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XVIIème siècle : courage, les précurseurs !

06/04/2012

Ils sont les héritiers de l’Humanisme, éclos à la Renaissance. Et ils préparent le Siècle des Lumières, qui consacrera le triomphe des esprits libres sur « l’obscurantisme ». Mais qui sont donc les penseurs du XVIIème siècle ? Ils s’appellent Galilée, Locke, Hobbes, Pascal, Spinoza, Descartes, Leibniz, Kepler, Huygens ou encore Gassendi… On les dit philosophes, mais ils sont aussi mathématiciens, astronomes, logiciens et, parfois, sacrément bricoleurs. Ils inventent la machine à calculer, le télescope, la probabilité, le calcul infinitésimal, la gravitation universelle et consacrent les idées de Copernic : la Terre n’est plus le centre de l’Univers. Tous ne craignent plus Dieu, mais ils se méfient des religions qui se font la guerre et redoutent, par-dessus tout, les rigueurs de l’Inquisition. Car l’Eglise n’aime pas ces penseurs qui rendent caducs les dogmes imposés au Moyen-âge, et le Saint-Office est aussi prompt à utiliser la torture. La plupart de ces savants  boudent l’université encore engluée dans la théologie médiévale, beaucoup s’esquivent pour échapper aux persécutions, mais tissent malgré tout des réseaux qui les aident à survivre et, parfois, à imposer leurs découvertes. C’est cette aventure passionnante, parsemée de découvertes, de drames, mais aussi d’anecdotes savoureuses, qui nous est racontée par Olivier Donneau, collaborateur scientifique de l’ULg, dans son article A l’émergence de la modernité, l’histoire des idées au XVIIème siècle (1).

Les historiens des idées ont classé les penseurs de certaines époques dans des catégories qui semblent les englober tous, sans beaucoup distinguer les individualités. Ainsi, les intellectuels de la Renaissance, au XVIème siècle, sont, pour la plupart, qualifiés d’«humanistes». Qui dit humanisme pense, par exemple, à Erasme, Machiavel, Thomas More,...  Deux siècles plus tard, les penseurs du XVIIIème seront le plus souvent confondus au sein du grand courant qui a marqué cette époque et continue d’inspirer le monde contemporain : la philosophie des LumièresKant, Montesquieu, Diderot, D’Alembert, Rousseau, Voltaire et tant d’autres qui ont  consacré le triomphe de la raison sur la foi, les croyances et l’obscurantisme. Rien de pareil, en revanche, pour les penseurs du XVIIème siècle. Comme s’ils étaient orphelins d’un courant dominant, ils n’ont pas été « rangés » dans un tiroir conceptuel particulier, et demeurent donc des individus de plein droit.

Il n’en reste pas moins que ces individus ont vécu, travaillé et sont morts à une époque caractérisée par des contextes politiques, idéologiques, culturels, sociaux et matériels bien précis, qui ont largement influencé le cheminement de leur pensée. Réinsérer ces individus dans leur temps, avec les horizons et les contraintes de l’époque : c’est le travail auquel Olivier Donneau s’est livré dans ce passionnant  travail sur la pensée au XVIIème siècle.

La guerre : un drame, une gêne, une chance

L’Europe reste alors marquée par les conflits religieux qui ont éclaté au siècle précédent. Les Habsbourg d’Espagne et d’Autriche la dominent pendant quelques décennies, puis la France s’impose. L’Italie n’est pas encore unifiée : elle reste morcelée et dominée par l’Espagne. Il n’y a pas encore d’Allemagne, mais une mosaïque de petits Etats formant le fragile Empire germanique, encore rétif aux mouvements de centralisation que connaissent déjà la France et l’Angleterre. Puissance émergente, la république des Provinces Unies, encore appelée « Hollande » ou « Pays-Bas du Nord », s’est libérée de la tutelle espagnole depuis peu. De 1618 à 1648, la Guerre de Trente ans, qui oppose au départ catholiques et réformés, ravage l’Empire germanique puis met aux prises toutes les puissances européennes. La seconde moitié du siècle sera marquée par les guerres que le roi de France Louis XIV entreprend pour agrandir son territoire.

