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Les juges peuvent-ils être des décideurs politiques ?

28/09/2016

Les juges sont de plus en plus amenés à se prononcer sur des questions politiques, sociales et économiques en ce début de XXIe siècle. Ils garantissent le fonctionnement de la vie en société en privilégiant le droit à la force, mais ils interviennent également avec plus ou moins de force dans l’arbitrage des valeurs morales. Certains leur reprochent même de devenir des « producteurs » de normes, là où ils ne devraient que les appliquer. Est-ce compatible avec notre approche occidentale de la démocratie ? Un ouvrage pluridisciplinaire (1) codirigé par Geoffrey Grandjean et Jonathan Wildemeersch étudie et remet en cause l’influence des juges sur les processus décisionnels.

COVER Juges decideursLe 5 juin 2015, les juges de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ont estimé que l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation de Vincent Lambert, un Français maintenu artificiellement en vie, ne violait pas la Convention européenne des droits de l’homme. Cette décision a ravivé en France le débat entre partisans et opposants de l’euthanasie. Le 21 juillet 2015, les juges de la CEDH considéraient qu’en Italie, l’impossibilité pour les couples homosexuels de se marier ou de souscrire une union civile était contraire au droit au respect de la vie familiale. Suite à cet arrêt, une loi sur l’union civile homosexuelle a été adoptée par le parlement italien le 11 mai 2016.

Ces exemples, tirés de l’introduction du nouvel ouvrage codirigé par Geoffrey Grandjean et Jonathan Wildemeersch (ULg), montrent à quel point les juges remplissent des fonctions politiques.  « Les juges participent à l’exercice du pouvoir, au sens où ils prennent des décisions qui sont contraignantes à l’ensemble des membres d’un groupe et peuvent recourir à la contrainte pour les imposer », explique Geoffrey Grandjean, chargé de cours à la Faculté de Droit, de Science politique et de Criminologie de l’ULg. Une tendance très nette se dessine en ce début de XXIe siècle : « Dans l’équilibre entre les trois pouvoirs, les juges sont de plus en plus souvent appelés à la rescousse pour régler les conflits que les pouvoirs législatifs et exécutifs délaissent ».

Différentes raisons s’autoalimentent pour expliquer cette tendance.« D’une part, les règles de droit sont de plus en plus nombreuses, volumineuses et variées car le droit s’est spécialisé dans de nombreuses matières. Au XIXe siècle par exemple, il n’existait pas de droit de l’environnement, note Geoffrey Grandjean. C’est le phénomène de juridicisation. Cette multiplication a impliqué la naissance de nombreux litiges et conflits. Une  se développe en parallèle : les citoyens se perçoivent de plus en plus comme sujets de droit, ils recourent plus à la justice, qui intervient dans un nombre croissant de domaines. En se prononçant de plus en plus, en comblant les lacunes lorsqu’il y a un vide juridique, le juge interprète le droit, crée du droit… ce qui peut engendrer de nouveaux conflits et recours devant des juridictions ».

Les contributions du nouvel ouvrage cernent différentes fonctions politiques remplies par les juges. La première est la production de normes. « La place croissante des juges a entraîné une érosion progressive des prérogatives exclusives des pouvoirs législatif et exécutif », écrit Geoffrey Grandjean dans l’introduction. La production normative des juges est plus intense dans les pays de tradition « common law », marqués par la prééminence des décisions des tribunaux. Une partie du droit découle alors directement de décisions prises par les juges. Dans leur contribution, Marc Chevrier et David Sanschagrin (Université du Québec à Montréal) expliquent qu’au Canada, les juges de la Cour suprême sont des super législateurs qui ont érigé le fédéralisme en principe constitutionnel non écrit. « C’est surprenant pour nous qui vivons dans un système de droit écrit, note Geoffrey Grandjean. Ce l’est moins quand vous êtes dans une culture politique de common law ou de droit coutumier. Dans une logique de pouvoir et contre-pouvoir comme celle des Etats-Unis et du Canada, avoir des juges qui ont un tel pouvoir n’apparaît pas illégitime ». 

La Cour suprême indienne reconnaît un troisième genre

Les juges constitutionnels peuvent participer de manière directe à la production de normes, par exemple lorsqu’ils donnent des injonctions ou se substituent aux autorités législatives. Dans sa contribution à ce sujet, Guillaume Tusseau (Ecole de droit de Sciences Po) cite l’exemple de la Cour suprême indienne qui a admis, le 15 avril 2014, l’existence d’un troisième genre, outre les genres masculin et féminin. « Afin de garantir les droits fondamentaux de cette population, elle a exigé du gouvernement qu’il agisse envers les transgenres comme envers les castes défavorisées, en déployant un programme d’affirmative action, notamment en matière d’emploi dans l’administration et de places à l’Université », écrit Guillaume Tusseau.

Une contribution de Michel Pâques (ULg) détaille comment les juges administratifs peuvent également créer des normes à travers leurs interprétations, la création de la jurisprudence, la proclamation de principes généraux de droit. Geoffrey Grandjean : « C’est le cas par exemple de la règle « audi alteram partem », qui consiste à devoir entendre l’autre partie dans un conflit. Cette règle n’est pas énoncée en tant que telle dans la législation, mais elle s’applique à tous les conflits présentés au Conseil d’Etat : dans un arrêt, les juges ont inscrit que cette règle est un principe général de droit. Elle devient dès lors une norme qui fait partie intégrante du droit belge ».

