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Patients cancéreux âgés : le poids d'une double stigmatisation

03/10/2016

Il est commun de nourrir des stéréotypes négatifs à l'égard du vieillissement et de la maladie. Dans une thèse de doctorat(1) défendue récemment, Sarah Schroyen, du Service de psychologie de la sénescence de l'Université de Liège, souligne, à travers l'attitude du personnel soignant et les plaintes des malades eux-mêmes, les conséquences de la double stigmatisation dont sont victimes les patients âgés souffrant d'un cancer. 

Vieillesse cancer

L'âge et la maladie font l'objet de stéréotypes tenaces, intériorisés par chacun d'entre nous. Dans sa thèse de doctorat (avril 2016) intitulée Conséquences de la double stigmatisation pour des patients âgés souffrant d'un cancer, Sarah Schroyen, chercheuse FNRS (FRESH) au sein du Service de psychologie de la sénescence de l'Université de Liège (ULg), rappelle la définition que donnait de l'âgisme le médecin, gérontologue et psychiatre américain Robert Butler, décédé en 2010 : il reflète une révulsion pour la vieillesse, la maladie et le handicap ; une peur de l'impuissance, de l'inutilité et de la mort.

Dans leur « théorie de la gestion de la terreur », émise en 2002, Jeff Greenberg, Jeff Schimel et Andy Martens considèrent que tout individu tend à se distancier de ce qui peut évoquer sa propre mortalité. « Selon cette approche, nous éviterions de côtoyer les personnes âgées car elles nous rappelleraient que la mort est inévitable, que notre corps n'est pas invulnérable et que les barrières que nous dressons afin de gérer notre anxiété de la mort sont transitoires », indique Sarah Schroyen. En d'autres termes, nous fuyons notre propre image potentielle.

Pathologie grave, souvent associée à l'idée de la mort, le cancer est, lui aussi, au centre d'importants stéréotypes. À telle enseigne que certaines personnes le perçoivent encore aujourd'hui comme une maladie contagieuse ou dont « on ne sort jamais » ou encore dont le traitement est pire que l'affection elle-même. Face à l'image (le tabou) que véhicule le cancer, la théorie de la gestion de la terreur semble trouver à nouveau un terrain d'application fertile. « Les stéréotypes sur la maladie ne sont évidemment pas sans conséquences, puisqu'ils influencent grandement les comportements, souligne Sarah Schroyen. Il est fréquent qu'après avoir annoncé à son entourage un diagnostic de cancer, le patient voie une fraction de ses proches couper le contact. Les uns se disent gênés, incapables d'aborder la question, d'autres ne veulent pas voir s'agiter devant eux le spectre de la mort... »

Recommandations à géométrie variable

Une étude de Levy, Slade, Kunkel et Kasl a montré en 2002 que, dans le vieillissement normal, les personnes âgées ayant des stéréotypes négatifs affirmés en lien avec l'âge ont une espérance de vie inférieure de 7,5 ans par rapport à celles qui entretiennent des stéréotypes positifs dans ce domaine. Comment l'expliquer ? Probablement par une moindre envie de vivre, mais surtout par une moindre propension à s'engager dans des comportements préventifs en matière de santé - moins de visites chez le médecin, moins bonne observance des traitements médicaux, utilisation moins fréquente de la ceinture de sécurité en voiture, etc. Par ailleurs, l'Eurobaromètre, outil d'analyse de l'opinion publique instauré en 1973 par la Commission européenne, a mis en évidence à travers une de ses enquêtes que le motif de discrimination dont se plaignent le plus fréquemment les individus en Europe n'est ni la race, ni le sexe, ni le handicap, mais le fait d'avoir plus de 55 ans. L'âgisme s'avère donc très présent dans notre société, alors qu'il se révèle moins prononcé en Asie, par exemple.

