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Confrontés à la déforestation la plus brutale de la planète, les massifs tropicaux du Sud-est asiatique peuvent compter sur certains de leurs hôtes pour assurer leur régénération naturelle, y compris dans les zones les plus dégradées. C’est le cas du macaque à queue de cochon du Nord, étudié de près par une jeune doctorante du Groupe de Recherche en Primatologie de l’Université de Liège, au cœur du parc national thaïlandais de Khao Yai. A condition de bénéficier d’une tranquillité minimale, le primate est l’un des meilleurs disperseurs de graines repérés sous ces latitudes.
Pour assurer leur survie à long terme, les forêts tropicales peuvent compter sur une longue liste d’alliés très précieux, à plumes ou à poils. Bulbuls, pigeons, calaos, mais aussi chauves-souris, civettes et diverses espèces de primates ont, en effet, cette particularité d’avoir un régime alimentaire basé sur la consommation partielle ou exclusive de fruits et, de ce fait, de disperser les graines des arbres dans les endroits les plus variés et parfois difficiles d’accès. Dans les forêts du Sud-est asiatique (de la Birmanie à l’Indonésie, en passant par la Thaïlande, le Laos…), le rôle de ces frugivores dans la régénération naturelle est d’autant plus important que la déforestation y est plus sévère que dans les deux autres massifs tropicaux que sont l’Amazonie et le Bassin du Congo. Encore faut-il cerner avec précision le rôle respectif de chacun de ces frugivores pour évaluer au mieux cette vocation potentielle de « jardinier de la forêt ».
C’est à cette tâche que s’est attelée Aurélie Albert, une jeune chercheuse française qui vient de défendre sa thèse doctorale après trois années passées au Groupe de Recherche en Primatologie de la Faculté des Sciences de l’Université de Liège, dirigé par Marie-Claude Huynen. Elle a consacré près d’un an-et-demi à suivre une troupe de macaques à queue de cochons du Nord (Macaca leonina) dans le plus ancien parc naturel de Thaïlande, le Khao Yai, situé dans le centre du pays, entre 250 et 1326 mètres d’altitude. Si la plupart des espèces de macaques sont réputées pour leur habileté à disperser les graines d’arbres, on ignore quasiment tout de cette espèce spécifique, peu d’études ayant été réalisées sur son écologie et son comportement. Caractérisée par la forme hélicoïdale de sa queue chez les jeunes sujets, l’espèce valait largement cette curiosité scientifique car elle est réputée semi-terrestre. Cela signifie qu’à l’inverse des gibbons, elle passe assez peu de temps dans les arbres, y demeurant certes pour manger tranquillement (à une hauteur allant jusqu’à une trentaine de mètres), mais se livrant également à de fréquents déplacements au sol, ce qui l’amène à côtoyer différents types de milieux.
Après une période d’habituation à sa présence, facilitée par la visite de groupes de touristes dans cette partie du parc naturel, Aurélie Albert s’est attachée à suivre une troupe composée de deux à trois mâles, d’une douzaine de femelles, d’une vingtaine de juvéniles et de quelques mâles subadultes. Mêlée (au sol) à ce groupe très discret, ou le suivant des yeux aux jumelles dans les différentes strates arbustives de la forêt, la jeune chercheuse à pu identifier une bonne centaine d’espèces de fruits - 126 exactement- consommés par les macaques. La surprise ne réside pas tant dans cette fourchette assez large, typique du foisonnement végétal des zones tropicales, que dans l’éventail des techniques utilisées par les primates pour manipuler les graines et, de là, dans l’efficacité de leur travail de dispersion de graines. « Au sein de leur domaine vital, les macaques à queue de cochon ne se déplacent que là où ils ont la garantie d’en trouver en grandes quantités en fonction de l’époque de fructification de chaque essence, souligne Aurélie Albert. Cela signifie que leurs déplacement alimentaires sont guidés par la connaissance qu’ils ont de la fructification de leurs espèces préférées en fonction de la saisonnalité ».