La deuxième fonction politique des juges mise en lumière dans l’ouvrage pluridisciplinaire est d’effectuer un arbitrage entre valeurs morales. Dans leur contribution, Fabien Terpan et Sabine Saurugger (Sciences po Grenoble) s’intéressent à l’évolution de l’activisme de la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) : l’activisme fort (des années 1960 à la fin des années 1980), l’activisme teinté de retenue (de 1990 à 2009) et l’activisme limité à certains secteurs, en particulier celui des droits fondamentaux (à partir des années 2010). Les auteurs constatent que le profil sociologique des juges et avocats généraux (leur passé politique, leur profil universitaire, leur spécialisation ou non en droit interne) n’explique pas les modifications de ce niveau d’activisme de la Cour. Ces évolutions seraient plutôt liées à leur volonté de renforcer la position de leur institution dans le système juridico-politique de l’Union européenne. « Ce sont des juges qui ont dû montrer progressivement qu’ils pouvaient dire le droit et compter comme institution, relèveGeoffrey Grandjean. Dans certains arrêts, comme l’arrêt Costa-Enel, les juges ont façonné le droit européen et ont permis de faire comprendre qu’il fallait compter avec eux. Les phases de la jurisprudence de la CJUE correspondent aussi au rythme de l’intégration européenne, avec un activisme variable selon que l’on se trouve dans une époque plus ou moins favorable à la construction européenne ».

Les juges russes gardiens d’une autre logique

Un article de l’ouvrage étudie le cas spécifique de la Russie, où la Cour constitutionnelle a été amenée à jouer un rôle dans l’arbitrage des valeurs. « En Europe, la logique constitutionnelle est de faire primer les droits individuels sur la société. En Russie, les droits collectifs priment par rapport aux droits individuels. Ces dernières années, les autorités russes ont eu de plus en plus de peine à accepter les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, qui privilégie une vision individuelle des droits. La Cour constitutionnelle russe a fini par décider qu’elle pouvait se mettre en porte-à-faux par rapport aux décisions de la CEDH car elle est la gardienne des valeurs et de l’intérêt de l’Etat russe », explique Geoffrey Grandjean. Le 14 décembre 2015, Vladimir Poutine a signé une loi sur la primauté des décisions de la Cour constitutionnelle russe sur les arrêts de la CEDH. Elle peut désormais décider indépendamment si une décision « en matière de protection des droits et des libertés de l'homme » est applicable sur le territoire russe. 

jugeLes auteurs de l’ouvrage dégagent une troisième grande fonction politique des juges : garantir la stabilité d’un système politique. Les cours constitutionnelles, chargées dans de nombreux Etats de vérifier la conformité des lois à la constitution, sont un exemple de ce type de fonction. La férocité avec laquelle le parti conservateur polonais, le PIS, s’est attaqué au tribunal constitutionnel lors de son retour au pouvoir en octobre 2015, est une indication de l’importance de ce type de juridiction. Un bras de fer s’est engagé entre le PIS et le tribunal constitutionnel polonais quand celui-ci a rejeté certaines dispositions d’une nouvelle loi qui modifierait son propre fonctionnement. Selon la Commission européenne, cette réforme viole l’Etat de droit, à tel point que la Pologne pourrait être sanctionnée si le gouvernement persistait à l’introduire. Aux Etats-Unis, les débats concernant le remplacement d’un juge de la Cour suprême des Etats-Unis décédé en février 2016 ont là aussi montré toute l’importance de l’enjeu. Le Président Obama est entré dans un combat avec les Républicains, majoritaires au Sénat, pour tenter de faire accepter la nomination de son candidat avant l’élection présidentielle de novembre 2016.  

L’arrêt BHV de la cour constitutionnelle 

La situation est plus paisible en Belgique, mais Geoffrey Grandjean relève que les juges de la cour constitutionnelle sont parfois amenés à prendre des décisions parce que le pouvoir législatif n’a pas voulu trancher. « Le meilleur exemple est celui de l’arrêt Bruxelles-Hal-Vilvorde du 26 mai 2003, dans lequel les juges n’imposent pas au législateur de légiférer, mais constatent que la circonscription électorale ne peut être maintenue pendant plus de quatre années supplémentaires. Ils arrivent donc à une position qui satisfaisait les deux grandes communautés belges, en ne forçant pas le législateur à scinder BHV mais en lui disant qu’il y avait un problème. L’arrêt a été dénoncé par certains élus politiques, flamands ou francophones, d’autres y ont vu un élément positif. Lors de la scission de BHV, il a été cité dans les débats parlementaires, sans être l’élément crucial de la décision ». 

A noter que l’évolution de la cour d’arbitrage vers la cour constitutionnelle de Belgique est l’exemple type de la manière dont les juges, par leurs interprétations, sont à même d’étendre leurs pouvoirs. Geoffrey Grandjean : « Le prédécesseur de la cour constitutionnelle, la cour d’arbitrage, avait été créée pour arbitrer les conflits de compétence entre entités fédérale et fédérées. On lui a ensuite reconnu le droit de vérifier si les lois respectent les articles fondamentaux de la Constitution (2). Les juges ont progressivement élargi leur pouvoir d’interprétation de ces articles jusqu’à montrer que la Cour d’arbitrage pouvait vérifier le respect d’une partie bien plus large de la Constitution. Le législateur a fini par lui reconnaître ce pouvoir, puis par la renommer en cour constitutionnelle ».

(1) Les juges : décideurs politiques ? Essais sur le pouvoir politique des juges dans l'exercice de leur fonction. Sous la direction de Geoffrey Grandjean et Jonathan Wildemeersch. 2016, Ed. Bruylant

(2) sur le principe d’égalité, la non-discrimination et les droits et libertés en matière d’enseignement


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