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L’ardoise magique

17/11/2016

Lorsqu’un supraconducteur est plongé dans un champ magnétique intense, il perd cette qualité de supraconductivité. Une propriété –malencontreuse- qui freine les développements d’applications basées sur le transport de courant. Pour y remédier, il faut essayer de mieux comprendre ce phénomène puis de le contrôler. Jérémy Brisbois et l’équipe du Département de physique de l’Université de Liège y sont parvenus en revêtant le supraconducteur d’une fine couche d’un matériau magnétique. Cette astuce leur a permis de « voir » le déplacement des lignes du champ magnétique à l’intérieur du supraconducteur.

Les supraconducteurs n’ont pas fini d’intriguer et d’intéresser les physiciens. Notamment à cause d’une de leurs caractéristiques : quand ils sont plongés dans un champ magnétique, ils perdent leur conductivité parfaite. Du moins est-ce le cas avec des champs relativement faibles pour les supraconducteurs dits de type I.  Dans ce cas, au-delà d’une certaine valeur, le champ pénètre dans le supraconducteur plutôt que d’être rejeté par lui et détruit la supraconductivité. Il existe aussi des supraconducteurs de type II (souvent des alliages métalliques), qui acceptent des champs beaucoup plus intenses car ils tolèrent une pénétration locale du champ magnétique. C’est ce qui a permis d’utiliser la supraconductivité dans les énormes aimants des accélérateurs de particules comme le LHC (grand collisionneur de hardons) du CERN. Mais au-delà de certaines valeurs de champ, la conductivité parfaite disparaît également. Comment s’explique ce phénomène ? Par le déplacement des lignes de champ magnétique dans le matériau. Celles-ci se regroupent en effet en minuscules cylindres mesurant une centaine de nanomètres, appelés vortex. Dans ces cylindres, le matériau est normal (non supraconducteur) et en l’absence de courant ou si celui-ci est trop faible, ils ne bougent pas, d’où les propriétés supraconductrices du matériau. Si le courant devient trop intense cependant, ces vortex bougent dans le matériau, ce qui dissipe de l’énergie et met fin au caractère supraconducteur du matériau.

C’est donc une propriété essentielle pour les applications de transport du courant. Et les chercheurs tentent évidemment de reporter cette limite toujours plus loin (c’est-à-dire garder la supraconductivité à des champs de plus en plus élevés). Pour cela, il faut en savoir plus sur le comportement des vortex et trouver un moyen de les figer dans le matériau. Une des manières d’y arriver, la plus intuitive sans doute, est de forer des trous minuscules dans le matériau pour que les vortex y « tombent » et y restent figés. Une méthode qui a fait ses preuves mais qui manque singulièrement de flexibilité : les trous faits, on ne peut revenir en arrière. Si on veut étudier une autre configuration, il faut « usiner » un nouveau matériau. « Nous avons donc cherché une méthode plus flexible, explique Jérémy Brisbois, aspirant FNRS au sein du Département de physiquede l’Université de Liège (Physique Expérimentale des Matériaux Nanostructurés, professeur Alejandro Silhanek) et premier auteur de l’article publié dans Scientific Reports (1) : placer une fine couche magnétique sur le supraconducteur. C’est le même principe que celui de l’ardoise magique qui permet de dessiner et effacer à volonté à l’aide d’un stylet. Celui-ci contient un aimant qui permet de dessiner des traits parce qu’il attire les particules magnétiques qui sont sur l’ardoise. Dans notre cas, le rôle de l’ardoise est joué par la fine couche de matériau magnétique qui recouvre le supraconducteur et le rôle du stylet est tenu par les vortex supraconducteurs qui sont une source très localisée de champ magnétique. Ils vont donc, eux aussi, laisser une trace de leur passage en polarisant localement la couche magnétique ». Le dispositif étudié se compose donc d’un support de silicium sur lequel est déposé une couche de niobium (le supraconducteur) de 140 nm d’épaisseur, lui-même revêtu du matériau ferromagnétique (ici du Fe20Ni80) ; le champ magnétique H est appliqué à l’ensemble. Comme on le voit, la couche ferromagnétique n’a pas une forme régulière (carré ou rectangle) mais a été dessinée afin de voir directement comment le comportement des vortex est influencé en fonction de différents angles.

Ardoise magique illu1
Schéma du dispositif étudié, fabriqué sur un substrat de silicium (en gris). Le supraconducteur (en bleu) est un carré de niobium de 2x2 mm² d’une épaisseur de 140 nm, avec une température critique de 9 K (-264°C). Il est partiellement couvert d’une couche ferromagnétique polygonale (en orange) composée de Fe20Ni80 (ou permalloy). Deux dispositifs ont été utilisés, différant de par l’épaisseur de la couche magnétique : 50 nm ou 450 nm. Par ailleurs, une fine couche d’oxyde de silicium placée entre le supraconducteur et le matériau magnétique permet d’isoler électriquement les deux matériaux. Au cours des expériences, le dispositif est plongé dans un champ magnétique H perpendiculaire (flèche verte).

Différents cas de figure

Première constatation lorsqu’on plonge un tel ensemble dans un champ magnétique : les vortex se comportent différemment selon qu’il y a, ou non, une couche magnétique au-dessus du supraconducteur. Sans couche magnétique, les vortex entrent dans le supraconducteur par le milieu des bords du matériau, de façon symétrique ; lorsqu’il y a une couche, la pénétration est favorisée sur un bord, fonction de l’orientation de l’aimantation de la couche.

