’œuvre à temps partiel, de bénéficier ponctuellement d’une personne qualifiée, de faire face à un pic d’activité ou saisonnier, ou encore de former et de qualifier ».

Au départ, « cette loi limitait l’usage du dispositif aux entreprises de 11 salariés au plus, ce qui a eu pour effet de circonscrire son recours aux secteurs agricole et artisanal », remarque Virginie Xhauflair. Progressivement – et grâce à un lobbying bien mené- plusieurs lois ont permis aux GE d’ouvrir leurs perspectives, y compris en ajoutant aux GE agricoles ou aux GE « classiques » (composées d’entreprises d’un même secteur d’activité ou pas) des Groupements d’Employeurs pour l’Insertion et la Qualification ou, encore, des GE « associatifs », regroupant essentiellement des associations du monde culturel ou sportif. Résultat : selon le Centre Européen de Ressources sur les Groupements d’employeurs, en 2011, la France comptait près de 5000 GE… avec plus de 30 000 salariés !

En France comme ailleurs, le GE constitue un exemple emblématique de la transformation radicale des relations d’emploi : de bilatérales, elles deviennent triangulaires, entre le travailleur, l’utilisateur et l’employeur juridique. Mais, juridiquement, chaque travailleur ne connaît qu’un seul employeur. En fait, « Le GE est conçu comme une réponse destinée à assurer au salarié une stabilité de l’emploi, insiste Virginie Xhauflair. La règle est celle du contrat à durée indéterminé même si, sur le terrain, certaines exceptions sont constatées avec, parfois, des emplois à temps partiel. »

Ici, c’est du sur mesure

Aux Pays-Bas, les dispositifs de mutualisation, appelés « Flex pools » (ou job pools), sont nés dans la foulée de la réforme du marché du travail, initiée dans les années 1990. Ils correspondent à la volonté des partenaires sociaux de concevoir des solutions « sur mesure ».  Pour y parvenir, diverses parties prenantes se regroupent au sein d’organisations multi-partenariales, qui détachent des travailleurs dans les entreprises ou des partenariats d’entreprises, sur une base régionale ou sectorielle, en fonction des besoins de main-d’œuvre. « Ces flex pools ont généralement été créés dans le cadre d’initiatives coordonnées entre autorités régionales, chambres de commerce, associations patronales et organisations syndicales. Le plus fréquemment, ils sont gérés par des entreprises de travail temporaire. Les entreprises participantes acceptent de recourir au pool de manière prioritaire pour faire face à leurs besoins de main-d’œuvre flexible. Si un travailleur du pool est inoccupé pendant 24 heures, un travailleur intérimaire occupé par l’utilisateur doit laisser sa place », précise Virginie Xhauflair.

Toujours aux Pays-Bas, depuis 1999, une loi prévoit que tous les salariés occupés plus de 36 mois dans le cadre de contrats temporaires ou ayant presté 3 contrats successifs dans une entreprise doivent passer sous le régime d’un contrat à durée indéterminée. Cette disposition concerne aussi les personnes qui travaillent dans des flex pools. « En fait, rares sont les travailleurs des flex pools qui ne sont pas engagés à moyen terme par l’un des utilisateurs. En effet, dans un tel contexte de polyvalence, leur niveau de qualification s’accroit et séduit », remarque Virginie Xhauflair. En revanche, quelques entreprises se plaignent du coût élevé de certains de ces travailleurs (un barème identique est appliqué à tous). Cette remarque vise en particulier les personnes relevant de flex-pools co-gérés par les organisations syndicales et créés dans un but de réinsertion ou de requalification.

Jusqu’aux années 2000, le nombre des flex pools a été grandissant, surtout dans l’industrie et les services mais, aussi, dans le secteur de la logistique à valeur ajoutée. Cependant, nombre d’entre eux ont ensuite disparu en raison de la baisse d’activité des ports d’Amsterdam et de Rotterdam mais aussi, de l’automatisation accrue des processus logistiques.