Reforme_protestante

La guerre perturbe les travaux de l’esprit. Les nouvelles arrivent avec retard, les livres ne circulent plus, les voyages scientifiques deviennent impossibles. Les savants qui entretiennent  des correspondances internationales sont soupçonnés d’« intelligence avec l’ennemi ». Mais les bouleversements politiques provoquent aussi des exils qui sont l’occasion de rencontres avec d’autres penseurs. Ainsi, pour fuir la guerre civile que les tensions religieuses provoquent en Angleterre, le philosophe Thomas Hobbes séjourne à Paris, où il se lie avec le prêtre érudit et mathématicien Marin Mersenne ainsi qu’avec Pierre Gassendi, tout à la fois philosophe et théologien, astronome et mathématicien. Le premier exil du philosophe anglais John Locke le conduit également en France, où il fréquente les disciples survivants du mathématicien, physicien et philosophe français René Descartes. Les Provinces Unies attirent aussi beaucoup de savants condamnés à l’exil. Ce sera notamment le cas de Descartes, de Locke et de l’écrivain et philosophe français Pierre Bayle, protestant fuyant les persécutions religieuses. Car, au siècle précédent, le christianisme a éclaté en morceaux. Rejetant la tradition médiévale qui accumulait les intermédiaires entre Dieu et l’homme, les diverses églises protestantes élaborent une religiosité plus immédiate, débarrassée des bonnes œuvres, de la hiérarchie ecclésiastique, du culte des saints et des images. La Réforme de Martin Luther prend pied au sein de l’Empire germanique et dans les pays scandinaves. Les disciples de Jean Calvin imposent leur Réforme en Suisse, aux Provinces Unies, en Ecosse, dans certaines régions d’Allemagne et, moins largement, en France, où les « protestants » sont surnommés huguenots. L’Angleterre suit une voie particulière, qui aboutira au protestantisme sous l’égide de l’Eglise anglicane.

Le contexte religieux pèse lourdement sur l’élaboration des pensées. Le catholique Descartes, qui réside aux Provinces-Unies, s’emberlificote malgré lui dans le sac de nœuds confessionnel néerlandais. Alors qu’il rêve d’imposer son système dans les collèges de la France catholique, il est contraint de le promouvoir auprès des « hérétiques » bataves. Il tente de prouver que sa philosophie peut expliquer la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie. Avant lui, Galilée, catholique également, avait supposé, à la façon des calvinistes, que la présence divine dans le pain consacré était symbolique. C’est un « sacré problème » pour les savants catholiques, car la transformation du pain et du vin en corps et en sang du Christ, par le principe de la  « transsubstantiation », est totalement incompatible avec les acquis récents de la science !

A l’univ, les savants « brossent » les cours !

Les grands penseurs du XVIIe siècle ont en commun leur dédain profond pour l’enseignement universitaire traditionnel. Galilée, qui enseigne à Pise et à Padoue, raille volontiers la doctrine officielle. Ce qui aggrave son cas lors du procès qui lui est fait, en 1633, pour avoir épousé la thèse de Copernic selon laquelle c’est le Soleil qui est au centre de l’Univers, et non la Terre, comme le professait l’Eglise. Ni Hobbes ni Locke ne se montrent très assidus à l’université d’Oxford, pas davantage que Newton à celle de Cambridge. Ils boudent les cours et passent leur temps à lire, respectivement, des cartes du ciel, des romans et des ouvrages de sciences naturelles. Dégoûté, Hobbes abandonne la « fac » après avoir obtenu le degré inférieur. Résignés, Locke et Newton subissent la totalité du cursus et entament une carrière académique. Mais ils se consacrent à des recherches scientifiques qui sapent les bases de l’enseignement traditionnel dont ils sont officiellement les hérauts ! Blaise Pascal a plus de chance. Son père, déjà adepte des sciences nouvelles, lui évite un ennuyeux séjour en faculté et lui prodigue, à domicile, un enseignement moderne.

Newton-savantMais pourquoi donc les esprits « éclairés » se détournent-ils de l’université ? Parce que la doctrine qui y est traditionnellement enseignée à l’époque est la scolastique, adaptation chrétienne de la pensée grecque antique, qui s’est imposée au Moyen-âge comme une grille d’analyse unique et définitive des mondes physique et métaphysique. Cette sorte d’horizon indépassable attribue un rôle central à… la théologie. Les savants humanistes des XVe et XVIe siècles ont contesté l’hégémonie scolastique, mais les innovations qu’ils apportent ont rarement passé le seuil des universités...

