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Des psychrophiles à toutes les sauces

09/03/2012

Que peuvent bien avoir en commun un pain, un bac de glace et un baril de poudre à lessiver ? La réponse se trouve dans leur composition : ces trois produits utilisent des enzymes provenant de psychrophiles. Comprenez : d’organismes capables de vivre à de très basses températures. Depuis quelques années, la recherche étudie ceux-ci de plus près en raison de leurs nombreuses propriétés et de leur vaste champ d’application. Georges Feller, responsable du Laboratoire de Biochimie (Centre d’Ingénierie des Protéines) de l’ULg, vient de publier un article (1) dans lequel il dresse la liste des dernières avancées en la matière. Tant dans nos produits de grande consommation que dans la recherche fondamentale, les psychrophiles sont bien plus présents qu'on ne  l’imagine.   
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Ils ne craignent ni la neige, ni le gel, ni les températures polaires. Mieux : ils s’y sentent parfaitement à l’aise. On peut les retrouver dans tous les frigos et congélateurs du monde. Mais c’est en Antarctique et en Arctique qu’ils ont officiellement élu domicile. Généralement invisibles à l’œil nu, ils peuvent toutefois prendre la forme de poissons ou d’algues. On peut en retrouver aussi bien dans des pots de glace, des barils de poudre à lessiver, voire même  dans des produits cosmétiques.

« Ils », ce sont les psychrophiles. Derrière ce nom à la prononciation rébarbative se cachent des organismes capables de vivre dans des conditions climatiques très froides. Tout le contraire de leurs « cousins », les thermophiles, qui eux ont besoin d’une température élevée pour exister et se multiplier.

Pendant longtemps, ces derniers ont monopolisé les attentions de la plupart des laboratoires. Les scientifiques pensaient alors qu’ils se présentaient comme la principale source d’innovation en matière de biotechnologie. La tendance s’est ensuite progressivement inversée. Les spécialistes se sont mis à observer de plus près les psychrophiles et ont alors découvert que ces « adeptes du froid » étaient en réalité très abondants et diversifiés et que leur étude  pouvait déboucher sur une multitude d’applications. « Tout ça grâce à la Nasa !, raconte Georges Feller, responsable du Laboratoire de Biochimie (Centre d’Ingénierie des Protéines) de l’Université de Liège. Cette agence gouvernementale américaine a financé beaucoup de programmes dans le cadre du développement de l’exobiologie, c’est-à-dire l’étude de l’apparition de certaines formes de vie sur d’autres planètes. Or, si ces formes de vie existent, elles se développent dans des milieux soit très chauds, soit très froids. Le sous-sol de Mars, par exemple, est gelé. Du coup, les recherches dans ce domaine ont été stimulées. »

Georges Feller connaît bien les psychrophiles. Il s’intéresse à eux depuis plus de 20 ans. Lui et son équipe comptent à leur actif une quinzaine d’expéditions en Antarctique pour collecter des échantillons. Leur idée, ce n’est pas tellement de savoir si ces organismes sont  présents sur Mars, Jupiter ou Pluton, mais plutôt d’étudier la manière dont certaines molécules peuvent être utilisées dans des applications concrètes. « Nous nous intéressons aux enzymes proches d’enzymes que l’on connaît déjà. Nous essayons de les comparer et de comprendre pourquoi les premières sont capables de fonctionner  à moins de zéro degré, pour pouvoir ensuite peut-être s’en servir afin de remplacer les secondes », explique-t-il. En collaboration avec le docteur Rosa Margesin, professeur de microbiologie à l’université de Innsbruck (Autriche), il vient de publier un article dans lequel il passe en revue les multiples utilisations de ces microorganismes.

Plus écologiques, plus économiques

Une liste plutôt fournie. Le domaine de l’industrie, par exemple, se révèle particulièrement friand de psychrophiles. Et pour cause : ceux-ci possèdent trois sérieux avantages. D’abord, ils sont actifs à froid mais aussi à température ambiante. Les produits qui en contiennent n’auraient dès lors plus besoin d’être chauffés, que ce soit durant le processus de fabrication ou dans leur usage domestique. Ensuite, puisqu’ils sont très actifs, on peut donc en intégrer moins à la préparation et par conséquent réaliser des économies. Enfin, ils sont thermolabiles. Comprenez : ils perdent leurs propriétés lors d’une élévation de température. En d’autres termes, pour les neutraliser, il suffit d’augmenter un peu la température et le tour est joué.

L’exemple le plus populaire est sans doute celui des lessives « actives à froid. » Si vous ouvrez un baril de cette marque bien connue qui a fait de ce concept son cheval de bataille, vous remarquerez peut-être de minuscules grains gris au milieu de cette poudre blanche. Ces petites perles contiennent en réalité un peu de protéase, une subtilisine qui est l’enzyme industrielle la plus abondamment produite dans le monde. Cette subtilisine, agit en quelque sorte sur les salissures comme un glouton qui n’a pas besoin d’être chauffé pour devenir efficace. Pour la petite anecdote, c’est d’ailleurs Georges Feller et d’autres collaborateurs qui sont à l’origine de ce concept de poudres capables de travailler à froid. Un concept initial qu’ils avaient découvert dans le courant des années 1990 mais qui, faute d’avoir été protégé par un brevet, a fini par être massivement exploité par l’industrie…

