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Les Belges au pied des urnes

23/04/2012

Attention, livre majeur ! Sous la direction de deux jeunes chercheurs liégeois, les éditions Bruylant  publient un ouvrage très actuel et très complet sur les systèmes électoraux de la Belgique (1).

COVER-sys-elect-BOn aurait pu s’attendre à un austère traité de droit public, où chaque article de la législation serait disséqué à l’infini, jusqu’à l’analyse au peigne fin de toutes les décisions et commentaires qu’il a suscités en jurisprudence et en doctrine. Eh bien, non ! Bien sûr, ce n’est pas un roman. Il s’agit, notamment, d’un ouvrage juridique qui explique les principales règles du droit électoral. Mais la démarche ne s’arrête pas là. Frédéric Bouhon et Min Reuchamps, les deux jeunes chercheurs à l’origine du livre, ont voulu croiser leurs disciplines –le droit pour l’un, la science politique pour l’autre– et privilégier une approche élargie, résolument interdisciplinaire, du phénomène étudié. Pour y parvenir, ils ont fait appel à une trentaine de contributeurs issus non seulement de l’Université de Liège, mais aussi des autres universités et centres de recherche, du nord comme du sud du pays. L’ouvrage qui en résulte offre, en quelque 600 pages, une vision globale du droit en vigueur et des phénomènes politiques sous-jacents, grâce aux analyses croisées de juristes et de politologues de renom, mais aussi d’historiens, de sociologues, de philosophes et de géographes avisés, venus d’horizons très divers. Aux yeux des initiateurs, seule la combinaison des savoirs croisés et des méthodes de ces spécialistes de disciplines différentes pouvait assurer une explication complète et réaliste du fonctionnement des systèmes électoraux en Belgique. Mais pourquoi parle-t-on des systèmes, et pas du système ? Parce qu’il y en a plusieurs, pardi ! Comme l’écrit Jan Velaers (université d’Anvers), « au sein du système institutionnel belge à plusieurs niveaux de pouvoir, la démocratie représentative est une maison pourvue de nombreuses chambres ». Effectivement : en plus des deux chambres du Parlement fédéral, les Parlements des Régions et Communautés, les conseils provinciaux et communaux, disposent, chacun, de leurs propres règles. 

L’ouvrage est divisé en cinq parties. Dans la première, le constitutionnaliste Hugues Dumont, professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis de Bruxelles, explique le concept et les fondements de la démocratie représentative en vigueur dans notre pays. Lors des élections, nous choisissons en effet celles et ceux qui vont nous représenter dans l’exercice du pouvoir, qu’il soit communal, régional ou communautaire, fédéral ou européen. L’histoire du système électoral belge est ensuite racontée par le Pr. Vincent Dujardin (UCL), qui en retrace les principales évolutions dans une fresque riche de surprises et, parfois même, d’anecdotes savoureuses. Sait-on par exemple que, dans la foulée de la révolution de 1830, le droit de vote n’était reconnu qu’à 46.099 hommes, jugés suffisamment riches et/ou instruits pour l’exprimer valablement, sur une population de quelque 4 millions d’habitants ? Ces messieurs bien nourris avaient élu, le 3 novembre de cette année-là, un Congrès national de 200 députés, dont une petite moitié de magistrats, fonctionnaires et titulaires de professions libérales. Les avocats, à eux seuls, peuplaient le tiers de cette assemblée qui ne comportait, bien entendu, pas une seule femme. On s’y affrontait entre catholiques et libéraux, ces derniers détenant alors le monopole de la résistance contre l’emprise – encore énorme- du clergé sur la société. Le Parti Ouvrier Belge (POB) ne sera créé qu’en 1885, revendiquant d’entrée de jeu une démocratisation du système électoral par l’adoption du suffrage universel… masculin, bien entendu. « Pensez-vous, mon cher ! » Pas question, encore, d’accorder le droit de vote aux femmes : socialistes comme libéraux les jugeaient trop influençables par les curés et vicaires paroissiaux, donc acquises au parti catholique. Ce dernier pensait sans doute la même chose, puisqu’il sera, avec son avatar social-chrétien, à la pointe du combat pour le droit de vote des femmes. Ce qui ne sera fait qu’en 1948, alors que le suffrage universel masculin était acquis dès 1919. Mais, avant cela, une importante réforme du système électoral avait été instaurée en 1899, aux termes de laquelle le vote majoritaire avait été remplacé par le scrutin proportionnel, qui permettait une représentation plus équitable des forces en présence. Sans cette réforme, le parti libéral aurait risqué la disparition pure et simple, pris en tenaille entre deux rouleaux compresseurs : catholique en Flandre et socialiste en Wallonie, où le POB commençait à s’imposer en force. L’abandon du scrutin majoritaire au profit de la représentation proportionnelle a sans doute aussi permis de retarder ou de masquer, pendant quelques décennies encore, l’opposition entre les opinions publiques du Nord et du Sud du pays, déjà visible à ce moment, relève le Pr Jean-Claude Scholsem (ULg).