Privés d’ancrage institutionnel, les intellectuels ont alors créé leur « lieu » propre, une sorte de société virtuelle regroupant les savants occidentaux au sein d’une gigantesque communauté. Cette République « des  Lettres » est appelée ainsi parce que cette expression a priori purement littéraire désigne, jusqu’au début du XIXe siècle, la totalité des disciplines scientifiques. Cette communauté des « lettrés » européens prétend échapper aux contraintes sociales, nationales et confessionnelles de l’Ancien Régime. Ses « citoyens » sont placés sur un pied d’égalité et seul le mérite intellectuel peut, en principe, distinguer les uns des autres. Ainsi fraternisent des fils de paysans, des bourgeois, des nobles et même des têtes couronnées. Hobbes, fils d’un misérable pasteur violent et alcoolique, peut côtoyer Pascal, fils d’un riche rentier déjà converti aux sciences nouvelles. Descartes correspond avec la reine de Suède, éprise de philosophie. Les divergences de vue doivent en principe être réglées sans aigreur, par un dialogue harmonieux. Mais, en pratique, la « République » se soustrait difficilement aux différends religieux, à une époque où la théologie est encore considérée comme une « science » de plein droit, voire « la » science souveraine, aux yeux de certains. De plus, la communauté des savants n’est pas hermétique aux rivalités nationales à cette époque où la guerre fait encore partie du quotidien. La querelle qui, pendant près de vingt ans (1699-1716), oppose Newton et Leibniz à propos de la paternité du calcul infinitésimal, est d’une rare violence. Les protagonistes n’hésitent pas à mobiliser leurs fidèles, qui échangent des pamphlets peu amènes. Et la querelle prendra rapidement une teinte patriotique, opposant le prodige anglais au génie allemand.

Le christianisme à la traîne

L’effort scientifique du XVIIe aboutit à une douloureuse relativisation de la place des chrétiens dans l’univers, déjà amorcée par la découverte du Nouveau monde. Les idées de Copernic adoptées par les adeptes des sciences nouvelles privent notre planète de sa place centrale. Les limites sensibles de l’Univers sont repoussées par le télescope et le microscope. Il en va de même des limites de l’histoire humaine. La « chronologie courte » imposée par le christianisme enfermait l’aventure de l’homme sur Terre entre deux bornes. En amont, la date de création du monde pouvait être déduite de la Bible, qui énumère les générations séparant la naissance d’Adam et la mort du Christ. La date de la fin des temps était moins certaine. Mais, jusqu’alors, tous admettaient que le « temps des hommes » était limité à quelques milliers d’années. Confrontés à un flux continu de nouvelles découvertes, les modernes qui tentent d’élucider les origines de l’humanité repoussent sans cesse la limite en amont de la tradition chrétienne, tandis que l’idée naissante du progrès scientifique et moral pousse à imaginer un futur illimité.

Gagner sa vie : entre débrouille et galère

De nos jours, les chercheurs sont formés par les universités et liés à une institution qui leur fournit les moyens matériels et financiers de mener des travaux destinés à être publiés. Mais la situation était en tous points différente au XVIIe siècle. Le passage par l’université ou d’autres lieux dispensant le savoir traditionnel est alors perçu comme une simple étape contraignante, dont les esprits ouverts n’ont pas grand-chose à attendre. Et certainement pas le financement d’une recherche susceptible de conduire à une remise en question des idées reçues ! Galilée et Descartes acceptent, dans un premier temps, l’enseignement traditionnel qu’ils combattront ensuite. Hobbes le subit avec dégoût. Locke et Newton tentent de profiter professionnellement d’un système qui, intellectuellement, ne peut rien leur apporter. Leibniz suit un cursus complet mais renonce à la carrière académique qui étouffera son projet de réforme du savoir.

