Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège


(Les) Etre(s) au singulier et au pluriel

14/07/2016

Quels sont les points de convergence ou  au contraire de distension entre des individus vivant dans deux pays ou continents différents ? Les langues et les cultures qui les animent participent-elles à les rapprocher ou à les diviser ? Ces attributs linguistiques et culturels sont-ils issus d'un même mode de fonctionnement ou apparaissent-ils comme irréductibles ? L'homme moderne est- il empreint d'unicité ou pétri de la multitude qui l'entoure ? De même, les groupes ou les communautés mus par une culture ou une langue particulières ne sont-ils pas déterminés par un principe commun ? Ces questions qui s'articulent autour d'une dualité complexe sont traitées dans Singularité et pluralité des langues, des groupes et des individus. Babel et Frankenstein. L'ouvrage rédigé par Jean-Marc Defays en collaboration avec Deborah Meunier questionne la genèse des langues ainsi que le fondement des groupes et l'avènement de l'individu comme entité individuelle. 

COVER Singularite pluralisteLa mondialisation galopante et la montée en puissance des nouvelles technologies nous confrontent sans cesse à de nouvelles formes d'altérité. Que ce soit dans nos relations interpersonnelles, dans l'exercice de notre profession, au cours de voyages ou d'échanges Erasmus, ou encore lors de pratiques de consommation,  les rencontres avec une autre culture, une autre langue ou une autre façon de penser ne manquent pas. Et elles risquent même de s'intensifier à l'avenir. 

Si les autres dans leur différence peuvent être source de fascination parce qu'ils stimulent tantôt notre goût pour la découverte et l'aventure, tantôt notre soif d'apprendre, ils peuvent également être une source d'angoisse, de peur et d'appréhension. Les réactions citoyennes et les mesures politiques liées aux crises migratoires que connait actuellement l'Europe en sont des exemples criants. Cette altérité qui est souvent perçue comme une composante externe à l'individu apparait pourtant comme constitutive de son identité. Ce va et vient entre singularité et pluralité, entre unicité et multiplicité détermine non seulement les êtres mais corollairement les cultures, les langues et les communautés comme le démontrent Jean Marc Defays, Professeur à l'Université de Liège, Directeur du Service de didactique du français langue étrangère et de l'Institut Supérieur des Langues Vivantes, et Deborah Meunier, chercheuse et Maitre de conférences à l'ULg. Avoir conscience de cette dynamique et lui laisser libre cours, c'est déjà reconnaitre un point commun à tous les hommes et ainsi, dépasser cette peur de l'autre ou cette volonté de l'exclure, de le dominer ou de le façonner  à son image.   

Percer l'énigme de la pluralité des langues  

Si l'on sait qu'il existe aujourd'hui approximativement 6000 langues dans le monde ; la cause de la diversification linguistique reste une des pièces manquantes du puzzle. Cette inconnue a néanmoins donné lieu à plusieurs tentatives de compréhension et d'explication. Parmi les plus anciennes, les récits bibliques et mythiques. Si inventives et imaginatives soient-elles, ces interprétations attestent de la fascination exercée par les langues bien avant que la science ne s'intéresse à ces objets fuyants et évolutifs.

Dans la Genèse XI, la pluralité des langues s'illustre à travers l'épisode de la tour de Babel comme une punition divine réprimandant l'insolence des hommes. Ces mortels qui ont osé se mesurer au Tout-puissant en construisant une tour destinée à s'élever vers les cieux pour atteindre sa demeure. Jean-Marc Defays l'explique clairement dans l'ouvrage: «En brouillant le langage, originel et unique, Dieu donnerait ainsi naissance à la cacophonie de langues qui va se répandre, comme les hommes, partout sur la surface de la planète. En bref, le langage, qui spécifie et constitue le genre humain, sépare les hommes des animaux, tandis que les langues, multipliées par Dieu, séparent les hommes les uns des autres, les empêchent de s'unir, de se distinguer, de s'émanciper: Dieu a divisé pour mieux régner. Avant Babel, communiquer était facile; après, cela va devenir incommode, laborieux et incertain, de la même manière qu'une fois expulsé du Paradis, l'homme va devoir œuvrer pour vivre et la femme souffrir pour enfanter.» (1)

