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La litière de posidonies: un garde-manger dynamique

23/11/2016

Plantes à fleurs, les posidonies (Posidonia oceanica) forment, le long des côtes méditerranéennes, d’abondantes prairies tapissant les fonds marins. Leur influence considérable sur lesécosystèmes côtiers méditerranéens n’est plus à démontrer et est notamment étudiée par plusieurs chercheurs liégeois depuis la Station de Recherches Sous-Marines et Océanographiques de l’Université de Liège (STARESO) à Calvi, en Haute-Corse. Alors doctorant au laboratoire d’océanologie de l’ULg, François Remy y a passé près d’un an, sur les quatre qu’il vient de consacrer à sa thèse(1), pour explorer, de plongées en analyses en laboratoire, un aspect jusqu’ici peu étudié de ces herbiers: le rôle de leur litière en tant qu’habitat et garde-manger pour les communautés d’invertébrés qui y vivent. Une étude sans précédent du fait de son ampleur. 

Litiere posidonie

« L’herbier de posidonies est caractérisé par une production primaire annuelle très importante, comparable à celle de certaines forêts tropicales. A l’instar de ce que l’on observe en forêt, ces feuilles, dont la longueur moyenne avoisine les 75cm, connaissent une période de sénescence, puis tombent, à l’automne, et se renouvellent au printemps, rappelle François Remy. Seconde particularité: les feuilles de posidonie, tout à la fois profuses et denses, tombent alors même qu’elles n’ont pratiquement pas été consommées par la faune herbivore locale. Se logeant alors dans l’herbier, ces feuilles mortes, ou macrophytodétritus, s’y dégradent et y forment ce qu’il est convenu d’appeler une litière. Celle-ci sera tantôt présente à l’intérieur de l’herbier, tantôt massivement exportée au gré des vagues vers des zones d’accumulations sans végétation, souvent des zones sableuses. On parle alors, plus simplement, de litière exportée. » Que la posidonie vivante ne soit que très peu consommée n’est pas un hasard: les composés toxiques et répulsifs qu’elle renferme, destinés à freiner sa consommation par les herbivores, limitent sa comestibilité à seulement quelques poissons et oursins. « Cependant, une fois les feuilles tombées, ces composés toxiques s’échappent des cellules mortes et sont dissous dans l’eau. Ils ne sont donc plus présents dans les feuilles mortes de la posidonie. » 

En revanche, pour assimilables qu’elles soient désormais, ces feuilles mortes sont pourtant dépourvues d’une grande partie des nutriments qu’elles renfermaient, soit que ces derniers ont été à leur tour dissous dans l’eau, soit qu’ils ont été réabsorbés par la posidonie juste avant la chute de ses feuilles (remobilisation). « A l’instar d’un arbre qui récupère, avant l’automne, les nutriments présents dans les feuilles pour éviter de perdre ce qu’il a mis tant de temps à produire. » Non toxiques donc, mais largement dépourvues de nutriments, les accumulations de feuilles mortes de posidonie n’en restent pas moins convoitées par quantité de micro-organismes détritivores: champignons, bactéries et autres micro-algues s’appliquent immédiatement à les dégrader tandis qu’ils profitent des quelques nutriments encore disponibles. Ces micro-organismes sont alors, à leur tour, consommés par toute une série d’invertébrés. Ceux-ci, sans qu’ils aient eux-mêmes eu à digérer les feuilles mortes de la posidonie, en profitent cependant directement, du fait même de leur consommation de micro-organismes les ayant digérées avant eux. La litière de posidonie constitue donc un « compartiment détritique » bien plus important qu’il n’y paraît, et pas uniquement un habitat. « Il ne s’agit pas que de simples feuilles mortes ». Pour François Remy, il est même permis de postuler que c’est par le biais de cette matière organique et des détritivores qui la consomment que la matière organique foliaire produite par la  posidonie se transmet à l’ensemble des chaînes alimentaires côtières de la Méditerranée. 