Ardoise magique illu2

Images du champ magnétique obtenues grâce à la technique de l’imagerie magnéto-optique. Les zones noires correspondent à un champ magnétique nul, tandis que les zones blanches indiquent un champ magnétique intense. L’image (a) cartographie le champ magnétique dans un film supraconducteur carré similaire à celui présenté à la figure 1, et montre que la pénétration se fait préférentiellement par le milieu des côtés. Lorsque le supraconducteur est partiellement couvert par une couche magnétique d’une épaisseur de 450 nm, comme dans l’image (b), les vortex pénètrent plus facilement par le côté gauche, tandis qu’ils sont retardés ailleurs. Le côté où la pénétration est privilégiée est contrôlé par la direction de l’aimantation de la couche magnétique, représentée par la flèche orange.

« Ces constatations avaient déjà été faites précédemment, explique Jérémy Brisbois, mais nous avons obtenu des images plus claires que celles disponibles à ce jour. » Forts de ce succès, les physiciens liégeois ont ensuite multiplié les expériences en faisant varier différents paramètres. Parmi ceux-ci, l’épaisseur de la couche ferromagnétique, tantôt 50 nm, tantôt 450 nm. Ou la température, variable très importante quand on parle de supraconductivité puisque le phénomène n’apparaît que sous un seuil critique.

Ardoise magique illu3
L’image (a) cartographie la pénétration des vortex lorsque l’aimantation de la couche magnétique est dans la direction de la flèche orange. Contrairement à la figure 2, le flux entre ici brutalement sous la forme de branches étroites, appelées avalanches. Lorsque le dispositif est réchauffé au-dessus de sa température critique, la supraconductivité disparaît, et l’image (b) montre les traces laissées par les vortex dans la couche magnétique, d’une épaisseur de 50 nm. Celles-ci sont seulement présentes du côté où les vortex sont rentrés dans la direction opposée à l’aimantation, car elles résultent du renversement de l’aimantation par le flux entrant dans le permalloy. L’image (c) indique une excellente correspondance entre les traces dans la couche magnétique (en rouge) et la pénétration des vortex (en bleu) ; les endroits où bleu et rouge se superposent sont colorés blanc.

Parmi les différents résultats ainsi obtenus, qui contribuent à mieux faire comprendre le phénomène de formation et progression des vortex dans le supraconducteur, l’un d’entre eux est particulièrement remarquable. Lorsque le dispositif est refroidi à très basse température (4K ou -269°C), les vortex entrent brutalement dans le supraconducteur et forment des branches de flux magnétique, aussi appelées avalanches. Dans ce cas, lorsque la température est augmentée jusqu’à détruire complètement la supraconductivité, les traces des vortex restent visibles dans la couche magnétique. « Autrement dit, explique Jérémy Brisbois, nous avons réussi à imprimer les trajectoires des vortex, et à en garder une trace avant qu’ils ne disparaissent. » Un résultat d’autant plus intéressant que les traces restent visibles à température ambiante, ce qui facilite évidemment leur observation et l’étude du comportement des vortex.

Ayant réussi à enregistrer la trace des vortex, les chercheurs ont tenté d’imprimer d’autres sources de champ magnétique dans la couche ferromagnétique, notamment une structure magnétique (NdFeB) composée de carrés d‘une centaine de µm de côté, aimantés alternativement en sens opposés. Lorsque cet « échiquier » d’un genre particulier est mis en contact direct avec le supraconducteur, on voit nettement que le champ magnétique s’imprime dans la couche de matériau ferromagnétique qui recouvre le supraconducteur. 

Ardoise magique illu4

L’image (a) montre le champ magnétique dans une structure magnétique en NdFeB, avec une géométrie d’échiquier formé de carrés de 100x100 µm² : chaque carré blanc-bleu correspond à un champ magnétique positif, tandis qu’un carré rouge indique un champ négatif. Lorsque cet échiquier est pressé contre la couche magnétique de 450 nm d’épaisseur (b), et ensuite retiré (c), il y laisse une trace, représentée dans l’image (d). Celle-ci prouve qu’en plus d’être utilisée pour enregistrer la trace du passage des vortex, la couche magnétique peut aussi jouer le rôle d’ardoise magique pour d’autres sources de champ magnétique.

« Dès lors, explique Jérémy Brisbois, l’impression de l’échiquier laissée dans la couche magnétique peut être utilisée pour influencer le déplacement des vortex dans le supraconducteur. L’avantage de cette technique, par rapport au forage de trous dans le matériau, c’est que notre échiquier est évidemment très maniable : on peut imaginer une multitude de géométries différentes et il est très facile d’en changer. Un seul échantillon suffit pour tout tester : on garde la trace, on efface, on recommence, exactement comme un enfant avec son ardoise magique ! » Une flexibilité qui permet de faire un pas de géant dans l’étude des vortex et de leur comportement, ainsi que pour le contrôle de leur déplacement, puisqu’elle rend les expérimentateurs maîtres de la manœuvre. Il ne s’agit plus seulement d’observer, mais bien de guider les vortex en fonction du but recherc

(1) Imprinting superconducting vortex footsteps in a magnetic layer, Brisbois Jérémy et al., Scientific Reports 6, 27159 (2016).


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