Un accord pour sauver l’emploi

A côté des Groupements d’Employeurs créés en 2006 et 2007 sur le modèle des GE français, le dispositif de mutualisation principalement mis en place en Allemagne diffère sensiblement de celui des autres pays. Ainsi, le « labour pool » allemand n’a pas pour vocation de stabiliser des travailleurs en situation précaire. En revanche, il permet à des entreprises en sur-effectif de faire bénéficier celles  en situation inverse d’une main-d’œuvre qualifiée et formée. Né dans la région de Braunschweig, ce système de groupement virtuel d’entreprises basé sur un accord d’échange demain-d’œuvre volontaire a ainsi aidé le secteur local de l’ingénierie mécanique à sortir d’une situation critique.

Une version belge de l’histoire

Retour à la Belgique. Pour son dispositif, notre pays s’est inspiré de la France, tout en adoptant une démarche différente. « La loi-programme de 2000 ne visait pas à encadrer des pratiques existantes mais, plutôt, à répondre au lobbying exercé par différents acteurs, qui étaient demandeurs d’une nouvelle exception à l’interdiction de mise à disposition des travailleurs. La première exception au principe interdisant de prêter des salariés est celle de l’intérim. Les GE ont été la deuxième », explique Virginie Xhauflair.

Groupement-employeursEn fait, le cadre légal belge s’avère relativement restrictif. En effet, le texte légal des GE prévoit « un dispositif qui organise la mise de travailleurs difficiles à placer à la disposition d’utilisateurs en vue de leur réinsertion dans le marché du travail ».  « Ce frein explique qu’en 2012, la Belgique ne compte que 3 GE, impliquant une quarantaine d’entreprises et une vingtaine de travailleurs », constate-t-elle.

Avant d’arriver à ce (petit) résultat, la route a cependant été longue et semée d’embûches. Le récit de l’anthropologue et de son investissement personnel dans la mise sur pied d’un des GE belges en témoigne. Mais il met en lumière, également, les atouts possibles de cette formule, tout comme les difficultés liées à leur développement et à leur valorisation.

Une histoire en construction 

Créé voici 25 ans par François Pichault, « le Lentic (le Laboratoire d'étude sur les nouvelles technologies, l'innovation et le changement, à l'Université de Liège) s’est intéressé aux Nouvelles technologies de l’information, puis aux Technologies de l’Information et de la Communication. Assez logiquement, il s’est ensuite penché sur les entreprises réseaux et les nouvelles formes d’organisation, souvent externalisées, qui émergeaient alors et dont faisaient partie, par exemple, le télétravail ou le développement des Ressources humaines par objectifs, une pratique qui conduit à gérer les employés comme des indépendants », rappelle Virginie Xhauflair.

A l’issue de ces recherches, en 2005, l’équipe du Lentic a posé un constat inquiétant : « Il nous est apparu que, face à la dérégulation du marché de l’emploi, nos pratiques de dialogue social et de protection des droits des travailleurs étaient de moins en moins adaptées. En effet, protéger les travailleurs ainsi que cela se faisait auparavant devenait plus difficile. Désormais, cette protection se concentre davantage sur celle de travailleurs privilégiés ou stratégiques, ceux qui ont une valeur importante dans le core-business. En revanche, ceux qui se trouvent en périphérie risquent d’être touchés par des statuts précaires, ou externalisés par la sous-traitance, ou réengagés comme indépendants… », poursuit-elle.

Au-delà de ce constat, l’équipe du Lentic s’est ensuite intéressée à l’émergence possible de nouvelles formes de régulation de l’emploi, dans des frontières organisationnelles différentes. Ainsi, par exemple, relate Virginie Xhauflair, « pour la ligne TGV Bruxelles-Cologne, il fallait construire un tunnel de plus de 6 kilomètres : plusieurs entreprises de génie civil, belges, françaises, allemandes et hollandaises s’étaient associées en réseau pour y parvenir. Un collectif de travail a pu être recréé sans tenir compte des frontières légales, avec un dialogue social de site, adapté aux besoins particuliers des travailleurs du chantier. Cette expérience a prouvé qu’une évolution des pratiques de dialogue social était possible.»

