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Le langage humain, fruit de l'évolution ?
11/14/16

De la concaténation à la syntaxe

Les chercheurs se sont également posé la question de la syntaxe, de l'ordonnancement des énoncés. Car il est clair que, selon leur agencement combinatoire, les mêmes lexèmes peuvent traduire des idées parfois très différentes. « Le chien a mordu l'enfant » se distingue nettement par le sens de « L'enfant a mordu le chien ». Il apparaît que les singes catarhiniens ont la capacité d'élaborer des séquences plus ou moins organisées pour tâcher d'établir certaines relations de sens qu'ils jugent essentielles, mais ils en restent à un stade présyntaxique - de concaténation, disent les linguistes - qui rappelle celui auquel accède les enfants humains âgés de 20 à 24 mois.

Les dauphins et les otaries de Californie dépassent cette limite. Au cours d'une expérience entreprise par l'équipe de Lou Herman, de l'Université d'Hawaï, deux dauphins femelles nommés Akeakamai et Phoenix ont initialement appris, l'un en langue gestuelle, l'autre par voie acoustique via un générateur de sons et d'ultrasons, un répertoire lexical réceptif (compréhension) constitué d'une trentaine de lexèmes renvoyant à eux-mêmes, les deux dauphins, à des éléments du bassin, à des objets flottants, etc. Par la suite, des séquences ordonnées de lexèmes représentant des énoncés injonctifs de plus en plus complexes leur furent proposées. La place de chaque lexème répondait à des règles strictes. Par exemple, les lexèmes correspondant à des compléments d'objets directs (dans notre grammaire) précédaient toujours la représentation de l'action (verbe) à effectuer. De même, les modificateurs (adjectifs de couleur, de position, etc.) étaient invariablement placés devant les lexèmes auxquels ils se rapportaient. Ainsi, une des règles en vigueur était : objet direct (OD) + action (A) + modificateur (M) + objet indirect (OI). Ce qui pouvait donner : seau + aller-chercher-et-apporter + surface + tuyau (« Va chercher le seau et apporte-le au tuyau de surface »). L'épreuve porta sur plusieurs centaines d'énoncés. Quatre fois sur cinq environ, les deux dauphins répondirent correctement à la demande qui leur était formulée. « Et quand des énoncés violaient la grammaire apprise, ils s'efforçaient d'extraire un sous-ensemble syntaxiquement normal de la séquence indue proposée afin de mener à bien leur mission », souligne le professeur Rondal. Une vraie logique syntaxique est donc accessible à ces mammifères marins.

Ronald Schusterman, du Laboratoire Long Marine de l'Université de Californie à Santa Cruz, est arrivé à des conclusions similaires en étudiant trois otaries de Californie avec une méthodologie analogue (2). Ce qui conduit Jean Adolphe Rondal à conclure : « On est passé d'une concaténation sans organisation formelle précise chez les singes catarhiniens, à une sensibilité réceptive formelle, élémentaire certes, mais véritable, chez deux espèces de mammifères aquatiques. »

Les échelons de la complexité

Si l'on monte dans l'échelle phylogénétique pour s'intéresser au genre Homo, apparu il y a environ deux millions d'années, on se heurte évidemment à l'impossibilité de procéder à des expérimentations. D'Homo abilis (2,4 à 1,5 million d'années) à Homo sapiens sapiens (présent depuis 150 000 ans) en passant par toutes les étapes intermédiaires (erectus, sapiens archaïque, etc.), on observe un triplement du volume cérébral et une architecture crânienne où se marque progressivement une asymétrie du cerveau, dont le développement est plus important sur le flanc gauche. Déjà chez Homo abilis, contrairement à ce qui apparaît chez les singes catarhiniens, l'examen des endocastes crâniens (os du crâne fossilisés) révèle une asymétrie de ce type. Or, chez Homo sapiens sapiens, on connaît le rôle majeur joué par l'hémisphère gauche dans le langage, notamment via les aires de Broca et de Wernicke. Selon les spécialistes, une forme rudimentaire de langage (gestuel, chanté peut-être) devait exister dès Homo abilis. D'aucuns, dont en particulier le chercheur américain Derek Bickerton, postulent qu'Homo erectus disposait d'une langue rudimentairerenfermant quelques termes, sous-tendue par une organisation séquentielle élémentaire. La conformation du tractus vocal de cet ancêtre d'Homo sapiens a peut-être permis une forme simple de parole.

Mais brûlons les étapes. Il ressort de récents progrès en génétique moléculaire que l'homme moderne a 35 à 70% de son patrimoine génétique en commun avec Homo neanderthalensis (300 000 à 30 000 ans). Comme le précise Jean Adolphe Rondal, « cette espèce n'a pas disparu purement et simplement il y a 30 000 ans, comme on l'a pensé jusqu'ici, mais s'est fondue génétiquement au sein de la nôtre par interfécondation ». Encore trophaute dans la gorge, la position du larynx lui permettait tout au plus de posséder un lexique oral peu différencié, mais, vu ses capacités symboliques et son organisation sociale, il est probable que son lexique était plus riche en modalité gestuelle et, d'autre part, que ses aptitudes sur le plan de la syntaxe dépassaient celles des précédentes espèces du genre Homo.

Le temps et l'évolution ont accompli leur œuvre. À travers les espèces qui se sont succédé sur des millions d'années, le langage a gravi progressivement les échelons de la complexité. D'abord, sur le plan lexical où signaux, présignes, signes motivés et enfin signes arbitraires sont apparus successivement au gré de l'évolution phylogénétique, ouvrant sans cesse de nouvelles portes jusqu'à l'expression de la pensée abstraite. Ensuite, l'organisation du langage, d'une concaténation balbutiante, puis plus affirmée, jusqu'au triomphe de la morphosyntaxe, a permis de réduire drastiquement l'ambiguïté des messages et d'en accroître la richesse informationnelle.

Origine Langage1

Pour l'auteur de D'où vient le langage humain ? Essai de reconstruction évolutive, la pertinence et la force des arguments expérimentaux sont de nature à démontrer que le langage s'est développé graduellement en intégrant ces diverses habiletés. En effet, il lui semble difficilement contestable que « plusieurs aspects fondamentaux du langage moderne se retrouvent à l'état de claire ébauche, et parfois davantage, dans le monde animal ». Ils se sont combinés sous la houlette de la sélection naturelle et, partant, des transformations de l'organisation cérébrale et des fonctions qu'elle sous-tend.

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