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Prévoir l’évolution de la bourse ?

06/03/2012

Depuis le milieu des années 1990, une équipe de chercheurs de l’ULg a appliqué un modèle mathématique à certains phénomènes financiers. Ce modèle a la particularité d’intégrer des notions de chaos et d’aléatoire dans un système déterministe. Les Professeurs Jacques Bair et Gentiane Haesbroeck cosignent une publication synthétisant ces recherches (1).

Evolution action bourseLa modélisation mathématique a acquis de belles lettres de noblesse ces dernières décennies. De plus en plus fiable, elle a permis de décrire à moindre coup, de manière synthétique, intelligible et interprétable, des phénomènes variés et complexes. Qu’ils relèvent de disciplines aussi diverses que la climatologie, l’océanographie, la médecine, la biologie ou encore l’astrophysique, pour ne citer que ces exemples.

Dans les sciences exactes, après de nombreuses approximations, retouches, améliorations des équations de base et essais, les modèles ont montré des descriptions suffisamment fidèles de la réalité, tant d’un point de vue descriptif, ce qui permettait de synthétiser et d’interpréter des informations autrement trop larges et trop nombreuses, que d’un point de vue prédictif. L’intérêt de leur utilisation n’était plus à démontrer, et ils ont pu faire autorité et revendiquer leur importance centrale au sein des programmes de recherche actuels. 

Inévitablement, la capacité de description de phénomènes passés autrement inintelligibles, et plus largement encore, une prédiction plus ou moins fiable du futur sont deux facultés séduisantes. Et certains modèles ont dès lors rapidement été appliqués aux sciences humaines, et plus particulièrement à l’économie et au monde aussi convoité qu’obscur de la finance.

Combien de fictions, film ou roman, ont imaginé une recette miracle pour s’enrichir à Wall Street ? Combien d’économistes ont rêvé pouvoir prédire les grands crashs boursiers, et être poussés au rang de héros au panthéon du capitalisme ? Et si les modèles mathématiques pouvaient rendre ces fictions et ces rêves obsolètes ?

Entre la linéarité des modèles et le chaos de la vie

Au milieu des années 1990, des scientifiques de différents pays ont cherché à développer des modèles déterministes pouvant être appliqués au monde chaotique de la finance. A l’Université de Liège, une équipe s’est constituée autour du Professeur Jacques Bair : elle s’y est intéressée de très près et a été un des relais de cette nouvelle pensée en Belgique francophone. « Nous avions créé, avec le Professeur Crama, le Gemme, le Groupe d’Etude des Mathématiques, du Management et de l’Economie. Nous étions entourés de beaucoup de jeunes chercheurs, à l’époque, et étions fort actifs sur la question de l’intégration des mathématiques dans l’univers de l’économie, et nous avons publié toute une série d’articles, notamment avec le Professeur Haesbroeck ».

L’hypothèse de départ postulait qu’il était possible d’intégrer des variations aléatoires dans un modèle déterministe et d’en dégager certaines régularités. Les premières équations utilisées étaient relativement simples. Il s’agissait de fonctions linéaires, admettant l’existence d’une liaison proportionnelle, d’une relation de cause à effet entre plusieurs points situés à égale distance dans le temps. « Ces équations permettent de modéliser des notions régulières et exponentielles, comme la théorie de l’intérêt composé, développe le chercheur. Mais elles ne permettent pas d’envisager d’autres réalités financières beaucoup plus aléatoires comme l’évolution d’un indice boursier ou la formation des prix d’un produit. » 

Pour reprendre la citation de Ian Stewart, reprise par le Professeur Bair, « la science d’aujourd’hui nous montre que la nature est impitoyablement non linéaire ». L’idée suivante était donc de partir d’un modèle dynamique discret non linéaire, à savoir un modèle se présentant (dans les cas les plus simples) sous la forme  Yt+1 = f(Yt). D’après cette égalité, on peut calculer la valeur Yt+1 au temps t+1 à partir de celle Yt au temps antérieur t, grâce à la fonction f considérée qui n’est pas linéaire mais fait intervenir un paramètre. Un tel modèle permet d’embrasser une notion de chaos dans un système déterministe, et donc de modéliser des grandeurs prévisibles et imprévisibles.

Le chaos pouvant être caractérisé à l’aide de propriétés dont les principales sont la densité, qui définit l’ensemble des variations de la fonction utilisée, la sensibilité aux conditions initiales, ou l’effet papillon, qui permet de rendre compte qu’une légère modification de la condition initiale peut générer des changements considérables, et l’ordre. Cette dernière notion permet de remarquer que des « structures ordonnées peuvent apparaître au sein de mouvements qui semblent aléatoires ».