De plus, pour progresser vers la piste d’un GE, l’équipe liégeoise s’est également inspirée du modèle danois, dont le fameux triangle d’or a fait couler beaucoup d’encre. Il combine trois éléments fondamentaux : la facilité des entreprises à embaucher et à licencier, une compensation de salaire élevée en cas de chômage et une politique active du marché du travail centrée sur la reconversion et la formation continue. Cette ‘flexicurité’, ainsi qu’on la nomme, a été présentée comme le fer de lance d’une stratégie européenne contre la mondialisation. Mais elle aurait dû passer par une réforme des marchés du travail de tous les pays de l’Union : elle inclut, entre autres, de plus grandes facilités de licenciements, contrebalancées par une augmentation des filets de sécurité lors du licenciement.

« On le sait, ces dernières années, la Belgique n’est pas devenu un pays « flexécurisant ». Mais ce modèle a mis un siècle pour s’imposer au Danemark et une vingtaine d’années aux Pays-Bas où, de surcroit, les mentalités et le modèle social sont très différents des nôtres. Néanmoins, nous avons estimé que ce modèle portait des idées intéressantes et qu’ici aussi, un nouveau compromis entre flexibilité et sécurité pouvait être utile aux acteurs de terrain, en ce compris les employeurs, les syndicats, les directeurs de ressources humaines et les travailleurs. Sans oublier les territoires, les secteurs locaux, les bassins industriels… En tant que Centre de Recherche-Action, nous avons donc décidé de  participer à l’émergence de nouvelles enveloppes de régulation sociale. Le GE est une des formules qui peut le permettre », détaille Virgine Xhauflair.

L’aventure liégeoise (et ses ratés) 

Grâce à un budget du Fonds Social européen, un projet-pilote de collaboration autour de nouvelles formes d’emploi entre des entreprises de la logistique liégeoise a donc pu être lancé. Il a inclus le Forem ainsi qu’un de ses centres de formation, et les syndicats. Dans la foulée de l’annonce de la fermeture de la phase à chaud d’Arcelor, le postulat consistait à tenter de reconvertir les emplois perdus de la sidérurgie dans la logistique. Un peu comme auparavant, dans la Nord de la Hollande, un flex pool avait permis de répartir des travailleurs en reconversion dans des entreprises en demande de main-d’œuvre…

« Nous voulions combiner la flexibilité nécessaire aux entreprises de logistique à la reconversion de travailleurs qui, grâce à la mutualisation, auraient pu garder un emploi à temps plein, précise Virginie Xhauflair. Malheureusement, le secteur de la logistique fait appel à beaucoup d’horaires atypiques, à de nombreux contrats temporaires et à une flexibilité très importante. Malgré l’implication des parties prenantes locales, notre projet, très ou trop ambitieux, a échoué. Nous avons alors compris qu’il nous fallait plutôt nous recentrer sur des projets de plus faible ampleur avec, au préalable, un important travail sur les besoins des entreprises ».

En orientant davantage les recherches vers un partenariat d’entreprises complémentaires, et grâce à l’implication de la Chambre du Commerce et de l'industrie de Liège, qui est devenu un acteur déterminant du projet, le GE Job'Ardent a finalement vu le jour (il existait déjà un GE agro-alimentaire à Bruxelles, Job Iris,). Au départ, 5 entreprises seulement s’étaient lancées dans l’aventure. Elles se partageaient en tout et pour tout… un salarié : un infographiste. Actuellement, 30 firmes emploient collectivement une dizaine de salariés. « Plus il y a d’entreprises impliquées, plus cela contribue à lever la pression sur les entreprises : en effet, elles sont toutes juridiquement solidaires. Plus elles sont nombreuses, plus les risques sont donc divisés. En cas de souci avec un salarié dans une entreprise, il est également plus aisé de lui retrouver un emploi ailleurs. Un nombre élevé d’entreprises permet aussi au gestionnaire de réaliser des économies d’échelle », précise Virginie Xhauflair.

Le bonus/malus des GE

Actuellement, Job'Ardent, géré par la Chambre du commerce liégeoise, s’apparente à un centre de partage de compétence, et il attire plutôt les PME. « Pour une grande majorité d’entre elles, il est difficile de gérer la croissance : le GE permet de s‘offrir, avec d’autres, expertise et compétences… pour peu que l’on s’ouvre un peu à ce concept de partenariat », plaide Virginie Xhauflair. Une ASBL, le Centre de Ressources sur les Groupements d’Entreprise en Wallonie, espère qu’un prochain financement régional lui permettra d’agrandir encore Job'Ardent et de créer de nouveaux GE.