Du côté des explications plus rationnelles et actuelles, les scientifiques se trouvent tiraillés d'un côté entre l'idée d'une grammaire universelle, d'un protolangage qui serait la mère de toutes les langues, et de l'autre, un génie unique et irréductible propre à chaque langue. Dès lors, deux tendances se dégagent. La thèse polygéniste postule l'apparition quasi simultanée du langage dans différentes communautés d'hominidés réparties à différents endroits du globe.  Cette hypothèse qui privilégie l'avènement du langage après la dispersion des hommes sur la terre est peu probable notamment compte tenu de la synchronicité invoquée. La thèse monogéniste, plus vraisemblable, suppose quant à elle l'apparition du langage à un seul endroit du monde et dans une seule communauté, celle des homo sapiens. Cette faculté développée par les hominidés leur aurait permis de se démarquer des autres communautés dans la course à l'humanité. Appréhendée comme un « système de communication verbal rudimentaire », cette protolangue serait à l'origine d'une arborescence plus complexe qui a permis de déboucher sur la diversité des langues telle que nous la connaissons de nos jours. Toujours selon les auteurs, cette langue originelle se serait déclinée avec le développement démographique provoquant ainsi des diasporas vers les autres continents. Ces variantes se seraient ensuite elles-mêmes complexifiées pour donner naissance «aux premières langues souches, qui elles-mêmes se ramifieront en se diversifiant les unes par rapport aux autres en fonction des usages qu'en feront les différents sous-groupes dans leurs nouveaux contextes naturels, sociaux et culturels(2) 

Qu'elles répondent à une logique fictionnelle ou rationnelle, ces interprétations parfois très opposées se penchent toutes sur la genèse des langues en se demandant « laquelle, de la diversité ou de l'unité, a précédé l'autre, comment l'une a conditionné l'autre.»(3) Si l'on n'arrive pas à trancher, une chose est sûre : l'unique et le pluriel se révèlent en somme comme inextricablement liés au sein de la double énigme du langage et des langues. Ces dernières se différencient en effet par le découpage du réel qu'elles opèrent, par leur enracinement social et culturel, par les rapports qu'elles établissent avec le monde. Chacune est habitée par des subtilités, des richesses qui lui sont propres et qui ne connaissent pas d'équivalent dans une autre langue. Néanmoins, dans leur foisonnante diversité, elles sont toutes à la base de la communication entre les individus et contribuent à la construction de leur identité. Les langues doivent dès lors « être envisagées comme des entités homogènes qui se côtoient dans des rapports de distinction(4)

phylactere

La dynamique des groupes 

Cette dialectique à l'œuvre dans les langues est d'autant plus perceptible qu'elle « se joue entre et dans les groupes que les hommes font et défont depuis toujours.»(5) En effet, en tant qu'être pourvu de sociabilité, l'homme a toujours appartenu à différents groupes, différents clans, différentes communautés à commencer par le cercle restreint de la famille jusqu'aux sphères amicales, professionnelles, religieuses, philosophiques etc. 

Comme le rappellent les auteurs, l'histoire de l'humanité s'est construite à partir de la confrontation, de la coexistence ou de la lutte de groupes sociaux, culturels, linguistiques aux intérêts parfois très divergents. La rencontre entre deux communautés peut se mettre en scène à travers divers scénarios qui ont maintes fois été joués dans le grand film de l'humanité et qui ont débouché sur des situations plus ou moins heureuses selon les cas. Dans le premier cas de figure, le clan dominant tente d'éliminer, de soumettre ou d'aliéner physiquement, politiquement ou économiquement l'autre clan. Dans ce cas, il recourt à la force physique, symbolique ou à des stratégies implicites pour imposer le modèle qu'il préconise. C'est notamment le cas des génocides, de l'esclavagisme et de la colonisation. Deuxièmement, soit les deux communautés cohabitent pacifiquement (Chinatown ou Little Italy à New-York), soit elles vivent dans un contexte tendu et se trouvent divisées (bidonvilles en marge des métropoles), soit le deuxième groupe est victime de racisme voire de ségrégation xénophobe (l'apartheid sud-africain). Troisièmement, ces deux groupes « s'interpénètrent  plus ou moins intensément et harmonieusement en se répartissant librement les divers aspects de la vie sociale et privée.»(6) Enfin, dernière possibilité: l'interculturalité. L'intégrité de chaque groupe est ici respectée jusqu'à produire « une nouvelle culture originale, propre à la communauté plurielle et métissée qui s'est formée.»(7) Avec son brassage culturel, religieux et racial, le Brésil se donne le rôle du  bon élève.      

Ces différents cas de figure présentés de façon assez schématique démontrent clairement les forces antagonistes à l'œuvre dans la naissance et la dissolution des groupes. Jean-Marc Defays précise: «L'histoire de l'humanité a toujours connu des mouvements similaires d'expansion et de resserrement, d'inspiration et d'expiration. Il a fallu du temps pour composer les nations et maintenant, on assiste à leur démantèlement avec des revendications identitaires singulières notamment les corses, les bretons, les chtis, les wallons, les flamands etc.». Et de poursuivre: « Prenons l'exemple du naufrage de personnes de langues, de cultures et de religions différentes sur une ile déserte. Ces individus vont devoir s'organiser en un groupe, se répartir les tâches quotidiennes et s'attribuer des rôles pour pouvoir survivre. On verra notamment émerger au sein du clan des leaders qui  assureront la prise de décision et des médiateurs qui permettront d'établir une meilleure communication. Cinquante ou cent ans plus tard, ce groupe unique aura éclaté en plus petites communautés. Certains habiteront sur la plage, d'autres dans la forêt ou au sommet de l'île.» 