Mais comment se « débrouillent »-ils financièrement ? Galilée, obligé de renoncer à l’enseignement après son célèbre procès, poursuit ses travaux en résidence surveillée grâce à la bienveillance des Médicis. Hobbes décroche un poste de précepteur qui lui ménage le loisir de se consacrer à ses travaux. L’astronome Pierre Gassendi est également prêtre, ce qui le met à l’abri du besoin dans un premier temps. Mais il finira par devoir enseigner à de jeunes séminaristes, ce qui le contraindra à promouvoir, en classe, la philosophie qu’il critique dans le secret de son cabinet. Fils d’une famille aisée, Descartes finit par vendre ses terres pour poursuivre ses recherches aux Provinces-Unies puis en Suède, où il est « protégé » par la reine. L’itinéraire de Pascal est similaire, tandis que Spinoza vit pauvrement de son métier de polisseur de lunettes… Les trajectoires sont donc multiples. Elles dépendent de la fortune de départ, des besoins financiers, de la bienveillance des puissants. Mais le problème est le même pour tous : trouver le temps, et donc l’argent, pour cultiver des pensées non-conformistes et, donc, difficiles à financer. Le champ scientifique n’est pas encore professionnalisé et aucun système de rétribution ne garantit des revenus stables aux auteurs.

Dans de telles conditions, personne ne peut faire l’économie d’un réseau, même Spinoza, pourtant décrit comme un ermite fuyant la société comme la peste. La République des Lettres remplit cette fonction de « pépinière à réseaux », efficace tissu de relations personnelles aidant à remédier aux éloignements géographiques. Au sein de cette communauté, la reconnaissance des pairs est le facteur de promotion. Galilée ne devient réellement astronome que quand l’Allemand Johannes Kepler lui donne l’adoubement en confirmant ses observations. Les sociétés savantes permettent d’amplifier les renommées. Le Néerlandais Christian Huygens fabrique un télescope et une horloge à pendule ; il explore aussi le calcul de probabilité. Fort de ces réalisations, il se présente à l’Académie de Paris et à la Royal Society de Londres, où son travail est reconnu. Leibniz suit le même itinéraire pour montrer sa machine à calculer.

GW-LeibnizLa correspondance est le ciment du réseau : c’est un moyen relativement sur et peu onéreux d’assurer la communication scientifique. L’infatigable Leibniz échange ainsi 15.000 lettres avec des savants de toute l’Europe ! Les courriers relèvent de genres variés, mais certains sont de véritables petits traités inédits, des œuvres à part entière. Pour le reste, les lettres servent surtout à créer ou à entretenir des liens entre savants et s’accompagnent, quelquefois, de compliments fleuris.

Les lettres de recommandation débouchent quelquefois sur des voyages. Mais, à l’époque, seules la France, l’Angleterre, l’Italie et les Provinces-Unies attirent vraiment les voyageurs érudits, tandis que l’Empire germanique et l’Espagne sont encore considérés comme des déserts intellectuels. Mais la République des Lettres, univers informel reposant sur des relations interpersonnelles, ne suffit plus. Au cours du siècle, des initiatives privées débouchent sur la création d’académies savantes qui organisent la mise en commun des moyens et des résultats de la recherche. Elles offrent à la science nouvelle, exclue des universités, l’ancrage institutionnel qui lui manquait.  Ainsi peuvent y être abordés une multitude de sujets exclus de l’enseignement universitaire traditionnel, comme la circulation du sang !

Dur, dur d’être un chercheur !

circulation-sangLa publication, sous forme livresque ou électronique, est aujourd’hui l’aboutissement logique de toute recherche : elle donne sens à l’action du chercheur et conditionne en grande partie les promotions professionnelles. Avancées de la science et progression des carrières vont donc de pair : le chercheur n’écrit, de nos jours, que pour être publié.

Rien de tel, en revanche, au XVIIe siècle ! Il est alors possible d’être reconnu comme un grand savant sans avoir jamais rien publié. La distinction entre écriture et publication est importante. D’une part, la diffusion peut s’effectuer sans passer par l’impression : deux cents ans après l’invention de l’imprimerie, de nombreuses œuvres circulent encore sous forme manuscrite. D’autre part, il est fréquent de n’écrire que pour un cercle très restreint d’intimes, auxquels on réserve ses idées sur les thèmes « à risque », comme la place de la Terre dans l’Univers. C’est dans cette confidentialité assumée que se diffusent nombre d’idées audacieuses. Galilée, par exemple, fait ainsi circuler ses Lettres coperniciennes en 1616. 

La publication est cependant reconnue comme un moyen efficace d’établir une paternité intellectuelle. Sachant que le problème du vide est à la mode et suscite une certaines concurrence entre savants, Pascal s’empresse de publier le résultat de ses expériences. En revanche, Newton paiera son refus obstiné de rendre publiques ses premières œuvres. Dans le cadre de la controverse qui l’oppose à Leibniz sur le calcul infinitésimal, il ne peut, contrairement à son adversaire, s’appuyer sur un imprimé attestant sa paternité.