À la lumière de l'ensemble des données susmentionnées, la chercheuse du Service de psychologie de la sénescence s'est intéressée à la double stigmatisation à laquelle sont en proie les patients cancéreux âgés. D'où l'interrogation qui a balisé la première des deux parties de son travail : l'attitude du personnel soignant à l'égard des patients cancéreux diffère-t-elle selon le degré des stéréotypes négatifs que ces prestataires de soins nourrissent vis-à-vis de l'âge ?

Dans une première modalité de l'étude, 76 infirmières du CHU de Liège spécialisées en oncologie reçurent trois fiches cliniques identiques sur le plan des paramètres médicaux, mais ayant trait respectivement à une patiente de 35, de 55 ou de 75 ans. La personne malade était censée souffrir d'un cancer du sein et avoir besoin d'une chimiothérapie. En outre, sa situation médicale était compatible avec une reconstruction mammaire ; pourtant, elle était présentée comme hésitant à la solliciter, tout comme elle hésitait à s'engager dans un traitement par chimio. Les infirmières devaient se prononcer sur le point suivant : « Encourageriez-vous ou non la patiente à suivre une chimiothérapie et à demander une reconstruction mammaire ? » Ensuite, elles furent soumises à un questionnaire sur leur vision de l'âge.

Que constata-t-on ? Globalement, que la femme de 75 ans était beaucoup moins encouragée que les deux autres à se plier à une chimio et à demander la pose d'un implant mammaire. De surcroît, la patiente de 55 ans recevait un avis plus mitigé que celle de 35 ans. « Lorsque nous avons mis en relation ces résultats avec les stéréotypes liés à l'âge, il apparut que les infirmières qui avaient une vision négative du vieillissement étaient enclines à moins recommander les traitements proposés lorsque l'âge de la malade était plus avancé, tandis que celles qui avaient une vision de l'âge plus positive n'opéraient pas de distinction entre quelqu'un de 35 ans et quelqu'un de 75 ans », rapporte Sarah Schroyen.

Le parler « petit vieux »

La seconde facette de la recherche centrée sur l'attitude du personnel soignant concernait l'influence de l'âgisme sur la communication entre les médecins et les patients. Quarante médecins (et étudiants en médecine) furent conviés à participer à une expérience. Chacun d'entre eux recevait deux fiches cliniques reprenant les caractéristiques de deux patientes, l'une de 40 ans, l'autre de 70 ans, appelées à recevoir une hormonothérapie. Il lui appartenait ensuite d'enregistrer un « podcast » dans lequel il devait expliquer le traitement à chaque patiente (imaginaire) concernée. « Sur la base de la littérature non spécifique à l'oncologie, nous avons émis deux hypothèses, relate Sarah Schroyen. D'une part, nous nous attendions à observer davantage de caractéristiques d'"elderspeak" (parler "petit vieux") - débit moins rapide, plus de répétitions, etc. - quand les médecins expliquaient le traitement à la patiente de 70 ans, par comparaison avec la patiente plus jeune. D'autre part, nous postulions que ces caractéristiques seraient d'autant plus présentes que les participants auraient une vision négative de l'âge. »

Les résultats de cette expérience mettent en exergue que les caractéristiques linguistiques sont bien distinctes selon que le discours médical s'adresse à une personne de 40 ou de 70 ans, mais uniquement lorsque le praticien a une vision de l'âge relativement positive. En revanche, tel n'est pas le cas si cette vision est négative. Ce qui infirme en partie la première hypothèse. En effet, les médecins adhérant le plus aux stéréotypes de l'âgisme s'expriment de façon identique devant une patiente (fictive) de 40 ans ou de 70 ans, mais, dans les deux cas, avec un débit ralenti par rapport à leur débit habituel et avec moins de mots. Comment expliquer ce constat étonnant ? « Bien que d'autres études doivent confirmer notre interprétation, il est probable que les médecins habités d'une vision négative de l'âge assimilent déjà une personne de 40 ans à une personne âgée », dit Sarah Schroyen.