Une « erreur de débutant » qui n’a plus été répétée par la suite, lorsque l’équipe liégeoise a travaillé en collaboration avec la firme belge Puratos, spécialisée dans la préparation de matières premières pour boulangers et pâtissiers. L’objectif était de parvenir à isoler la xylanase, une enzyme issue de la bactérie antarctique  P. haloplanktis qui sera utilisée pour améliorer la qualité du pain. « La xylanase coupe en petits morceaux la farine boulangère, décrit Georges Feller. Ce qui permet à la pâte de pouvoir lever beaucoup plus, d’être plus légère et plus moelleuse. Et comme elle est instable à la cuisson, les éventuels effets rémanents disparaissent par la suite. »

Autre application alimentaire, pour laquelle le laboratoire de biochimie a aussi déposé un brevet : la lactase. Une enzyme une nouvelle fois issue d’une bactérie antarctique, que toutes les personnes qui ne supportent pas le lactose (une intolérance dont souffrirait environ 75% de la population mondiale !) devraient particulièrement apprécier. À partir d’un certain âge, ce sucre que l’on retrouve majoritairement dans les produits laitiers Poudre lessiven’est plus correctement digéré (c’est-à-dire coupé en deux) par l’organisme, ce qui provoque des soucis de digestion. La lactase, quant à elle, va pouvoir hydrolyser (ou cliver) le lactose en glucose et en galactose, des sucres qui seront plus facilement assimilés et ceci dès le stockage du lait à froid. Cette enzyme froide est également utilisée dans la fabrication du tagatose (Lire l’article : L’enzyme qui produit du sucre), ce sucre commercialisé par la société belge Nutrilab, possédant un pouvoir édulcorant naturel  et permettant d’éviter les réactions diabétiques

Un glace aux parfums psychrophiles

Pseudomonas FRLes bactéries psychrophiles ne sont toutefois pas les seules à être sollicitées par l’industrie. Les nombreuses propriétés des krills, ces petites crevettes provenant des eaux froides de l’océan austral, ont aussi été adaptées à toutes les sauces : alimentaire (avec notamment une huile riche en oméga 3), cosmétique (crèmes pour le visage…), médicale et pharmaceutique (agent anti-inflammatoire, prévention de réactions de rejets immunitaires, etc.)

Dans la famille des animaux marins adeptes des basses températures, on demande encore le poisson polaire, qui continue d’intriguer les scientifiques. En cause : sa capacité à supporter des températures inférieures à zéro degré sans congeler, grâce à la présence de protéines antigel dans son sang, qui inhibent le développement de cristaux de glace dans ses fluides corporels.  Une faculté qui n’a pas manqué d’intéresser l’entreprise Unilever, qui a entrepris d’intégrer cette fameuse protéine antigel dans ses… crèmes glacées ! Un moyen d’éviter leur cristallisation, tout en les rendant plus onctueuses et meilleures pour la santé (moins d’additifs, moins de matières grasses ajoutées). Merci le poisson polaire !

Bye bye, intestins de veau

Au-delà des applications industrielles, les psychrophiles peuvent également se révéler très utiles en matière de biologie moléculaire. Notamment grâce aux propriétés de la phosphatase alcaline. « Une enzyme très connue, assure Georges Feller. Par exemple, si l’on veut faire rentrer un gêne dans un plasmide, il faut d’abord l’ouvrir. Or celui-ci se referme automatiquement sur lui-même, presque comme un réflexe. La solution est alors d’éliminer un groupement phosphate grâce à une phosphatase alcaline. Jusqu’à présent, celle-ci était issue d’intestins de veau. La difficulté était ensuite de s’en débarrasser, pour que le plasmide puisse se refermer une fois le gêne inséré. Or ça, c’était très compliqué. On a donc eu l’idée d’utiliser une phosphatase alcaline sensible à la température et donc plus facile à éliminer et commercialisée sous le nom d’Antarctic Phosphatase. »

On le constate : les psychrophiles peuvent être utilisés dans une multitude d’applications. Un coup d’œil sur le site Bioprospector.org (base de données en ligne qui dresse la liste des différents brevets, produits commerciaux et sociétés qui étudient les ressources génétiques de l’Antarctique et de l’Arctique) suffit pour s’en convaincre. On pourrait encore citer la bioremédiation, où des microorganismes sont utilisés pour décontaminer des milieux pollués en hiver, les multiples usages médicaux et pharmaceutiques (recherche de nouveaux antibiotiques, médicaments anticancéreux, élaboration de produits neutraceutiques, etc.) ou encore les recherches en médecine vétérinaire, en aquaculture, en cosmétique…

« Il est très difficile de connaître toutes les applications, résume le chercheur. Car même si un brevet a été déposé, le secret industriel fait que l’on ne sait pas nécessairement de quelle source les enzymes sont issues. »

Le champ des possibles reste très large. Le potentiel des psychrophiles serait bien supérieur à celui des thermophiles, les premiers possédant une plus grande diversité et pouvant être appliqués dans des domaines plus variés. Autre point positif : ils contribuent à économiser de l’énergie et sont généralement moins nocifs pour l’environnement. Enfin, beaucoup de microorganismes sont encore à découvrir dans les régions polaires. La source de certaines innovations se trouve peut-être déjà dans les congélateurs de l’université, parmi les échantillons conservés bien au froid qui n’ont pas encore pu être analysés…

(1) Georges Feller et Rosa Margesin, « Polar microorganisms and biotechnology » in Polar Microbiology: Life in a deep freeze, Washington, ASM Press, 2012.


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