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(Les) Etre(s) au singulier et au pluriel
14/07/2016

Du côté des explications plus rationnelles et actuelles, les scientifiques se trouvent tiraillés d'un côté entre l'idée d'une grammaire universelle, d'un protolangage qui serait la mère de toutes les langues, et de l'autre, un génie unique et irréductible propre à chaque langue. Dès lors, deux tendances se dégagent. La thèse polygéniste postule l'apparition quasi simultanée du langage dans différentes communautés d'hominidés réparties à différents endroits du globe.  Cette hypothèse qui privilégie l'avènement du langage après la dispersion des hommes sur la terre est peu probable notamment compte tenu de la synchronicité invoquée. La thèse monogéniste, plus vraisemblable, suppose quant à elle l'apparition du langage à un seul endroit du monde et dans une seule communauté, celle des homo sapiens. Cette faculté développée par les hominidés leur aurait permis de se démarquer des autres communautés dans la course à l'humanité. Appréhendée comme un « système de communication verbal rudimentaire », cette protolangue serait à l'origine d'une arborescence plus complexe qui a permis de déboucher sur la diversité des langues telle que nous la connaissons de nos jours. Toujours selon les auteurs, cette langue originelle se serait déclinée avec le développement démographique provoquant ainsi des diasporas vers les autres continents. Ces variantes se seraient ensuite elles-mêmes complexifiées pour donner naissance «aux premières langues souches, qui elles-mêmes se ramifieront en se diversifiant les unes par rapport aux autres en fonction des usages qu'en feront les différents sous-groupes dans leurs nouveaux contextes naturels, sociaux et culturels(2) 

Qu'elles répondent à une logique fictionnelle ou rationnelle, ces interprétations parfois très opposées se penchent toutes sur la genèse des langues en se demandant « laquelle, de la diversité ou de l'unité, a précédé l'autre, comment l'une a conditionné l'autre.»(3) Si l'on n'arrive pas à trancher, une chose est sûre : l'unique et le pluriel se révèlent en somme comme inextricablement liés au sein de la double énigme du langage et des langues. Ces dernières se différencient en effet par le découpage du réel qu'elles opèrent, par leur enracinement social et culturel, par les rapports qu'elles établissent avec le monde. Chacune est habitée par des subtilités, des richesses qui lui sont propres et qui ne connaissent pas d'équivalent dans une autre langue. Néanmoins, dans leur foisonnante diversité, elles sont toutes à la base de la communication entre les individus et contribuent à la construction de leur identité. Les langues doivent dès lors « être envisagées comme des entités homogènes qui se côtoient dans des rapports de distinction(4)

phylactere

La dynamique des groupes 

Cette dialectique à l'œuvre dans les langues est d'autant plus perceptible qu'elle « se joue entre et dans les groupes que les hommes font et défont depuis toujours.»(5) En effet, en tant qu'être pourvu de sociabilité, l'homme a toujours appartenu à différents groupes, différents clans, différentes communautés à commencer par le cercle restreint de la famille jusqu'aux sphères amicales, professionnelles, religieuses, philosophiques etc. 

Comme le rappellent les auteurs, l'histoire de l'humanité s'est construite à partir de la confrontation, de la coexistence ou de la lutte de groupes sociaux, culturels, linguistiques aux intérêts parfois très divergents. La rencontre entre deux communautés peut se mettre en scène à travers divers scénarios qui ont maintes fois été joués dans le grand film de l'humanité et qui ont débouché sur des situations plus ou moins heureuses selon les cas. Dans le premier cas de figure, le clan dominant tente d'éliminer, de soumettre ou d'aliéner physiquement, politiquement ou économiquement l'autre clan. Dans ce cas, il recourt à la force physique, symbolique ou à des stratégies implicites pour imposer le modèle qu'il préconise. C'est notamment le cas des génocides, de l'esclavagisme et de la colonisation. Deuxièmement, soit les deux communautés cohabitent pacifiquement (Chinatown ou Little Italy à New-York), soit elles vivent dans un contexte tendu et se trouvent divisées (bidonvilles en marge des métropoles), soit le deuxième groupe est victime de racisme voire de ségrégation xénophobe (l'apartheid sud-africain). Troisièmement, ces deux groupes « s'interpénètrent  plus ou moins intensément et harmonieusement en se répartissant librement les divers aspects de la vie sociale et privée.»(6) Enfin, dernière possibilité: l'interculturalité. L'intégrité de chaque groupe est ici respectée jusqu'à produire « une nouvelle culture originale, propre à la communauté plurielle et métissée qui s'est formée.»(7) Avec son brassage culturel, religieux et racial, le Brésil se donne le rôle du  bon élève.      

Ces différents cas de figure présentés de façon assez schématique démontrent clairement les forces antagonistes à l'œuvre dans la naissance et la dissolution des groupes. Jean-Marc Defays précise: «L'histoire de l'humanité a toujours connu des mouvements similaires d'expansion et de resserrement, d'inspiration et d'expiration. Il a fallu du temps pour composer les nations et maintenant, on assiste à leur démantèlement avec des revendications identitaires singulières notamment les corses, les bretons, les chtis, les wallons, les flamands etc.». Et de poursuivre: « Prenons l'exemple du naufrage de personnes de langues, de cultures et de religions différentes sur une ile déserte. Ces individus vont devoir s'organiser en un groupe, se répartir les tâches quotidiennes et s'attribuer des rôles pour pouvoir survivre. On verra notamment émerger au sein du clan des leaders qui  assureront la prise de décision et des médiateurs qui permettront d'établir une meilleure communication. Cinquante ou cent ans plus tard, ce groupe unique aura éclaté en plus petites communautés. Certains habiteront sur la plage, d'autres dans la forêt ou au sommet de l'île.» 

(2) Ibidem, p.50
(3) Ibidem, p.48
(4) Ibidem, p. 80
(5) Ibidem, p. 95
(6) Ibidem, p.111
(7) Ibidem, p.112

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