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La concurrence mémorielle
28/02/2012

A ce propos, Philippe Raxhon dénonce sans équivoque l’accusation régulièrement portée contre l’Etat d’Israël d’instrumentaliser la Shoah à son profit politique. « L’existence d’une tension monstrueuse, au premier sens du terme, entre d’une part une extraordinaire production historienne de qualité, des avancées remarquables en matière muséologique et pédagogique, des efforts institutionnels considérables et de dimension internationale (…) ; et d’autre part, à l’opposé, un négationnisme de diverses sources, des dévoiements médiatico-idéologiques, des banalisations caricaturales, ou des comparaisons anachroniques ».

L’historien liégeois s’attarde également sur ce qu’il appelle la « globalisation de la mémoire » autour des passés coloniaux et de l’esclavage. En somme, le lieu de mémoire de la domination de l’homme par l’homme devient la planète entière, à toutes les époques confondues. Phénomène à la fois troublant et inquiétant, écrit-il, sans oublier de remarquer que certains historiens y ont eux-mêmes contribué « en déboulonnant les statues de bronze des héros du positivisme national ». La distorsion entre l’histoire et la mémoire devient déchirure, avec l’abandon des contextes et des singularités des situations historiques. Avec un risque majeur à la clef : la vision simplificatrice du passé, si caractéristique des idéologies totalitaristes.

Non sans avoir mis en garde contre la prolifération des lois mémorielles « qui oriente notre modèle de société vers une conduite des affaires par les juges et non par les élus », Philippe Raxhon préconise au final de remplacer le mot mémoire par celui de patrimoine, un concept « moins lourdement chargé ». Cela permettrait de sortir de la crise entre histoire et mémoire.  Et de retrouver, au passage, le chemin de la richesse et de la complexité du passé, en particulier dans la relation entre les nations, les hommes, les classes sociales, les sociétés. Histoire, en somme, de susciter un partage des mémoires…

Désenclaver l’histoire

Sophie Ernst (Professeure associée à l’Institut français d’éducation) nous invite à réfléchir sur un autre acteur important : l’école. Se focalisant sur ce qu’elle appelle « les commémorations négatives », c’est-à-dire celles qui « ne portent rien d’autre que de la douleur, la conscience de désastres irréparables », elle propose différentes pistes pour réintégrer la transmission des mémoires dans le milieu scolaire. Elle considère en effet que les jeunes ne doivent pas se retrouver écrasés sous le poids de passés traumatiques et anxiogènes – et parfois sources de conflits difficiles à gérer par les enseignants - mais davantage dans une dynamique porteuse d’espoir et d’intérêt pour l’altérité culturelle. Bref, tout autre chose qu’une martyrologie.

Il vaudrait peut-être mieux, suggère-t-elle par exemple, faire découvrir aux enfants la merveilleuse culture yiddish, la musique klezmer, leur faire découvrir la culture tzigane, que de les emmener à Auschwitz, et ce serait une forme de commémoration qui en vaudrait une autre. La culture yiddish a été assassinée, mais ce qui en survit vaut la peine d’être transmis ; La liste de Schindlerles musiques tziganes séduisent énormément et rappellent au monde l’existence précaire d’un peuple toujours menacé dans son existence. De même, il vaut la peine de rappeler que nous devons à l’esclavage la musique qui a révolutionné nos goûts et conquis le monde…

Témoignant, en tant que chercheur, de l’investissement de nombreux professeurs dans des projets inventifs, Sophie Ernst rappelle que la mémoire s’empare du passé de façon subjective et que « c’est cette subjectivation,  cette concentration sur un sujet d’affects, de désirs, de volontés, d’actes…- qui en fait la valeur pour les élèves ». Cela fait toute la différence entre une présentation de la guerre de 1914-1918, comme nous en avions l’habitude, il y a quarante ans : les causes de la guerre, les péripéties politiques, les batailles, la description du front, les conséquences et les traités de paix. Il a fallu des films de fiction, des pièces de théâtre, parfois la redécouverte de livres oubliés, pour que l’on reprenne conscience d’une donnée essentielle, ce qu’avaient vécu les soldats dans les tranchées, ce qui était arrivé à toute une génération de très jeunes hommes. C’est en passant par la subjectivité et le récit individuel qu’on a pu retrouver une objectivité bien plus consistante, que la description « vue d’en haut » oblitérait.

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