Multiplication des clivages et des partis

Cette perspective historique est complétée par une évolution des résultats électoraux et des partis en présence. Pierre Verjans et Geoffroy Matagne (ULg) y montrent comment la Belgique est progressivement passée d’un système politique bipolaire (ou « bipartisan » : catholiques-libéraux, basé sur le seul clivage Eglise/Etat) à un système « multipartis » à clivages multiples, engendré par l’extrême proportionnalité du mode de scrutin. Lors du dernier scrutin législatif, le 13 juin 2010, la dispersion des voix saupoudrait non moins de 12 partis, dont 10 obtenaient des résultats significatifs, supérieurs à 4 élus sur les 150 sièges à pourvoir à la Chambre. Cette complexification croissante du paysage politique explique, pour une bonne part, les difficultés de plus en plus aigües à former un gouvernement au « lendemain » des élections : de juin 2010 à la décembre 2011, les « lendemains » se sont étirés sur plus de 500 jours, un record mondial des crises politiques.

Vient alors une approche plus prospective : que changera la sixième réforme de l’Etat (négociée mais pas encore votée) en matière électorale ? Le constitutionnaliste liégeois Christian Behrendt concentre son exposé sur son volet le plus délicat : la réforme de la circonscription électorale de Bruxelles-Hal-Vilvorde (BHV). Et ce qu’il en dit mérite le plus grand intérêt, parce que la réforme adoptée maintient une certaine porosité de la frontière linguistique, ce qui ne serait pas sans incidence dans la perspective d’une partition éventuelle du pays (lire l’encadré sur BHV).

Obligés de voter sans cesse ?

La deuxième partie de l’ouvrage dresse un panorama des acteurs du processus électoral et de leur rôle respectif : qui peut voter, qui peut être élu et à quelles conditions, comment confectionne-t-on les listes électorales, comment naissent les partis politiques et pourquoi disparaissent-ils ?

Une perspective plus dynamique est développée dans la troisième partie, qui porte sur la campagne électorale. On y décrit les règles de financement des campagnes et, plus généralement, des partis qui briguent nos suffrages ; mais on explique également les mécanismes d’accès aux médias et les implications complexes liées à la multiplication des sondages d’opinion et d’intentions de vote.

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La quatrième partie du livre touche au cœur des systèmes électoraux, en étudiant l’ensemble des mécanismes techniques qui sont mis en œuvre pour procéder à l’élection des représentants. On y explique les fondements du système proportionnel, mais on y explore aussi les enjeux d’une éventuelle adoption du scrutin majoritaire (comme en France) dans notre pays. Y sont également abordées les questions relatives au vote obligatoire et au rythme électoral : une « fréquence raisonnable » n’imposerait-elle pas de mieux synchroniser les différentes échéances électorales ? A ce propos, Frédéric Bouhon (ULg) fait observer que l’on a déjà veillé à faire coïncider le renouvellement de certains organes : les élections communales sont couplées avec les provinciales ; les Parlements communautaires et régionaux son renouvelés en même temps que le Parlement européen. Néanmoins, la fréquence élevée des élections en Belgique, due notamment à l’absence de synchronisation entre les élections fédérales et fédérées, est souvent considérée comme responsable de plusieurs difficultés. Les électeurs ont parfois du mal à distinguer les enjeux des différents scrutins et sont lassés par la récurrence des appels aux urnes. Et les candidats ne les aident pas toujours ! Certains d’entre eux semblent éprouver des difficultés à cibler leur campagne sur les compétences de l’assemblée à laquelle ils se présentent ; d’autres, parlementaires ou ministres au sein d’un niveau institutionnel, se présentent, en cours de mandat, aux élections d’une assemblée d’un autre niveau –avec ou sans l’intention d’y siéger effectivement– au risque de se distraire de l’exercice de leur fonction initiale.

