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La mer Noire a perdu plus d’un tiers de sa zone habitable

01/09/2016

Abondamment alimentées par l’eau douce des fleuves et rivières, les couches supérieures de la mer Noire sont bien moins denses que ses couches inférieures, plus salées. Entre les deux, une frontière permanente  empêche tout mélange vertical. L’oxygène, provenant de l’atmosphère et de la photosynthèse, reste cantonné à ces eaux plus superficielles. Le précieux gaz est pourtant la principale condition au développement de la plupart des espèces vivantes. De récentes recherches, réalisées au sein du groupe MAST (Modelling for Aquatic Systems) de l’Université de Liège, ont montré que cette frontière oxique est remontée de 140 à 90 mètres entre 1955 et 2015. Une compression de l’espace habitable en mer Noire de près de 40%, directement liée à son eutrophisation et au réchauffement climatique. Ce phénomène pourrait être accompagné d’importantes conséquences écologiques et économiques. En outre, une grande concentration de sulfure d’hydrogène, un gaz hautement toxique, dort dans les couches les plus profondes de la mer Noire. Une remontée de ce gaz corrélée à la compression de la zone oxique n’est pas encore attestée. Mais si la stratification de la colonne d’eau tend à se fragiliser, même localement, un déséquilibre pourrait mettre en danger la vie aquatique de la couche de surface. 

Black Sea

Parmi les mers qui jalonnent la planète, la mer Noire présente un profil bien particulier. Coincée au milieu des terres, elle pourrait même se confondre avec les plus grands lacs si on ne tenait pas compte du détroit du Bosphore, une petite entaille d’un kilomètre de large qui offre au bassin un contact direct avec la mer Méditerranée. Une mer dans un écrin, donc, cerclée de terres déterminant des caractéristiques qui lui sont propres. « Le principal apport en eau de la mer Noire vient des rivières et des fleuves. Notamment le Danube, explique Arthur Capet, premier auteur de la publication sur le déclin de l’oxygène en mer Noire (1) et chercheur au MAST que dirige Marilaure Grégoire, directrice de recherche FNRS. Cette eau douce, moins dense que l’eau de mer, va coloniser les couches supérieures de la colonne d’eau sans se mélanger avec les couches inférieures. » Car les couches inférieures, elles, sont bien plus salées. C’est au sud-ouest de la mer Noire qu’on en observe l’origine, au Bosphore. « Là-bas, l’échange avec la mer Méditerranée s’opère en deux couches. En surface, l’eau plus douce en sort, et plus bas, l’eau salée entre et plonge directement vers les niveaux plus denses. »  

La stratification permanente liée à la salinité, la halocline,  a pour effet de priver les eaux profondes d’oxygène. La chaîne alimentaire marine se développe donc au-dessus de cette frontière sous laquelle les eaux sont dépourvues d’oxygène. « L’eau de la Méditerranée constitue tout de même un faible apport d’oxygène dans les couches intermédiaires. Non seulement, elle contient de l’oxygène, mais en plus, en plongeant, elle entraîne avec elle de l’eau de surface. Mais cet oxygène est très rapidement consommé lors de la dégradation de la matière organique. » En effet, la matière organique (planctons, algues…), produite en surface par photosynthèse, se dégrade ou est consommée et rejetée par les autres espèces de la chaîne trophique. Dans les deux cas, cette biomasse finit par couler. Sa dégradation nécessite la consommation d’oxygène et épuise donc les rares réserves des couches inférieures. 

« La zone oxygénée et donc habitable en mer Noire est un espace fortement confiné. Il l’est horizontalement, car le bassin est presque totalement fermé, et il l’est verticalement, à cause de cette stratification permanente. Comparativement à d’autres mers, ce volume restreint est exposé à de grandes influences extérieures. Il est donc plus sensible et capable d’évoluer très rapidement », explique Arthur Capet. C’est bien ce type d’évolution que le chercheur a pu observer. En compilant des données recueillies sur les soixante dernières années, il a remarqué que la limite de la couche oxygénée de la mer Noire était remontée de 140 à 90 mètres de profondeur. Des chiffres impressionnants qui correspondent à une baisse du volume habitable de plus de 40%. 