Pour arriver à de tels résultats, la chercheuse a suivi sa troupe de primates du lever du jour à la tombée de la nuit pendant un millier d’heures, pointant leurs déplacements au GPS toutes les demi-heures. Pour obtenir un échantillon de la distribution des arbres fréquentés par les animaux, des transects (lignes fictives), longs d’un kilomètre et larges d’une vingtaine de mètres, ont été tracés à travers la moitié de leur domaine vital, soit 27 hectares. Au total, près de 12.000 arbres de 228 espèces ont été marqués au GPS et via une étiquette posée sur chaque tronc. Avec l’aide d’un assistant local, la phénologie de 183 essences d’arbres a été suivie régulièrement : apparition des bourgeons, floraison, fructification, maturation du fruit, etc. « J’ai divisé le domaine vital des animaux en cellules de 110 mètres de côté. Pour chacune d’elle, j’ai calculé l’indice d’abondance des fruits que j’ai ensuite croisé avec les déplacements des animaux. Si la proximité avec les macaques est une facette particulièrement agréable de ce travail (à condition de s’interdire toute interaction avec eux, afin d’éviter des biais méthodologiques), leur suivi et leur observation au cours de la saison des pluies constituent des moments particulièrement pénibles : les sangsues envahissent l’ensemble du couvert forestier. Quant aux singes, ils bougent alors très peu et, réfugiés haut dans les arbres, se font encore plus discrets que d’habitude »
Connaître les déplacements des primates et leurs préférences pour certains fruits fut donc un premier résultat. Mais cela ne disait pas encore grand-chose sur l’éventuelle efficacité de l’espèce en termes de dispersion de graines. Comme la plupart des macaques, les « queues de cochons » disposent de poches jugales (des bajoues, où les fruits peuvent être stockés avant leur consommation, un peu à la façon d’un hamster) et de trois techniques de « manipulation » des graines : l’ingestion (suivie de la défécation), le recrachage et, enfin, le dépôt après ouverture manuelle du fruit. « Un bon disperseur de graines est un animal qui consomme de nombreux fruits et qui se rend régulièrement aux arbres porteurs de fruits mûrs, assurant à ceux-ci une descendance maximale, souligne la chercheuse. Mais ces atouts peuvent être réduits à néant dans le cas où, par exemple, les sucs gastriques compromettent le potentiel germinatif des graines ou si celles-ci sont disséminées dans un milieu inadéquat, peu propice à la germination. Les critères sont donc à la fois quantitatifs et qualitatifs ». Faute de graines disponibles en nombre suffisant pour toutes les espèces de fruits consommées par les macaques, Aurélie Albert s’est concentrée sur des tests de germination concernant 21 espèces, celles-ci assurant une diversité de graines suffisamment large et représentative de ce qu’on trouve en forêt, des plus petites au plus longues.
Les découvertes furent nombreuses. Chaque macaque à queue de cochons du Nord peut disperser plusieurs dizaines de milliers de graines dans une seule fèces, certaines d’entre elles pouvant atteindre jusque 58 millimètres de long. Grâce aux trois techniques de manipulation mises en œuvre pendant ses déplacements, le primate peut les véhiculer des forêts primaires vers les forêts secondaires. De plus, pour 14 des 21 espèces testées, le passage dans le tractus digestif a un effet neutre, voire positif, sur la germination et la viabilité des graines. Toutes ces observations font dire à Aurélie Albert que cette espèce satisfait incontestablement à la plupart des exigences permettant de définir un disperseur efficace, tant quantitativement que qualitativement. « Finalement, plus que de simples disperseurs de graines, les macaques à queue de cochon peuvent jouer un rôle important dans la régénération des forêts. En effet, loin de se cantonner aux seules forêts primaires, ils ont également accès aux forêts secondaires, dégradées par toutes sortes d’activités humaines. Cela les distingue de la plupart des autres frugivores, incapables d’utiliser les trouées de la forêt ou les habitats ouverts ».
A l’avenir, ce rôle de dispersion des graines, vital pour la régénération de la forêt tropicale, pourrait être exploité par les autorités thaïlandaises qui, depuis une trentaine d’années, tentent avec un certain succès de freiner le rythme de la déforestation. « Le recours à des primates est une voie prometteuse sur le plan écologique et économique », estime la primatologue, qui souligne leur efficacité par rapport à des programmes classiques de reforestation. Après tout, le recours aux « services » des primates ne serait que le prolongement, expérimenté là aussi avec succès par divers pays asiatiques, de projets pilotes consistant à poser des perchoirs pour attirer des oiseaux réputés ne déféquer qu’en situation de repos. « Plutôt mal vus par les populations locales à cause de leurs comportements intrusifs et chapardeurs, les macaques pourraient voir leur image rehaussée auprès des Thaïlandais, réputés apprécier leurs forêts ».
Trois bémols à cet espoir, toutefois. Bien qu’ils soient capables de disperser de très nombreuses graines (y compris très longues), le travail de dispersion des macaques à queue de cochon reste, pour certaines essences, moins efficace que celui d’autres disperseurs : oiseaux et autres mammifères. Surtout, il reste à la communauté scientifique à étudier, à l’avenir, les meilleures conditions physicochimiques des sols favorisant la germination des graines, celles-ci n’ayant pu être évaluées par la doctorante qu’en milieu expérimental (hors-sol). Enfin, last but not least, malgré leur grande adaptabilité en termes d’alimentation et d’habitat (ils sont dits « opportunistes »), les macaques à queue de cochon du Nord semblent avoir besoin, pour jouer ce rôle de régénération des forêts dégradées, d’un seuil minimal de forêts primaires laissées à leur disposition. En-deçà de ce seuil, ce rôle de jardinier ne semble plus possible. Même si cette observation empirique reste à confirmer scientifiquement, voilà qui plaide pour l’urgence d’une politique de conservation du milieu naturel tropical. Et de ses hôtes.
© Universit� de Li�ge - https://www.reflexions.uliege.be/cms/c_42567/fr/les-macaques-bons-jardiniers-forestiers?printView=true - 18 avril 2024