VoteTout cela fait désordre et entraîne la remise en cause du système actuel par le biais de propositions visant à regrouper les échéances des élections fédérales et fédérées. Cette question n’a cependant pas été définitivement tranchée par l’accord politique sur la sixième réforme de l’Etat. Quant à Frédéric Bouhon, il nous invite à « ne pas trop vite considérer que le fait de convoquer souvent les électeurs est en soi un vice dans une démocratie ; n’est-ce pas, au contraire, le meilleur moyen de leur (aux citoyens) donner l’occasion de participer régulièrement à l’exercice du pouvoir politique qui est, le reste du temps, concentré dans les mains des élites ? »

Quant à l’obligation de voter, introduite en 1893 pour remédier à l’absentéisme et stimuler les électeurs modérés, elle nourrit depuis lors une foule de débats politiques, juridiques et philosophiques. Précurseur à la fin du XIXème siècle, la Belgique fait aujourd’hui figure d’exception : dans la plupart des démocraties, le vote est facultatif. Et de plus en plus de voix réclament l’abolition de son caractère obligatoire, car le droit de vote ne devrait pas être assorti d’une obligation. Mais d’autres voix, en nombre croissant sur le plan international, mettent en évidence les vertus du vote obligatoire face au déclin de la participation électorale et de la confiance dans les institutions politiques. Le vote obligatoire leur apparaît alors comme un moyen permettant de faire naître un espace public plus dynamique. Ici comme ailleurs, le débat n’est donc pas clos, loin de là.

Féminisation, rajeunissement, professionnalisation

La cinquième partie du livre, consacrée aux questions postélectorales et aux processus de formation des exécutifs, fait également ressortir les grandes évolutions des « profils » de nos représentants : comment leurs caractéristiques sociodémographiques ont évolué et quel a été l’impact des mesures introduites pour assurer une plus grande diversité des élus, comme c’est le cas des quotas hommes-femmes. De l’échelon communal au Parlement fédéral, il tombe sous le sens que les assemblées d’aujourd’hui ne ressemblent plus beaucoup à ces cénacles de notables ventripotents à gilets rayés, montres-goussets et rouflaquettes, qui faisaient la joie des caricaturistes au XIXème siècle. A y regarder de plus près, cependant, c’est depuis la seconde moitié du XXème siècle que les évolutions dans la composition des assemblées ont été les plus prononcées. Les politologues gantois Carl Devos, Herwig Reynaert, Tony Valcke et Hilde Van Lieferinge discernent trois tendances frappantes depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale : les élites nationales, fédérales ou locales sont devenues plus féminines, plus jeunes et plus « professionnelles », en ce sens que l’activité politique est de plus en plus souvent un métier à part entière, que l’on n’exerce plus en appoint d’une profession principale. Autrement dit, les politiciens ne vivent plus pour la politique, mais de la politique. Cette évolution est allée de pair avec une augmentation constante de leur niveau d’instruction : seuls 5% des parlementaires n’avaient pas de diplôme supérieur en 1999, alors que c’était encore le cas d’un quart d’entre eux en 1981. Le contexte politique de l’après-guerre a été caractérisé par de multiples évolutions comme le décloisonnement des anciens réseaux ou « piliers » d’appartenance, le recul des idéologies classiques, l’individualisation, le multiculturalisme, mais également la médiatisation et la personnalisation de la politique.

Candidats gadgets

A cela s’ajoute la volatilité croissante des électeurs, perceptible depuis le milieu des années 1960, avec la montée des partis « ethnolinguistiques », communautaires et fédéralistes. Ce phénomène, confirmé par la poussée de l’extrême-droite lors du « Dimanche noir » de 1991, a incité les partis traditionnels à modifier leurs stratégies de recrutement. Au lieu d’un public électoral fixe par parti, chaque électeur est devenu une cible potentielle pour tous les partis. C’est pour cette raison que l’on a fait un appel grandissant, surtout en Flandre, à ces candidats extérieurs au sérail politique, personnalités connues, « lapins blancs » et autres « bekende Vlamingen » susceptibles de rallier des voix de préférence en dehors de la clientèle classique des partis. Ces enfants de politiciens importants, personnalités connues du monde académique, journalistique, syndical, artistique ou sportif, s’inscrivent dans le contexte d’une vie politique très médiatisée et personnalisée, où les candidats-surprises sont censés aider les partis à s’attirer les faveurs des électeurs volatils. Quant à la question de savoir si cette mise en vedette de candidats « attrape tout » n’est pas trop centrée sur les paillettes du succès immédiat au détriment des objectifs politiques à long terme, elle garde sans doute toute sa pertinence...

(1) BOUHON F., REUCHAMPS M., (dir), Les systèmes électoraux de la Belgique, Bruylant, 2012.


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