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La concurrence mémorielle
28/02/2012

Or nos contemporains et les jeunes générations en particulier ont une demande de culture qui s’attache en priorité aux visions subjectives (que l’historien regarde avec méfiance précisément).  On aurait donc tout intérêt à désenclaver l’histoire, Sophie Ernst entendant par là qu’ « on doit cesser de considérer l’enseignement d’histoire comme seul ou principal concerné ».  La mémoire comme telle, en tant que récit subjectif porteur de significations, de valeurs et d’interrogations, a toute sa place dans d’autres disciplines, notamment les enseignements littéraires et artistiques. Et d’ajouter, non sans un brin de perfidie, que « bien des contradictions vécues par les enseignants d’histoire viennent de ce qu’ils finissent par porter presque à eux seuls toutes les demandes adressées à l’ensemble d’un curriculum de culture humaniste ». C’est une chose de faire comprendre comment des processus historiques se sont produits, comment des configurations sociales se sont mises en place et ont permis des enchaînements désastreux, et c’en est une autre d’éduquer des enfants et des adolescents à rejeter le racisme et l’antisémitisme.

On relèvera aussi que Sophie Ernst plaide pour l’instauration de tiers lieux pédagogiques, du type « ciné-philo », pour l’éducation morale et civique des jeunes. Elle recommande aussi l’intégration dans les parcours éducatifs des productions télévisuelles de qualité, en ajoutant – sans doute, avec un peu trop d’optimisme – que « la caution éducative importe à la direction des chaînes de télévision notamment publiques »…

Chaussures-au-bord-du-Danube

Etudes de cas

D’autres contributions intéressantes enrichissent La concurrence mémorielle. Ce sont des études de cas. Sébastien Boussois (Postdoctorant à l’IEE-Pôle Bernheim de l’Université Libre de Bruxelles) se penche sur les remises en cause, par de « nouveaux historiens israéliens », des fondements de l’historiographie traditionnelle en Israël. Giulia Fabbiano (Chercheuse associée au CADIS) s’intéresse aux « narrations du passé familial » produites par les descendants des harkis (c’est-à-dire ces Algériens ayant servi les Français pendant la guerre d’Algérie) et d’immigrés algériens nés pendant ou après cette guerre. Elle attire l’attention sur le fait que ces narrations ne sont pas nécessairement sources de concurrence. Louis Bouza Garcia (Doctorant  l’Université Robert Gordon d’Aberdeen) traite de la « surenchère mémorielle » que semble aujourd’hui connaître l’espace public et politique européen, même si les mobilisations autour de ces enjeux restent relativement rares. En Europe, selon l’auteur, les acteurs politiques ont tendance à mettre en œuvre une « stratégie de l’oubli » pour privilégier le compromis et la construction d’une mémoire commune. Geoffrey Grandjean, enfin, s’attache à décrypter les propos que peuvent tenir les jeunes sur la thématique des génocides. Allant à la rencontre de vingt-deux focus groups (groupes de discussions) organisés avec sept écoles de l’enseignement secondaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles, il a notamment pu constater que les jeunes d’origine immigrée ne tendent pas plus que les jeunes Belges à relativiser les faits génocidaires. Néanmoins, précise-t-il, la concurrence mémorielle se matérialise  entre la mémoire des faits qui se sont déroulés il y a une soixantaine d’années (le génocide des Juifs) et la mémoire de faits relevant d’une temporalité plus immédiate (comme le conflit israélo-palestinien). Et de conclure que cela « peut entraîner un certain repli sur soi ou à tout le moins sur sa communauté ».

Finalement, Jérôme Jamin, dans sa conclusion, invite à interroger le rôle des médias dans ce processus de concurrence mémorielle. En effet, les images se télescopent et se bousculent, notamment à la télévision. Ainsi, les victimes d’un génocide en cours qui parfois n’est même pas encore terminé ni même nommé comme tel côtoient l’une ou l’autre commémoration de la libération d’un camp de concentration nazi quand le rappel au souvenir du tsunami japonais ou du génocide rwandais croise les victimes libyennes de la répression du colonel Kadhafi. Le résultat peut alors être catastrophique. Jérôme Jamin indique d’ailleurs que « ce qui est préoccupant avec les médias, ce n’est pas tant l’effet grossissant mais le flux continu et hasardeux d’images qui provoque de l’incompréhension et du ressentiment de tous les côtés, chacun pensant de surcroît être lésé par rapport aux autres ! ». Et de poursuivre en précisant que « compte tenu de l’impact des médias dans la construction de nos représentations, l’hyperprésence, l’absence ou le mélange malheureux d’images posent un sérieux problème pour la cohésion sociale ».

Au total, La concurrence mémorielle a le grand mérite d’ouvrir un nouveau champ de recherche en science politique. L’ouvrage offre en outre des outils de réflexion sur l’usage de plus en plus prononcé de la mémoire à des fins politiques. Il croise certes des regards essentiellement francophones, mais Jérôme Jamin et Geoffrey Grandjean envisagent déjà d’explorer d’autres univers mémoriels, anglo-saxons notamment.

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