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La concurrence mémorielle
28/02/2012

Faut-il sanctuariser telle ou telle catégorie de la société – les Juifs, les Arméniens, les descendants d’esclaves africains, etc. – en donnant à chacune la satisfaction d’une loi mémorielle qu’elle pourrait avoir de bonnes raisons de revendiquer ? Appartient-il à l’autorité politique de définir la vérité historique sur certains traumatismes du passé pour préserver, sous la menace de sanctions pénales, la mémoire collective ? Ne risque-t-on pas, ce faisant, d’attiser les conflits de mémoires ? Telles sont quelques-unes des questions cruciales, et très actuelles, qu’aborde La concurrence mémorielle (1), un ouvrage collectif sous la direction de Geoffrey Grandjean et Jérôme Jamin.

RememberLe 22 décembre 2011, à Paris, l’Assemblée nationale adoptait en première lecture une proposition de loi de la députée Valérie Boyer (UMP) visant à réprimer « la contestation des génocides établis par la loi ». Le Sénat faisait de même le 23 janvier, mais la Cour constitutionnelle a invalidé le texte de cette loi le 28 février 2012. En France, deux génocides sont reconnus légalement : la Shoah – dont le négationnisme était déjà sanctionné par la loi Gayssot (13 juillet 1990), ainsi que le génocide des Arméniens (loi du 29 janvier 2001) qui a fait un million et demi de morts entre 1915 et 1917.

Contester ou minimiser ce dernier sera donc également punissable dans l’Hexagone: jusqu'à un an de prison et 45.000 euros d'amende. Ce texte a déjà suscité son lot de réactions courroucées. Avec, en prime, des menaces de rétorsions économiques de la Turquie et des cyberattaques de hackers turcs contre de nombreux sites français (ceux de l’Assemblée nationale, du Sénat et de l’UMP, notamment).

En France, la communauté d’origine arménienne est estimée à quelque 400.000 personnes, pour une population d’origine turque quasi comparable… Ces deux communautés ne mobilisant pas du tout - faut-il le préciser ? - la même mémoire collective, cela donne lieu à des formes de concurrence, voire de conflit, de plus en plus aiguës.

En votant cette nouvelle loi mémorielle, les élus  français ont en tout cas réenclenché un « engrenage périlleux » (2). Car, si la France reconnaît deux génocides, les Nations unies en reconnaissent deux de plus : celui perpétré par les khmers rouges au Cambodge (entre 1975 et 1979), et celui des tutsis, commis au Rwanda en 1994. La simple reconnaissance par la France de ces deux autres massacres impliquerait mécaniquement que la loi s’applique à eux. Ce qui ouvrirait la voie à des querelles explosives, s’agissant en particulier du cas rwandais, dans lequel le rôle de l’Etat français doit encore être élucidé.

La Belgique a déjà légiféré, rappelons-le, en ce qui concerne le génocide des Juifs. La loi du 23 mars 1995 en réprime la négation, la minimisation, la justification ou l’approbation. Par contre, les propositions de loi visant à réprimer le négationnisme du génocide des Arméniens n’ont pas abouti jusqu’à présent. Seule une résolution a été adoptée par les sénateurs belges, le 17 mars 1998, invitant « le gouvernement turc à reconnaître la réalité du génocide perpétré en 1915 par le dernier gouvernement de l’empire ottoman ».

Chez nous, 150.000 personnes se réclament d’ascendants turcs, alors que la communauté arménienne ne dépasse guère les 10.000 individus (3). Précisons qu’en Belgique, le droit de voter aux élections communales a été accordé en 2004 aux étrangers non européens. Les controverses mémorielles ne sont donc plus exemptes de préoccupations électoralistes.

Le débat politique autour de la sanction pénale du négationnisme est loin d’être clos. Il risque même de s’exacerber, en France comme en Belgique, a fortiori lorsqu’il porte sur des faits qui ne se sont pas déroulés sur leur territoire, à l’instar du génocide arménien.

(1) Grandjean G., Jamin J. (dir), La concurrence mémorielle, Ed. Armand Collin, Coll. Recherches, 2011
(2) Le Monde, « Lois mémorielles, la folle mécanique », Jérôme Gautheret, 5 janvier 2012.
(3) chiffres cités par le sénateur honoraire François Roelants du Vivier, dans une carte blanche du journal « La Libre Belgique » du 30 décembre 2011, Loi pénale et négationnisme : un combat inachevé.

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