Pourtant, avant de se lancer dans une telle aventure, mieux vaut aux différents interlocuteurs concernés de bien percevoir les nouveaux enjeux suscités par les GE. Comme, par exemple, ceux des problématiques de régulation sociale. « Les syndicats connaissent souvent mal les GE et/ou l’apparentent, à tort, au travail intérimaire qui, on le sait, provoque chez eux de grandes craintes », souligne Virginie Xhauflair. De plus, pour les syndicalistes, la dispersion du personnel entre plusieurs entreprises ne favorise pas la défense des intérêts collectifs et ce constat pourrait constituer un argument rédhibitoire contre les GE. Pourtant, en France, une mesure a permis d’éteindre ce problème : pour ne pas nuire aux calculs déterminant le seuil de représentation syndicale, dans les GE, tout le temps de travail des salariés est comptabilisé et pris en considération.

Mais, au-delà de cette mesure de nature à rassurer les syndicats, « faut-il vraiment tenter de faire entrer cette nouvelle forme d’emploi dans les cases institutionnelles existantes ? », se demande l’anthropologue. Elle suggère plutôt de voir, dans les GE, l’opportunité d’un renouvellement du dialogue social, dont les nouvelles formes seraient encore à construire au niveau local, régional ou territorial, en associant tous les acteurs et partenaires susceptibles de participer au GE, de la PME à l’association sportive, des acteurs sociaux à la collectivité locale…

Une nouvelle partie à 3

Parmi les autres nouveaux enjeux nés des GE, certains touchent au domaine des Ressources humaines. Ainsi, le fait d’établir une relation d’emploi entre 3 parties (le travailleur, l’utilisateur et l’employeur juridique) met évidemment fin aux traditionnelles relations bilatérales. Parallèlement à la création d’un tiers employeur, les prérogatives de gestion de la relation d’emploi et de celle de gestion du travail peuvent cependant rester floues et être très diversement réparties entre les entreprises. En théorie, la relation d’emploi est gérée par le pool ou le GE et celle de travail, par l’utilisateur. Mais une dilution des responsabilités des employeurs peut naître de cette situation, entraînant un risque de sentiment d’insécurité pour des salariés. Le fait que « tous les employeurs endossent solidairement une partie de la responsabilité d’employeur doit cependant limiter cet écueil », soutient Virginie Xhauflair.

Par ailleurs, l’émergence de différents GE a permis également de réaliser que la mutualisation impliquait des compétences bien spécifiques chez les salariés : la polyvalence, la flexibilité, l’adaptabilité, l’autonomie de déplacement, etc. partenariatDès lors, à l’embauche, les compétences comportementales pourraient primer sur les connaissances techniques. En fait, les GE ne sont pas une solution pour tous les salariés. De fait, tous ne souhaitent pas vivre une telle expérience. Mais, au-delà de ce constat, de toutes manières, « nos textes prévoient de destiner le GE aux remises à l’emploi de chômeurs de longue durée. Or ce type d’emploi ne leur convient pas forcément. Devoir se partager entre 2 ou 3 employeurs peut être difficile pour tous les travailleurs et pour ceux-là, en particulier», constate Virginie Xhauflair. 

Dans l’évaluation continue qu’elle mène sur ces expériences, elle constate cependant que les salariés mutualisés se déclarent plutôt heureux  « Certes, environ un tiers arrêtent rapidement, soit parce qu’il s’agissait pour eux d’une solution transitoire, soit parce qu’elle ne leur correspond pas. En revanche, ceux qui restent semblent heureux de leur parcours. Ils s’investissent beaucoup dans les entreprises où ils travaillent. De plus, ils ont le sentiment de pouvoir compter sur un emploi stable puisqu’en cas de ‘baisse de régime’ chez un de leur employeur, ils savent qu’ils poursuivront leur travail chez un autre et que leur avenir ne dépend pas que d’une seule firme », remarque-t-elle. Alors que généralement, le découplage entre employés et utilisateur est synonyme de précarité sociale, ici, le système fait office de levier de sécurité. « A Job'Ardent, nous n’avons jamais licencié », souligne-t-elle. Et si un employeur a souhaité cesser une collaboration avec un salarié, une autre entreprise a pris le relai…