Le manuscrit est un support fragile. L’œuvre de Descartes manque de disparaître lors du naufrage du navire qui ramenait de Suède le coffre contenant les précieux documents. Pour assurer la pérennité et la diffusion d’œuvres manuscrites, les savants ne rechignent pas à passer de longues heures à recopier à la main les passages de traités rédigés par d’illustres collègues. Des œuvres importantes de Spinoza, Pascal et Descartes doivent ainsi leur préservation à la plume infatigable de Leibniz ! D’autre part, certains copistes agissent comme des faussaires, n’hésitant pas à dénaturer, voire à supprimer des passages qui ne le leur plaisent pas dans les œuvres dont ils ont la charge…

Mais voilà : le livre imprimé est onéreux. Un exemplaire imprimé d’un manuscrit copieux coûte l’équivalent d’une semaine de salaire d’un artisan moyen, et la plupart des savants n’ont, dès lors, pas les moyens de se constituer une bibliothèque.

En échange de leurs manuscrits, les auteurs qui tentent l’aventure malgré tout recevront de leur imprimeur des exemplaires de leur propre ouvrage : ce sera souvent leur seul salaire. Ces exemplaires seront offerts à des collègues qui, le cas échéant, leur rendront la pareille.  Les publications sont habituellement introduites par une lettre dédicatoire qui présente l’œuvre à un haut personnage dont elle chante les louanges et qui, en échange de cette consécration littéraire, accordera à l’auteur sa protection et une somme d’argent. L’exercice a une importance stratégique dans la mesure où seule la fréquentation des puissants peut donner l’accès aux sinécures convoitées par les savants. Le passage à l’imprimé est toutefois une étape dangereuse, dans la mesure où elle dépend d’ouvriers typographes qui, parfois, ignorent jusqu’à la langue de l’auteur. Les savants surveillent donc étroitement le travail de l’atelier chargé d’imprimer leur ouvrage.

Les Journaux savants qui apparaissent en France, en Angleterre et dans l’Empire germanique seront dans un premier temps généralistes, couvrant tous les champs du savoir. La spécialisation viendra ensuite, de même que les premiers balbutiements de la vulgarisation. La femme, être inculte par excellence selon l’esprit du temps, fera l’objet d’une attention particulière de la part des semeurs d’idées nouvelles.

Le latin, « anglais » de l’époque

Cette évolution s’accompagne de bouleversements linguistiques. Au début du siècle, le latin demeure la langue savante qui permet aux intellectuels de se comprendre d’un bout à l’autre de l’Europe. Les idiomes nationaux vont ensuite s’affirmer. Diverses stratégies éditoriales s’offrent dès lors aux auteurs. En recourant au latin, ils se garantissent une diffusion horizontale internationale : leur texte pourra être lu par tous les savants européens. En utilisant leur langue nationale, ils touchent verticalement un lectorat local mais plus diversifié socialement. En rédigeant en français, langue de prestige, ils espèrent être lus par une frange réduite du grand public européen. L’anglais n’est pas encore la langue universelle qu’il deviendra plus tard. Les Britanniques, fiers de la vivacité scientifique de leur patrie, publient leurs journaux savants en anglais. Mais, conscients de la portée limitée de leur langue, ils en éditent également une version latine pour toucher l’outre-mer. Le choix de la langue peut également être conditionné par la volonté expresse de réduire le lectorat. Le latin, qui limite l’accès du texte à l’élite, permet parfois de diffuser des idées audacieuses dans une certaine tranquillité.  Les auteurs imprudents qui formulent leurs idées novatrices dans une langue accessible au grand nombre s’exposent à de graves ennuis. Car, s’il est dangereux de douter des traditions, il l’est plus encore de confier ses doutes aux « braves gens ».