Stratification permanente contre stratification saisonnière

La teneur en sel favorise donc la stratification verticale permanente en mer Noire. À cette stratification permanente, il faut ajouter une stratification saisonnière due à la température de l’eau. « En hiver, développe Arthur Capet, les baisses de température accompagnées de vents plus importants forment une eau de surface plus froide et riche en oxygène. Or, l’eau froide est plus dense que l’eau chaude. Cette eau froide va donc plonger et emporter avec elle l’oxygène qu’elle contient. Ce qui crée un phénomène de ventilation, de brassage des eaux. » C’est ce phénomène périodique qui alimente les couches plus profondes en oxygène. Dans le cas de la Méditerranée, les eaux de surface refroidies en hiver coulent jusqu’au fond, pourvoyant l’ensemble du bassin en oxygène. Mais en mer Noire, ces eaux pourtant plus froides que les eaux profondes sont bloquées au niveau de la halocline permanente. En termes de densité, le sel finit par l’emporter sur la température. Les eaux froides y terminent leur voyage, et gardent avec elles leur oxygène. En été, les eaux de surface se réchauffent et ne plongent plus, ce qui crée une nouvelle stratification de la colonne d’eau, la thermocline

Plusieurs diagnostics pour vérifier la présence d’oxygène 

Pour diagnostiquer cette remontée d’oxygène, Arthur Capet a dû tenir compte de deux sources de variabilités qui, si elles n’étaient pas discernées, pouvaient biaiser les conclusions. D’une part, la variabilité temporelle, qui devait effectivement permettre de voir l’évolution dans le temps de la présence d’oxygène dans la mer, et d’autre part la variabilité spatiale. « La pénétration d’oxygène n’est pas homogène selon les régions. Notamment près des côtes, où l'interaction entre le courant et le fond induit un mélange vertical accru, ou encore près du détroit du Bosphore. Il fallait tenir compte de chaque endroit où les mesures étaient prises pour envisager de manière significative cette évolution dans le temps. À cela s’ajoutait une autre difficulté. Les courants dominants en mer Noire créent des forces  qui soulèvent la structure verticale au centre du bassin et l'abaisse en périphérie. Ce qui signifie qu’à une même profondeur, l’eau sera moins dense près des côtes qu’au centre du bassin. » Pour le dire autrement, la halocline, plutôt que de former une frontière horizontale, ressemble plus à un dôme. Pour pallier cette difficulté supplémentaire, le chercheur a quantifié la concentration en oxygène en exprimant d’une part la profondeur en mètres, et d’autre part en termes de densité. Ce qui permettait ensuite de pouvoir dégager une moyenne homogène pour l’ensemble du bassin et établir un profil vertical global fidèle de la colonne d’eau.  

Diagramme-oxygene-Mer-Noire

Les moteurs d’une remontée stupéfiante 

Plusieurs bases de données historiques contenaient des informations sur la distribution d’oxygène en mer Noire, récoltées lors de plusieurs campagnes. En compilant ces chiffres et ceux récoltés par les bouées ARGO http://www.argodatamgt.org/, qui dérivent librement et envoient des informations satellites sur l’évolution de la température, de la salinité et de l’oxygène, c’est plus de 4000 profils différents, prélevés entre 1955 et 2015, qui ont pu être comparés. En proposant une moyenne de tous ces diagnostics et en inventoriant la quantité d’oxygène en mer Noire, l’observation finale était sensible et sans équivoque. La pénétration de l’oxygène décline tout au long de la seconde moitié du vingtième siècle, descendant à 140 mètres en 1955 pour péniblement atteindre les 90 mètres en 2015. 

Deux causes à cette baisse progressive se sont succédées. Une plus grande abondance de nutriments dans un premier temps, le réchauffement climatique ensuite. Jusqu’au début des années 1990, la force de ventilation liée à la dynamique des eaux froides ne diminuait pas. Certaines années, elle augmentait même lors d’hivers moins cléments. On aurait donc dû observer une plus grande quantité d’oxygène dissous. Pourtant, sa concentration continuait de baisser dans toute la colonne d’eau. Il fallait chercher la cause ailleurs que dans une réaction physique liée au climat. « En réalité, contextualise Arthur Capet, cette carence s’explique par une forte eutrophisation du bassin à cette période. Elle correspond à un essor économique important de l’ex-URSS, qui développe d’immenses fermes et un important élevage de bétails. Cet essor, de surcroît, n’était pas accompagné de considérations environnementales. » Les engrais et les déchets organiques liés à l’élevage échouaient dans les fleuves et terminaient leur course en mer Noire. Ils constituaient un apport massif en nitrates et en phosphates, des nutriments qui ont pu favoriser la production primaire. « De la même manière que les engrais favorisent la pousse des plantes, ils influencent la production d’algues. Ces mêmes algues, pour rappel, consomment de l’oxygène lorsqu’elles sont détériorées ou consommées. Une plus grande biomasse entraîne donc une plus grande consommation d’oxygène. » En 1990, cet apport en nutriments baisse fortement. Il semble une fois de plus lié à un contexte géopolitique et économique, puisqu’il coïncide avec la chute de l’empire soviétique et les difficultés économiques rencontrées dans la région. C’est également l’époque où des premières mesures environnementales d’envergure sont appliquées.

