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La concurrence mémorielle
28/02/2012

Un livre qui vient à point

L’ouvrage dont il est question ici, La concurrence mémorielle, arrive donc à point nommé. Il montre que les intellectuels veulent eux aussi prendre part au débat, en le recontextualisant d’abord, en rappelant ensuite – et fort opportunément, que « l’histoire ne doit pas être l’esclave de l’actualité politique ni s’écrire sous la dictée de mémoires concurrentes » (1). En proposant enfin quelques pistes pour sortir de la crise qui se développe entre histoire et mémoire.

Chez nous, comme en France, beaucoup d’historiens s’inquiètent de la généralisation de ces lois dites mémorielles, voire la désapprouvent. Pierre Nora, qui préside l’association « Liberté pour l’histoire », critique même vertement ce sport législatif purement français qui ouvre la voie « pour toute mise en cause de la recherche historique et scientifique par des revendications mémorielles de groupes particuliers puisque les associations sont même habilitées par le nouveau texte (loi Boyer) à se porter partie civile » (2). « Faut-il rappeler, conclut-il, que c’est l’histoire qu’il faut d’abord protéger, parce que c’est elle qui rassemble, quand la mémoire divise ?».

Face aux lectures simplificatrices du passé, quelques digues ont été érigées. L’appel des historiens du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire en est une. Il s’adresse autant au législateur qu’aux médias. Nous en avons assez d’être constamment sommés de dresser des bilans sur les aspects « positifs » ou « négatifs » de l’histoire, peut-on y lire. Ces discours ne tiennent compte ni de la complexité des processus historiques, ni du rôle réel qu’ont joué les acteurs, ni des enjeux de pouvoir du moment (…). La mission des historiens est d’élaborer et (…) transmettre des connaissances rigoureuses sur le passé.

C’est d’ailleurs dans le même état d’esprit que se situe d’emblée Georges Bensoussan (3), en préface du livre La concurrence mémorielle.  Pour lui, la mémoire est trompeuse et n’obéit pas à un souci historien. « L’image que nous nous faisons du passé n’est pas le passé, ajoute-t-il, ni même ce qu’il en reste, mais seulement une trace changeante de jour en jour, une reconstruction qui n’est pas le fruit du hasard mais relie entre eux des îlots de mémoire surnageant dans l’oubli général ».

Les COVER Jamin-Grandjeandeux chevilles ouvrières de l’ouvrage, Jérôme Jamin et Geoffrey Grandjean, réfléchissent ensemble à ces questions au sein du Département de science politique de l’Université de Liège, où le premier est chargé de cours et le second aspirant du FNRS. Les recherches de Jérôme Jamin portent sur le populisme, le nationalisme et l’extrême-droite en Europe et aux Etats-Unis. Geoffrey Grandjean, lui, consacre sa thèse de doctorat aux conséquences des connaissances génocidaires sur les formes de socialisation politique.

« Nous avons le sentiment très net, expliquent-ils, que la concurrence mémorielle est le point de départ – et non d’aboutissement, de beaucoup de problèmes de société. Notamment à l’école… Le télescopage médiatique autour des questions de mémoires peut avoir des effets désastreux sur les jeunes. Nous pensons d’ailleurs que la concurrence mémorielle est un concept pertinent depuis qu’existe une hyperinflation médiatique sur ce thème. »

Ce concept qu’ils ont forgé, Jérôme Jamin et Geoffrey Grandjean pensent qu’il ouvre des perspectives pluri-disciplinaires dans l’analyse de l’usage généralisé de la mémoire à des fins politiques. Contrairement à l’histoire-connaissance, énoncée par un historien selon des méthodes scientifiques, la mémoire (collective) renvoie au partage d’expériences historiques communes. Elle est une reconstruction d’une portion du passé, choisie de manière arbitraire. Elle n’existe que par la visée qui lui est assignée - construire, par exemple, une identité collective – et elle est forcément plurielle. Dans chaque société, il y a autant de mémoires collectives qu’il y a de groupes ou de communautés.

(1) extrait de l’appel « Liberté  pour l’histoire » (Blois, octobre 2008), signé par plus d’un millier d’historiens européens. Cet appel est porté par des historiens à l’autorité incontestable comme Pierre Vidal-Naquet ou Jean-Pierre Vernant.
(2) Le Monde, 28 décembre 2011. Pierre Nora est l’auteur notamment de « Présent, nation, mémoire », aux éditions Gallimard
(3) Historien, responsable éditorial au Mémorial de la Shoah

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