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Le langage humain, fruit de l'évolution ?
14/11/2016

miel-abeillesLeur « manège » était connu depuis Pline l'Ancien, à l'époque romaine, mais ne fut vraiment décodé qu'au 20ème siècle. Ces insectes font appel à un lexique composé de l'équivalent comportemental de deux termes qu'ils utilisent comme un code afin de communiquer à leurs congénères la localisation et la distance relative des sources de nectar. Les deux lexèmes (éléments de vocabulaire) sont la « danse en rond » et la « danse en huit ». Vol circulaire effectué à l'entrée de la ruche, la première signale la présence de nectar à proximité (dans une circonférence de 100 mètres environ). Plus sophistiquée, la seconde fournit deux informations, l'une sur la direction à suivre pour accéder à la source de nectar, l'autre sur la distance (jusqu'à 6 kilomètres) à laquelle elle se trouve. Par exemple - nous n'entrerons pas dans les détails -, la position du segment central de la danse en huit par rapport à la verticalité de la ruche indique la direction à suivre par référence à l’azimut solaire. « Si l'orientation est à 10 heures en termes aéronautiques, le nectar doit être recherché dans une direction située à 60° à gauche par rapport à l'azimut solaire », commente le professeur Rondal.

L'essentiel est que les abeilles mellifiques disposent de capacités lexicales, certes élémentaires puisque leur lexique ne renferme que deux lexèmes, mais bien réelles. En outre, si la danse en rond est assimilable à un simple signal (il y a une source de nectar à proximité), la danse en huit peut être appréhendée comme un signe, dans la mesure où elle se substitue à la réalité à laquelle elle se réfère, pour la représenter (distance, direction). « En l'occurrence, il s'agit d'un "signe motivé", double de surcroît, car il existe un rapport entre sa forme et ses référents, les deux éléments de la réalité auxquels il renvoie, précise le psychologue de l'ULg. Chez l'homme, un signe motivé est, par exemple, de mimer le fait de porter un verre à sa bouche pour signifier l'action de boire. » La plupart des langues modernes humaines sont cependant sous-tendues par d'autres signes, les signes dits « arbitraires », dont la forme (le signifiant) est indépendante de la signification (le signifié). Si tel n'était pas le cas, il ne pourrait exister qu'un seul lexique commun à toutes les langues et, abstraction faite d'éventuelles différences morphosyntaxiques, qu'une seule langue, immuable sur le plan lexical.

Les singes catarhiniens

Dans la nature, on observe une étape intermédiaire entre les signaux simples et les signes : les signaux-signes. À la différence des premiers, qui sont innés, ces « présignes » font l'objet d'un apprentissage. Leur plus-value est d'incorporer aux signaux une information représentationnelle. Ainsi, les cris d'alerte des singes vervets diffèrent selon qu'un léopard, un aigle ou un serpent a été repéré, ce qui provoque respectivement une fuite dans les arbres, la scrutation du ciel ou celle du sol. Les présignes devant être appris, les jeunes singes vervets commettent initialement des erreurs, par exemple en produisant une alarme « aigle » pour une grande variété d'oiseaux. Lors de l'apprentissage du langage parlé, le bébé humain passe aussi par un stade dit de « surextension sémantique » au cours duquel il pourra désigner par le même mot les chats, les chiens, les chevaux ou encore les brebis, par exemple.

On ignore si les singes catarhiniens, les plus proches de nous (chimpanzés, bonobos, gorilles, orangs-outans), ceux avec lesquels nous partageons un ancêtre commun qui vivait voilà quelque 50 millions d'années, utilisent des signes lorsqu'ils communiquent entre eux dans la nature. En revanche, il a été montré que dans le contexte de recherches en laboratoire, ils disposent bien de cette capacité langagière allant au-delà de la production de signaux et de présignes.

Après les échecs rencontrés par les Kellogg et les Hayes dans leurs tentatives d'apprendre le langage humain oral aux chimpanzés Gua et Viki, les recherches ultérieures firent appel à la modalité langagière visuo-motrice. À la fin des années 1960, les Gardner immergèrent le chimpanzé femelle Washoe dans un environnement proche de celui habituellement réservé aux jeunes enfants, avec l'idée de lui apprendre le langage gestuel des sourds américains, l'American sign Language« Après 33 mois, Washoe produisait 30 signes gestuels, correctement formés et utilisés à bon escient », relate Jean Adolphe Rondal. Et après 62 mois, 160. En outre, elle était capable de produire ces lexèmes pour exprimer une intention en l'absence du référent (la réalité physique). Élément des plus intéressants, les étapes de l'apprentissage (notamment les erreurs lexicales commises) recelaient des similitudes évidentes avec le processus d'acquisition des lexèmes chez les enfants humains. « Il arrivait également à Washoe de forger de nouvelles appellations combinant des gestes initialement séparés, comme oiseau-eau pour les cygnes, baie-caillou pour les noix du Brésil et nourriture-douleur pour les radis », ajoute notre interlocuteur.

D'autres équipes américaines et japonaises ont obtenu des résultats similaires avec quelques gorilles, bonobos, orangs-outans ainsi qu'avec d'autres chimpanzés. Certains travaux où, notamment, des formes abstraites (ronds, triangles...) étaient projetées sur un écran, ont mis en évidence que l'aptitude lexicale des singes catarhiniens s'étendait aux signes arbitraires. La question est alors de savoir pourquoi elle est restée virtuelle, n'est apparemment pas employée dans le contexte naturel de vie de ces animaux. L'hypothèse la plus couramment émise est que les singes catarhiniens sont parfaitement adaptés à leur milieu et n'auraient dès lors tiré aucune plus-value de cette disposition. Cette explication ne convainc pas Jean Adolphe Rondal : « La raison de l'évolution langagière est à chercher du côté de la potentialisation anatomo-physiologique intervenue graduellement au niveau de certaines structures cérébrales dévolues à la fonction langagière, mais aussi du côté du progrès cognitif également permis par l'évolution cérébrale et qui a motivé la mise au point de dispositifs communicatifs plus élaborés. »

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