Le parler « petit vieux » émanant des médecins n'est pas sans incidences sur les patients. Il ébrèche l'estime qu'ils ont d'eux-mêmes et, à terme, réduit la fréquence de leurs interactions sociales avec des plus jeunes. En outre, Sarah Stroyen signale que face à un médecin qui leur parle « petit vieux », certains patients reproduiront le stéréotype lié à l'âge en s'adaptant à la façon dont s'exprime leur interlocuteur, mais que d'autres auront une réaction inverse d'affirmation de soi. « Alors, de deux choses l'une, indique Sarah Schroyen : soit le médecin voit que ses stéréotypes sont démentis et il se met à parler normalement, soit, devant l'attitude revendicatrice ou grincheuse du patient, il estime que ses stéréotypes relatifs à la vieillesse sont confirmés. Dans ce cas, on tourne en rond... »

Vieillesse cancer2

Davantage de plaintes 

Focalisée sur les patients, la seconde partie du travail de recherche de la psychologue ambitionnait de répondre à la question suivante : dans quelle mesure la perception que les personnes âgées ont de leur âge ou du cancer retentit-elle sur leur santé physique et mentale ? Cent un patients de plus de 65 ans venant de recevoir un diagnostic de cancer mammaire, gynécologique, pulmonaire ou hématologique participèrent à l'étude. Il leur fut initialement demandé de remplir trois questionnaires, axés respectivement sur leur vision de l'âge, leur perception du cancer et leur état physique et mental du moment. Sarah Schroyen les suivit pendant un an, afin de déterminer si le niveau de leurs plaintes évoluait en matière de santé physique et mentale (mémoire déficiente, état dépressif, etc.) en fonction de leurs stéréotypes.

L'hypothèse de départ formulée par la chercheuse était que les patients ayant le plus de stéréotypes négatifs à propos de leur propre vieillissement et de leur cancer décriraient davantage leur santé physique et mentale comme problématique. Et de fait, déjà peu de temps après le diagnostic de cancer, les personnes qui entretenaient des stéréotypes négatifs sur le vieillissement rapportaient plus de problèmes physiques et mentaux que les autres. Quant aux stéréotypes négatifs sur le cancer, ils sont associés, dans les premiers temps de la maladie, à un nombre de plaintes plus important dans la sphère de la santé mentale. Toutefois, lorsqu'on étudie l'évolution des paramètres durant l'année, les deux types de stigmatisations (âge, cancer) aboutissent à une augmentation des plaintes tant au niveau de la santé physique qu'à celui de la santé mentale. « En revanche, quand les stéréotypes sont moins marqués, on assiste souvent à moins de plaintes tout au long de l'année », précise Sarah Schroyen.

Un des projets en cours est de recruter, en collaboration avec l'Université de Bordeaux,  un plus grand échantillon de patients, de le suivre durant 3 ans et, au-delà des paramètres subjectifs rapportés, d'établir une relation éventuelle entre, d'une part, les statistiques de survie et d'évolution objective de la maladie et, d'autre part, les stéréotypes nourris par les patients.

Sarah Schroyen a encore un autre fer au feu. Elle aimerait tester, chez les patients, un « mécanisme d'affirmation de soi », l'idée étant de mettre en évidence des valeurs importantes pour la personne. En effet, dans le vieillissement normal, cette méthode tend à diminuer les stéréotypes. En sera-t-il de même chez les patients âgés cancéreux ? Et avec quelles conséquences ? La question reste posée.

(1) Schroyen, Sarah, Conséquences de la double stigmatisation pour des patients âgés souffrant d'un cancer, Thèse de doctorat, Université de Liège, 2016


© Universit� de Li�ge - https://www.reflexions.uliege.be/cms/c_429685/fr/patients-cancereux-ages-le-poids-d-une-double-stigmatisation?printView=true - 28 mars 2024