Pourtant, le niveau d’oxygène n’augmente pas à nouveau. Au contraire, il stagne quelques années qui connaissent des hivers particulièrement froids, avant de baisser à nouveau. Cette fois-ci, c’est le réchauffement de l’air qui reprend le flambeau, en influençant la ventilation. En effet, si les hivers sont moins froids, le volume d'eau dense généré est moindre, ce qui réduit l'apport d'oxygène lorsque ces eaux plongent au niveau de la halocline.  « Le phénomène risque d’ailleurs de s’accentuer. Avant, cette formation d’eau froide avait lieu chaque année. Or, les chiffres récoltés sur les dix dernières années attestent d’une formation d’eau froide de plus en plus intermittente. Nous sommes actuellement en train d’analyser nos résultats, mais il semblerait que cette ventilation autrefois annuelle n’ait plus lieu qu’une fois tous les deux ou trois ans. Nous ne pouvons encore déterminer les conséquences de ce phénomène, mais en tout cas, nous sommes les témoins d’un système qui change de fonctionnement. » 

Outre un brassage moins important et occasionnel, ce réchauffement cache un second effet menant à une désoxygénation. L’eau froide a pour propriété chimique d’arriver moins vite à saturation que l’eau chaude. Plus l’eau est froide, plus elle peut contenir de gaz dissous, ce qui inclut forcément l’oxygène. En se réchauffant, l’eau de surface est de moins en moins capable d’accumuler de l’oxygène. Dès lors, non seulement l’oxygène ne colonise plus la mer Noire en profondeur, mais en plus, c’est sur toute la colonne d’eau que sa concentration diminue. La désoxygénation par l’augmentation de la chaleur de l’eau constitue par ailleurs un problème global, qui concerne l’ensemble des océans. Le problème est aujourd’hui pris très au sérieux par la communauté scientifique. 

colonne d'eau mer noir

Des implications à quantifier

L’étude visait avant tout à quantifier les processus physiques liés à la colonne d’eau par la récolte et l’analyse de données. Leur dynamique semble aujourd’hui bien comprise tant spatialement que temporellement. La grande inconnue reste l’influence que ces variations auront sur l’écosystème. Les modèles qui permettent d’étudier les différents scénarios en mer Noire doivent aujourd’hui intégrer ces nouvelles données d’halocline, de thermocline et d’oxycline, pour prédire avec plus de précision leur impact réel. Des pistes peuvent cependant être lancées. « Il est évident que la mer Noire fait face à une forte compression de sa zone habitable. C’est dans cette couche que tout l’écosystème se construit, des phytoplanctons jusqu’aux prédateurs, qui évoluent dans des eaux plus profondes. Toute la chaîne trophique s’organise dans la colonne d’eau en fonction de la présence de lumière ou de nutriments. Là où les interactions entre ces groupes trophiques s’organisaient sur 140 mètres, ils devront trouver un nouvel équilibre sur 90 mètres. Il y aura une incidence écologique et économique. La pêche devra probablement s’adapter en fonction de cette réorganisation. C’est pourtant une activité de premier plan dans la région. » Selon la FAO (Organisation des Nations Unies pour l'alimnetation et l'agriculture)  elle représente en effet 376 000 tonnes de capture sur l’année 2013. À peine deux fois moins que pour l’ensemble de la mer Méditerranée. 

Un outsider toxique 

Une dernière dynamique méritera enfin d’être surveillée. Pour rappel, la décomposition de la biomasse consomme de l’oxygène. Quand il n’y a plus d’oxygène, cette biomasse continue de se dégrader, entraînant la consommation des sulfates par les bactéries et la production du sulfure d’hydrogène (H2S), un gaz hautement toxique. La stratification permanente de la mer Noire agit comme un couvercle sur les eaux profondes, dans lesquelles s’est accumulé ce sulfure d’hydrogène pour progressivement atteindre des concentrations inouïes. Rien ne prouve à l’heure actuelle que la remontée de l’oxycline influence un comportement similaire du sulfure d’hydrogène. « La profondeur à laquelle apparaît le H2S ne correspond d’ailleurs pas tout à fait à la profondeur à laquelle disparaît l’oxygène. Il y a toute une série de processus intermédiaires dans une zone médiane, suboxique et dépourvue de sulfure d’hydrogène. Nous nous sommes focalisés sur l’oxygène et notre étude nous a donc permis de remarquer une remontée de la limite supérieure de cette zone intermédiaire, mais pas de sa limite inférieure. On peut supposer  que la stratification de la mer Noire restera globalement stable. Mais il est possible qu’avec une remontée du H2S, des instabilités climatiques ou géologiques permettent une percée de sulfure d’hydrogène dans la couche oxygénée. Ce qui pourrait avoir des répercutions importantes sur la vie aquatique. Pour en avoir le cœur net, pour résoudre la dynamique du H2S, nous devons maintenant modéliser ces processus et quantifier, inventorier sa concentration. » 

(1) Arthur Capet, Emil V. Stanev, Jean-Marie Beckers, James W. Murray, and Marilaure Grégoire, Decline of the Black Sea oxygen inventory, Biogeosciences, 13, 1287–1297, 2016


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