Inquisition : la torture, voire le bûcher

L’univers mental et social de l’époque reste saturé par le religieux, et les savants ne peuvent échapper à cette réalité prégnante. Il n’est donc pas inutile de rappeler, parmi d’autres paradoxes révélateurs, que Galilée a failli se faire moine et que Pascal a dénoncé un chrétien rationaliste aux autorités ecclésiastiques. Les confrontations avec le dogme sont pourtant bien réelles. L’interdiction du système de Copernic est emblématique. Quand Galilée rend publiques ses convictions coperniciennes, il y renonce devant le tribunal de l’Inquisition, lors de son procès en 1633, et doit prononcer une formule d’abjuration préparée par le Saint-Office. Mais ce procès a un retentissement considérable et contribue à inhiber des générations de savants résidant en terre catholique. Non sans raison, si l’on ose dire : le philosophe italien Giordano Bruno, également poursuivi par l’Inquisition pour ses idées coperniciennes, finit sur le bûcher, brûlé vif en 1600 après huit années de procès.

Souvent, les clivages confessionnels entravent la diffusion des pensées et la promotion des savants. Leibniz, membre de l’Académie des sciences, ne peut toucher sa pension parce que le roi de France refuse de subsidier un hérétique. Le savant allemand, qui ne veut pas abjurer de son luthérianisme, doit également renoncer à de prestigieux postes de bibliothécaire à Rome et à Paris. Newton, qui se pique de théologie mais développe des conceptions hérétiques aux yeux des autorités anglicanes, doit poursuivre en secret des investigations sur la divinité du Christ. L’opposition entre foi et raison est radicale dans les contrées catholiques. En territoire protestant, l’idée qu’il est possible d’allier la science nouvelle et le message réformé s’impose plus facilement. On en conclut un peu rapidement que la nature même du protestantisme permet la modernité. C’est tomber dans le piège que nous tendent les intellectuels protestants du XVIIIe siècle, qui font les réformateurs religieux du XVIe siècle des précurseurs des Lumières. C’est oublier que tous les protestantismes ne s’accommodent pas de la science nouvelle et que le calvinisme orthodoxe condamne Descartes et emprisonne le philosophe néerlandais Adriaan Koerbagh.

L’emmerdeur est puni

La prudence s’impose d’autant plus que les autorités civiles et ecclésiastiques installent des systèmes de contrôle de l’imprimé. La censure s’impose souvent a priori. En France, tous les livres doivent être dotés du privilège royal et porter le nom de leur auteur et de leur imprimeur. Les peines sont lourdes, particulièrement pour les imprimeurs contrevenants. Pour prévenir le danger, il faut savoir ce qui est toléré et ce qui ne l’est pas. Ce qui, sous l’Ancien Régime, n’a rien d’évident ! Mais la censure n’a pas que des inconvénients, car l’interdiction d’un livre garantit souvent son succès. Ainsi, la Critique générale du philosophe protestant Pierre Bayle, imprimé aux Provinces-Unies, est une réfutation de l’Histoire du calvinisme du jésuite Louis Maimbourg. Ce dernier multiplie, avec l’insistance d’une guêpe, les pesantes démarches pour en interdire la diffusion. L’officier de police importuné par Maimbourg décide alors de punir le fâcheux en lui rendant justice au-delà de ses espérances. Il fait annoncer, par tous les crieurs publics de Paris et par 3.000 affiches, la destruction des exemplaires de la Critique générale qui ont pu être confisqués. Dès le lendemain, tout le monde cherche à en obtenir une copie !

Pour faire pièce à la censure et aux interdits, on recourt à diverses stratégies de dissimulation. La falsification des pages de titre en est une. Les noms des auteurs ou des imprimeurs sont omis ou remplacés par des pseudonymes. Galilée-InquisitionDes livres sont antidatés afin de les faire passer pour des ouvrages inoffensifs et démodés. Et, malgré les embûches, les idées nouvelles circulent. Des livres interdits s’échangent sous le manteau ; des titres jugés impies s’achètent à l’étranger.

Au début du siècle suivant, celui des Lumières, la science moderne pourra enfin s’imposer sans entraves. Le parcours de Newton (1643-1727) donne la mesure du chemin parcouru : durant la dernière partie de sa vie, il peut enfin mener son œuvre de philosophe au grand jour. Et, s’il doit encore se cacher, c’est, désormais, pour poursuivre ses travaux consacrés à l’alchimie et à l’eschatologie, deux disciplines désuètes issues de préoccupations médiévales…

(1) Des savants en société : les penseus du XVIIe siècle au travail, in L’émergence de la modernité : l’histoire des idées au XVIIème siècle, Mons, UMons, publisher: Anne Staquet, Collection Approches (ISBN 978-2-87325-O67-6)(1) 


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