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La concurrence mémorielle
28/02/2012

Même si elle est fondée sur les sentiments les plus nobles, les aspirations démocratiques les plus élevées – il s’agit de combattre la négation des pages les plus noires du siècle passé, les lois mémorielles assurent-elles pour autant la paix civile ? On peut en douter, expliquent Jérôme Jamin et Geoffrey Grandjean. Contestées dans leur efficacité, on les accuse aussi d’entraver la liberté de la recherche. Il était donc utile de rassembler en un même ouvrage l’analyse de plusieurs chercheurs qui travaillent sur cette question…

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Une pléthore de mémoires

La sociologue Régine Robin (Professeure associée au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal) aborde la concurrence mémorielle dans le cadre français. Après s’être penchée sur les polémiques autour du communautarisme et du port du foulard à l’école, elle constate que « la France semble avoir perdu le grand récit de ses origines à partir des années 1960, sous les coups de boutoir de la modernité, des retombées de la guerre d’Algérie ou encore de l’entrée des sciences humaines dans les interrogations et questionnements de l’école ». Selon elle, ce pays a dû faire face à une fragmentation de sa mémoire par l’émergence d’autres mémoires, dans un contexte de débat permanent autour de la présence accrue sur son territoire de populations immigrées.

La France, insiste-t-elle, a véritablement connu un changement d’époque, au cours du demi-siècle écoulé. L’ancien passé glorieux est souvent devenu « un passé piteux où plus aucun événement historique ne se trouve digne d’être commémoré sans controverse ». Sans compter les chapitres longtemps négligés ou marginalisés dans l’histoire officielle : le rôle de Vichy dans la déportation des Juifs de France, l’ampleur de la collaboration en 1940-45, les déchirements de la guerre d’Algérie ou de celle d’Indochine, etc.

Ce passé récent trouble et divise. En émerge aujourd’hui toute une série de mémoires concurrentielles, qui demandent à leur tour de trouver place dans les replis du « roman national ». Roman national que les autorités françaises, président de la République en tête, voudraient à présent « revivifier »  pour contrer la France plurielle qui s’affirme. Et cela, dans une atmosphère que Régine Robin n’hésite pas à qualifier d’ « irrespirable » : on ne peut pas à la fois rendre « la fierté » aux Français en magnifiant l’Eglise et la France des vieux clochers, en faisant comme si la Révolution française n’était qu’une péripétie sanglante, que le régime de Vichy n’avait pas existé, et en même temps, prôner le métissage culturel et la France de la diversité. On ne peut pas à la fois parler des Lumières et de la laïcité tout en les remettant en question à tout bout de champ, », écrit-elle.

Gare aux visions simplificatrices !

D’un point de vue théorique, la concurrence mémorielle renvoie souvent à la compétition complexe et parfois douloureuse entre des groupes sociaux (entre eux ou vis-à-vis d’une autorité) pour défendre et promouvoir le souvenir de certains faits historiques. Elle se manifeste particulièrement au niveau de l’usage du mot génocide, un terme qui connaît depuis quelques années une « inflation boursouflée ».

Le caractère totalement idéologique et principiel de l’extermination des Juifs par le régime hitlérien fait qu’on la considère généralement comme « un génocide sans précédent, paradigmatique et absolu » (Joël Kotek, Chargé de cours à l’Université Libre de Bruxelles). La Shoah (génocide des Juifs par les nazis) est l’un des fondements de la culture européenne d’après-guerre. Sa singularité a façonné dans la douleur l’identité des Européens dans leur relation à l’histoire et à la mémoire. C’est le sens même des débuts de la construction européenne.

Comme le souligne l’historien Philippe Raxhon, professeur à l'Université de Liège, la transmission de la mémoire de la Shoah fut douloureuse et donc lente, conséquence d’une expérience inédite dans l’histoire, en contrepoint d’une historiographie sur le sujet qui s’élabora elle aussi progressivement dans les décennies d’après-guerre et surtout à partir de la fin des années 70. On doit donc parler, à ce propos, d’un éveil de la mémoire, éveil stimulé sans aucun doute aussi par la remontée des populismes d’extrême droite couplée à l’antisémitisme et au négationnisme, eux-mêmes réactivés par une certaine perception des problèmes du Proche et du Moyen-Orient.

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