Les employés des GE semblent apprécier aussi le fait de changer d’emploi et de ne pas faire toujours la même chose. C’est le cas pour ceux du GE bruxellois : ils se partagent entre une entreprise de chocolat l’hiver et, l’été, une de viande, afin de répondre aux besoins accrus liés aux barbecues. « La polyvalence acquise grâce à ces changements est un plus pour les salariés », remarque également Virginie Xhauflair. En France, lors d’une inactivité du salarié, il n’est pas rare de le faire profiter d’une formation qualifiante, qui augmente encore ses compétences…

De nouveaux métiers

Enfin, parmi les nouveaux enjeux, Virginie Xhauflair pointe l’émergence de métiers de l’accompagnement de ces dispositifs de mutualisation. Généralement, l’idée d’un GE vient  de l’extérieur : elle est portée par une Chambre de commerce, une collectivité locale, une entreprise d’insertion, des bureaux de conseil, une agence d’intérim. Le pari consiste à faire prendre la greffe entre des entreprises et à les faire s’approprier le projet. "Leur engagement est généralement le gage du succès du GE", insiste l’anthropologue.

Pour des GE de petite taille, on peut imaginer qu’un des employeurs assume, contre rétribution, la tâche de mobilisation et de gestion. Mais, pour un GE plus important, un gérant salarié (parfois issu d’une des entreprises concernées), un directeur et une structure dédiée à l’animation et à la coordination s’avèrent nécessaires. « Les GE ont besoin de ces ‘chefs d’entreprises’ alliant des compétences en gestion et en management à une grande polyvalence, puisqu’ils sont aussi en charge du développement stratégique du GE. Quelque soit le nom qu’on donne à ces personnes, elles incarnent la figure de l’employeur. Et, en réalité, ceux ou celles qui ont les profils correspondant à cette fonction peuvent vraiment se présenter aux concours de l’homme ou de la femme le plus fort du monde ! », sourit Virginie Xhauflair.

Les formules magiques

Une expérience bruxelloise et liégeoise positive, ainsi qu’un GE développé dans le secteur maraîcher : en Belgique, la mutualisation de main-d’œuvre est loin de ressembler à une succes-story de grande ampleur. Pourrait-on améliorer ce constat ? « La philosophie actuelle des GE en Belgique et leur cadre juridique ne favorisent pas leur développement. De plus, ce dispositif, porté par des tiers, reste encore méconnu des entreprises. Enfin, le partenariat, qui est au cœur de ce dispositif, n’est peut-être pas encore entré dans nos mentalités » admet Virginie Xhauflair. Inutile de nier, également, que la complémentarité fait naître un nombre certain de contraintes supplémentaires que les entreprises devront assumer. « Sans réelle motivation des employeurs, inutile d’espérer que l’expérience va fonctionner ! », confirme l’anthropologue.

Pourtant, et même s’il ne s’agit pas d’une formule magique contre la crise ou d’une martingale destinées à résoudre toutes les difficultés des entreprises, « les GE pourraient occuper une place plus importante. Ils constituent une solution intéressante dans un grand nombre de cas, y compris pour des PME ou des associations, et représentent un changement de niveau de la résolution de problématiques d’emplois. Des employeurs aux salariés, des syndicats aux Chambres de commerce, les GE sont une nouvelle manière de penser mais, aussi, une tendance de fond, porteuse de leviers de développements territoriaux. Bien conçu, le GE est une formule win-win », assure Virginie Xhauflair. Alors, à quand les petites annonces : « Employeur idéaliste chercher employeurs réalistes pour partenariat autour de salariés en commun. Pas sérieux s’abstenir. » ?

(1) Virginie Xhauflair : « La Mutualisation de main d’œuvre : diversité des pratiques et nouveaux enjeux ».  in Allouche, José (Ed.) Encyclopédie des Ressources Humaines (in press)


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