Le monopole de Gammarella 

« Ma recherche doctorale avait pour objectifs de caractériser, par la première fois de façon exhaustive, la communauté d’invertébrés mobiles présentes dans la litière exportée de la baie de Calvi, et de déterminer dans quelle mesure cette litière de posidonie constituait, pour ces mêmes invertébrés, une source de nourriture. Quels invertébrés s’en nourrissent et à quels moments de l’année? Quelles sont les variations inter-saisonnières et inter-annuelles observées? Partant, quels autres invertébrés de niveau trophique supérieur consomment ces consommateurs primaires et, à travers eux, consomment donc également indirectement de la posidonie morte ? J’ai, autrement dit, cherché à décrire, pour la première fois, le réseau trophique au sein duquel se transmet la matière organique de la litière. » Chaque année entre 2010 et 2012, François Remy conduit ainsi, à chaque saison, sur deux sites de la baie de Calvi, plusieurs campagnes de prélèvements d’échantillons de litière exportée en vue d’obtenir une vision détaillée des vivants qui y résident et de leur dynamique saisonnière. Divers tamis sont utilisés, au cours des 9 campagnes réalisées en plongée, pour séparer la précieuse macrofaune (taille supérieure à 500 μm) des feuilles amassées. Parallèlement, des échantillons d’eau sont, tout au long de cette période, collectés à l’intérieur et à l’extérieur de la litière: leurs analyses en laboratoire révèleront leurs concentrations en nutriments et en oxygène. Dès l’automne 2012 jusqu’à l’automne 2014, d’autres prélèvements sont organisés à une fréquence hebdomadaire dans l’espoir de mieux cerner, non plus la variabilité inter-saisonnière et inter-annuelle, mais la variabilité aléatoire, à court terme, de la faune présente dans la litière de l’herbier, notamment en cas de tempête. L’ampleur du travail de François Remy est, du fait de sa longueur et de son exhaustivité, inédit, venant ainsi compléter les études ponctuelles, déjà menées en la matière. Au terme de plus de 230 jours de travaux de terrain, le travail de recherche de François Remy permet ainsi d’identifier quelque 115 espèces d’invertébrés, soit un nombre largement supérieur aux 45-80 espèces inventoriées jusqu’alors dans la littérature. « Si ce nombre paraît important, soulignons tout de même qu’il l’est trois fois moins que la diversité d’espèces présentes dans l’herbier de posidonie lui-même. La litière est donc un milieu assez peu diversifié, mais un milieu où les invertébrés sont présents en grands nombres — pratiquement deux fois plus abondants que dans l’herbier. » Des quelque 115 espèces identifiées, 77% sont représentés par les arthropodes (où, à la surprise du chercheur, domine une espèce en particulier: Gammarella fucicola, un petit crustacé), suivis, mais de loin, par les annélides (12%) et les mollusques (7%).  

Gammarella-Fucicola

L’oxygène, un paramètre important parmi d’autres

« On constate surtout que cette abondance globale de vivants est dominée à 90% par 19 espèces seulement », indiquant donc qu’il existe, au cœur de ces feuilles mortes, une poignée d’organismes tout à fait adaptés à un milieu pourtant peu accommodant. La nourriture, bien qu’abondante, y est en effet, on l’a dit, difficilement assimilable. Surtout, les conditions internes de la litière s’avèrent extrêmement variables, réclamant de la macrofaune qui y habite de constantes adaptations. « A une dizaine de mètres de profondeur, la litière est sensible à l’action des vagues: à la moindre tempête, la litière, battue par le courant, voit son niveau d’oxygène augmenter ou bien diminuer rapidement, frôlant parfois l’anoxie, l’absence d’oxygène, et ceci en l’espace de quelques heures seulement. » Une expérience réalisée en octobre 2014 le démontre, que l’impact de la stratification de la concentration en oxygène sur les invertébrés est direct: certaines espèces ne sont trouvées que dans  les couches supérieures de la litière, où les concentrations en oxygène sont plus importantes que dans les couches proches du sédiment. Inversement, un petit crustacé tel que Nebalia strausi n’est présent que dans les couches très peu oxygénées de la litière, où elle se tient probablement ainsi à l’abri des prédateurs ou de la compétition, et parait très tolérante à une faible concentration en oxygène. Quant à Gammarella fucicola, l’espèce dominante de la litière de posidonie, elle n’apparaît pas influencée par ces variations et est détectée dans toutes les couches de la litière. « Il faut ainsi relativiser l‘influence des concentrations d’oxygène, avertit François Remy: mes recherches indiquent que ces variations n’affectent qu’une dizaine d’espèces sur les 115 dénombrées. Elles n’affectent donc pas du tout la vaste majorité des espèces. De manière générale, la présence ou l’absence de certaines espèces, à certaines périodes de l’année, doit être liée à d’autres facteurs, qui n’ont pas été étudiés ici. ». 