Cette équation a permis de modéliser plusieurs phénomènes, comme l’évolution d’un indice boursier ou la formation des prix. Dans ce deuxième cas, une équation simplement linéaire aurait permis de mettre en lumière une situation de marché monopolistique, dans laquelle une entreprise peut à loisir augmenter ses prix. En y intégrant un paramètre supplémentaire, la réalité devient plus aléatoire. Ce paramètre, c’est dans l’exemple de l’article, la concurrence, qui a un effet d’affaiblissement, de feed back négatif, qui introduit donc une non linéarité, et qui régule l’évolution du prix d’un produit. « Nous avons remarqué qu’en fonction de la variation de ce nouveau paramètre, les prévisions étaient soit purement et simplement chaotiques, soit qu’une régularité s’installait dans le chaos ».

Situations-chaotiques

Appliqué à la finance, ce type de modèle, qu’on appelle modèle logistique, a bien évidemment beaucoup de limites. Il ne tient pas compte de tous les facteurs qui régissent la réalité de l’évolution d’une grandeur économique, que ce soit un indice boursier ou la formation des prix d’un produit. Mais il permet de dégager une certaine régularité dans les grandeurs étudiées, et de prédire que certains résultats vont se produire. Mais le modèle ne montre pas quand ils se produiront. « Certains collègues avaient quand même réussi à prédire un crash boursier, avec ce modèle. Mais bon. Des crashs, il y en a eu tellement… Tempère le mathématicien. Comment savoir s’il ne s’agissait pas d’un coup de chance ? En tout cas, aujourd’hui, on l’a laissé de côté. On en a fait le tour, mathématiquement parlant. D’un point de vue général, les phénomènes économiques et humains sont tellement complexes que je ne sais pas si on pourra un jour vraiment les modéliser de manière fiable. Cependant, d’un point de vue philosophique, il était intéressant de démontrer qu’il était possible de modéliser, de dégager certaines régularités dans des situations qui semblaient a priori complètement aléatoires, qu’il était pensable d’intégrer la notion de chaos dans un modèle mathématiquement purement déterministe, tout cela en intégrant et en variant un paramètre supplémentaire. C’est la raison pour laquelle nous avons proposé l’article « Modèles chaotiques en économie » ». 

Toutes voiles vers les statistiques

S’il semble difficile de modéliser fidèlement des phénomènes économiques assujettis à de nombreux facteurs imprévisibles, comme les mouvements humains (spéculation, craintes en temps de crise, changements démographiques, influences politiques), ou les catastrophes naturelles (qui peuvent brutalement influer sur le cours des monnaies ou des matières premières, par exemple), de nombreux mathématiciens oeuvrent encore pour se rapprocher de la réalité, mais désertent les modèles déterministes pour s’orienter davantage vers des modèles statistiques ou probabilistes, qui prennent davantage en compte les notions de chaos et d’aléatoire. En la matière, aujourd’hui encore, et après quarante ans d’existence, le modèle de Black et Scholes semble toujours faire autorité. Il est utilisé dans toutes les places financières. Ce modèle permet de modéliser les actions boursières selon plusieurs conditions et paramètres, déterminant une valeur théorique d’une option, tout en tenant compte que cette valeur à un temps t est le fruit d’un processus purement stochastique.

Modèles et perspectives d’avenir pour les mathématiciens

En temps de crise, même les plus intrépides redoublent de prudence. Et les conseils avisés de mathématiciens chevronnés peuvent se révéler être utiles. S’il y a bien un point qui peut être prédit sans modèle, c’est que les mathématiciens peuvent de plus en plus envisager des carrières prolifiques en dehors de l’enseignement. Les modèles appliqués à l’économie ne sont pas toujours fiables, mais permettent d’envisager avec sérieux certaines zones d’ombres, et d’y voir plus clair. modele-chaosLes assurances qui travaillent dans l’actuariat, les banques et les places financières en général ont de plus en plus recours à l’expertise de mathématiciens. Plus largement, la discipline peut s’ouvrir à des domaines variés, comme le sport, la musique, l’agronomie, etc, susciter un bel intérêt et révéler auprès de jeunes étudiants qui pensent les maths peu intéressantes, des vocations jusqu’alors bien cachées. Jacques Bair l’a compris, et consacre aujourd’hui la fin de sa carrière à la pédagogie et à la vulgarisation de sa passion notamment en collaborant avec le périodique français Tangente.

(1) Bair J, Haesbroeck G., Modèles chaotiques en économie, Tangente sup., Prévoir pour décider, POLE, 2012.


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