Moi à travers l'autre, l'autre à travers moi

Avec l'avènement de l'ère moderne et de la philosophie humaniste, l'homme qui se trouvait jusque là «fondu dans la masse» se révèle au grand jour comme un sujet à part entière. Après des siècles de soumission aux dogmes et aux schèmes imposés, l'individu s'est progressivement libéré des contraintes collectives pour révéler sa singularité Cette émancipation dont les prémisses se dessinent à partir du siècle des Lumières se traduit dans de nombreux domaines, notamment celui des beaux-arts. Se considérant désormais comme des auteurs et non plus comme des artisans, les artistes peintres se plaisent à signer leurs œuvres. L'émergence d'un sujet à la fois authentique et pluriel se manifeste également dans le domaine de la littérature avec la figure de l'antihéros.    

S'il a donc mis du temps à s'extraire de la foule, l'individu représente aujourd'hui un des piliers porteurs de notre société occidentale contemporaine à tel point que l'individualisme et le repli sur soi sont devenus des syndromes de notre époque. «Il y a toujours eu dans l'histoire de l'homme des rites de passage. Le baptême, la communion, le service militaire, le mariage sont autant de repères qui balisent la vie d'un individu et qui ont un impact sur la façon dont il se construit et se comporte.», explique Jean-Marc Defays. 

Ce phénomène d'émancipation exacerbée n'est pas sans conséquence. « A partir du moment où ces repères disparaissent petit à petit, l'individu souverain se sent désemparé.» Pour contrebalancer cette absence de cohésion, il va rechercher une altérité qui lui apportera une forme de complémentarité. Le sujet morcelé va alors « replonger dans l'indistinction de la masse où il renonce -plus ou moins partiellement et/ou temporairement- à sa singularité, à son autonomie, à son libre arbitre. Il y devient autre que lui-même pour être le même que les autres, à moins que ce ne soit les autres qui lui permettent de découvrir ou d'exprimer certains aspects de sa personnalité, peut-être moins singuliers, peut-être plus authentiques. »(8)

Ce retour sécurisant à l'unité collective s'illustre à travers des manifestations répondant aux dictats de notre société consumériste de masse comme « la frénésie des supporters dans les stades de foot, les déchainements des fans lors d'un concert de leur idole, l'exaltation des militants à l'occasion de rassemblements politiques, la ferveur des fidèles lors de cérémonies religieuses, la furie des acheteurs à l'ouverture des soldes dans les magasins [...] Autant de situations où l'individu n'est plus lui-même, au sens propre et figuré, où il agit comme il ne le ferait pas s'il était seul.» (9)

Le phénomène de mode est aussi une forme plus douce et implicite mais non moins révélatrice de cette tendance qu'a l'individu à se chercher et à se projeter dans l'autre pour être accompli. La mode est selon Jean-Marc Defays « ce qu'a pu générer la société contemporaine pour suppléer le manque de repères.» Néanmoins, son caractère fluctuant et éphémère peut précipiter l'homme dans un gouffre sans fin puisqu'il doit sans cesse traquer «ce qui est à la mode» pour se sentir bien. 

Tel un Frankenstein en mal d'identité, l'individu doit donc pouvoir trouver un équilibre pour gérer son être en perpétuel changement. Comme le personnage monstrueux de Mary Shelley, l'individu doit composer avec les différentes facettes de sa personnalité mais il a aussi besoin de l'autre pour exister.      

Comme démontré par les auteurs, les langues, les groupes et les individus sont constamment travaillés et traversés par des mouvements d'unicité et de pluralité, de singularité et de diversité. Ils «ont autant besoin de systèmes que de chaos, de hasard que de nécessité, de créativité que d'organisation, et ainsi se font-ils et se défont-ils au rythme des exigences du même et du différent, du moi et de l'autre, du pertinent et du redondant, avec des moments de confusion, de conflits, et d'autres plus harmonieux et constructifs.»(10) Ce ballet incessant de forces centripètes et centrifuges rythme l'histoire de l'humanité depuis sa création.  

tetes

(1) J.-M. Defays et D. Meunier, Singularité et pluralité des langues, des groupes et des individus. Babel et Frankenstein, Paris, L'harmattan, 2015, p.26

(2) Ibidem, p.50
(3) Ibidem, p.48
(4) Ibidem, p. 80
(5) Ibidem, p. 95
(6) Ibidem, p.111
(7) Ibidem, p.112

(8) Ibidem, p.221
(9) Ibidem, p.223
(10) Ibidem, p.240.


© Universit� de Li�ge - https://www.reflexions.uliege.be/cms/c_423191/fr/-les-etre-s-au-singulier-et-au-pluriel?printView=true - 20 avril 2024