Il en va de même, argumente le chercheur, des variations saisonnières: que la quantité de litière soit beaucoup plus abondante en automne et en hiver, c’est-à-dire au moment de la chute des feuilles de posidonie, qu’au printemps et en été, est à peine une surprise. Mais ces variations saisonnières, quoiqu’elles affectent l’abondance des invertébrés présents au sein de la litière, demeurent pour ainsi dire sans effets sur sa diversité. Mais un autre type de dynamique beaucoup plus aléatoire, intense et très limitée dans le temps est présente dans la litière de posidonies : les « pulses de ressources ». Ces pulses de ressources ont lieu lors des tempètes et coups de vent se produisant dans la baie et peuvent avoir un rôle structurant important sur les invertébrés présents. Lorsque de forts courants remuent les dépôts de litière et y provoquent un départ des feuilles mortes (pouvant affecter jusqu’à 99% de la litière), certains organismes accompagnent le déplacement de ces feuilles mortes ou bien migrent tout simplement vers différents milieux en attendant de revenir plus tard. Mais d’autres, très inféodés à la litière, choisissent de demeurer dans les quelques accumulations restantes. « Ils préfèrent, autrement dit, subsister dans un milieu encore moins favorable, lieu d’une plus grande densité d’organismes et, par conséquent, d’une plus grande compétition. Sans doute parce qu’ils ne sont pas vraiment en mesure de survivre de façon optimale ailleurs ». C’est notamment le cas de l’amphipode Gammarella fucicola: présent, comme on l’a dit, à la fois dans les couches très peu et très oxygénées de la litière, ce petit crustacé compte parmi ces résidents qui, en cas de départ important des feuilles mortes, préfèrent demeurer dans les vestiges de litière. « Plusieurs hypothèses peuvent être avancées: soit que cette espèce survivrait beaucoup moins bien ailleurs et n’aurait par exemple pas tout à fait à sa place dans l’herbier lui-même, à quelques mètres seulement des accumulations de feuilles mortes — on n’en trouve d’ailleurs pas vraiment dans l’herbier lui-même, mais uniquement dans la litière de l’herbier; soit qu’il est plus rentable pour Gammarella d’encaisser temporairement plus de compétition avec d’autres gammarellae ou d’autres amphipodes, puisque les feuilles mortes finissent toujours par revenir, que de migrer vers un autre milieu et ainsi consentir à une dépense énergétique considérable. Gammarella Fucicola apparaît, quoi qu’il en soit, comme une espèce remarquablement adaptée à l’habitat de la litière. » 

posidonies-tempete-2012

Estomacs au microscope

La caractérisation de la communauté d’invertébrés présents dans la litière devait, pour François Remy, être immédiatement suivie d’une analyse de leur régime alimentaire. Pouvait-on, en étudiant ces différents régimes, corroborer l’hypothèse selon laquelle c’est par le biais de ces invertébrés consommateurs de litière que l’énergie fixée par la production foliaire de P. oceanica se transmet à l’ensemble des chaînes alimentaires côtières de la Méditerranée? Après tout, la litière de posidonie ne se limite pas à ses feuilles mortes: elle est également le lieu d’autres sources potentielles de nourriture, telles que des algues, mais aussi des épiphytes (bryozoaires, hydrozoaires, bactéries, champignons, micro-algues, etcqui grandissent fixés sur la surface des feuilles de posidonie. Au fil des mois, François Remy analyse ainsi le contenu stomacal de quelque 560 organismes, et, croisant les résultats obtenus avec des analyses d’isotopes stables du carbone, de l’azote et du souffre, entreprend de déterminer le régime alimentaire général de 19 espèces sur les 115 initialement identifiées. Et de constater, outre des éléments inattendus tels que des fibres textiles (lire Les micro-plastiques dans les estomacs de poissons), l’existence de plusieurs niveaux trophiques, c’est-à-dire plusieurs rangs au sein d’un même réseau trophique (un ensemble de chaînes alimentaires): celui des consommateurs primaires tels que Gammarella fucicola, des omnivores tels que Nebalia strausi, des carnivores tels que le petit crabe Liocarcinus navigator ou la crevette Palaemon xiphias, et même de possibles ‘top predators’: des prédateurs de carnivores tels que de jeunes poissons appartenant au genre Gobius. Chacun de ces niveaux trophiques apparaît cependant doté de diverses préférences en matière de régime alimentaire: certains consommateurs primaires tels que G. fucicola sont des consommateurs mixtes — ingérant un mélange d’algues, d’épiphytes et de feuilles mortes — alors que d’autres, aux tendances détritivores plus prononcées, se nourrissent essentiellement de feuilles mortes (Gammarus aequicauda jusqu’à 60% de son régime alimentaire). « Parce que les prédateurs consomment ces invertébrés, et que de plus gros ‘top prédateurs’ consomment à leur tour ces prédateurs, on comprend aisément comment la matière organique des feuilles mortes se transmet depuis la litière jusqu’aux prédateurs de second ordre par l’intermédiaire de ces ‘mangeurs de litière’. Cette dernière apparaît donc comme une source de nourriture non-négligeable pour l’ensemble des écosystèmes côtiers méditerranéens, alors même qu’il existe au sein de l’herbier de posidonies d’autres sources de nourriture plus aisément assimilables. » 

(1) Characterization, dynamics and trophic ecology of macrofauna associated to seagrass macrophytodetritus accumulations (Calvi Bay, Mediterranean Sea), Thèse de Doctorat 2016


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(1) Characterization, dynamics and trophic ecology of macrofauna associated to seagrass macrophytodetritus accumulations (Calvi Bay, Mediterranean Sea), Thèse de Doctorat 2016


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