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Pourquoi y a-t-il du sens plutôt que rien ?
6/1/16

Dans son dernier ouvrage Principia Semiotica. Aux sources du sens, le Groupe µ, paraphrasant la formule célèbre de Leibniz, entend répondre à la question « Pourquoi y a-t-il du sens plutôt que rien ? ». Assumant une entreprise délibérément « immodeste », le sémioticien Jean-Marie Klinkenberg, professeur émérite à l’Université de Liège, et le biochimiste Francis Édeline – membres de ce laboratoire interdisciplinaire – se basent sur les dernières avancées des sciences cognitives pour pousser dans ses retranchements leur hypothèse majeure : s’il y a du sens, c’est d’abord parce qu’il y a du corps – et ce corps fonctionne sur un modèle universel. L’ensemble du monde vivant serait ainsi soumis à un même circuit de signification dont le monde naturel est à la fois l’origine et la fin. En résulte une ambitieuse « théorie unificatrice», loin de l’anthropocentrisme d’antan. Plus immodeste est l’entreprise, plus modeste finit l’homme.

COVER Principia SemioticaSi la sémiotique a fait des signes et de la signification son objet, elle a toujours laissé soigneusement en suspens cette question vertigineuse : comment et pourquoi naît le sens ? Dans son dernier ouvrage, le Groupe µ affronte cette inconnue, parachevant une réflexion entamée il y a près de 50 ans avec Rhétorique générale. À l’époque, une bande de jeunes universitaires enthousiastes, aux profils divers mais tous passionnés de linguistique et d’avant-garde artistique – on compte parmi eux Jacques Dubois, Francis Pire, Hadelin Trinon Philippe Minguet et, déjà, Francis Édeline et Jean-Marie Klinkenberg –, rédigent cet essai qui, sur base des principes de la linguistique structurale d’alors, ambitionnait de découvrir les mécanismes à l’oeuvre dans la langue littéraire mais aussi dans celle du rêve, de la publicité ou du récit cinématographique. Une première entreprise « généralisante » qui allait faire date. « C’était la fin des années 60. Tout nous paraissait possible. Nous formions une société sans classe, indépendante de l’université, ce qui a toujours fait notre force. Nous avons envoyé notre manuscrit à trois maisons d’édition prestigieuses qui l’ont toutes accepté. L’ouvrage a finalement été publié par Larousse, dans la fameuse collection « Langue et langage », où était publié Greimas. Greimas ! Nous n’en revenions pas, nous étions fous ! », se souvient Jean-Marie Klinkenberg. Paru en 1970, Rhétorique générale devient rapidement une référence : il sera traduit en une quinzaine de langues, assoyant durablement l’influence du Groupe µ dans le champ linguistique et sémiotique.  

Une théorie unificatrice

Il faudra attendre 1992 et autant d’années de dialogue et de recherches pour que se produise un deuxième coup de force : présenté comme une grammaire générale de l’image, le Traité du signe visuel s’applique aussi bien aux productions artistiques qu’aux plans d’architecte ou encore à l’image scientifique. « Contrairement au domaine de la rhétorique langagière, qui possédait déjà son propre corpus, nous partions de rien pour cette rhétorique de l’image. Comment le corps humain perçoit-il une image ?  Comment l’organisme produit-il du sens ? C’est à ce moment que nous avons commencé à nous interroger sur les mécanismes de la perception et à nous intéresser aux sciences cognitives », raconte Jean-Marie Klinkenberg. Les bases d’une théorie unificatrice sont alors jetées : le sens s’élaborerait à partir de percepts élémentaires, qui intègrent et organisent les stimuli à partir de mécanismes perceptifs spécialisés. La démarche d’abstraction nous permettrait ensuite de catégoriser l’expérience, quelle que soit la nature de celle-ci. « Nous nous interrogions déjà sur les processus qui nous permettent de donner du sens à ce qu’ont voit, avec comme constat que ce sont les mêmes mécanismes perceptifs qui interviennent lorsqu’on voit un citron et un dessin de citron », explique le sémioticien, rappelant l’importance accordée dès cette époque à cette sensorialité « très rentable » sur le plan sémiotique qu’est la vision. 

Suite logique de cette réflexion, Principia semiotica (1) franchit un pas supplémentaire : dans cet ouvrage, la production du sens est en effet envisagée non plus à l’échelle des œuvres artistiques ni même des symboliques humaines mais à l’aune du vivant dans son ensemble. Des phénomènes en apparence aussi divergents que l’interprétation de textes et la communication animale y sont considérés comme reposant sur une série des mécanismes communs – essentiellement le contraste et le regroupementqui prennent naissance dans l’expérience sensorielle d’un sujet. « Le vers de terre meurt s’il est exposé à la lumière. Or si vous l’y exposez, il va tenter de rentrer dans le sol : est-ce que cela veut dire qu’il est conscient ? Non. Mais le vers de terre est néanmoins en possession du minimum de ce qu’est un langage, c’est-à-dire un plan d’expression et de contenu. Sur le plan de l’expression, on trouve ici l’opposition clair/sombre, qui existe parce qu’il y a chez le vers de terre des capteurs qui lui permettent de la manipuler, de la gérer et de l’exagérer. Sur le plan du contenu, on trouve l’opposition correspondante vie/mort. Le fonctionnement du vers de terre repose donc sur des informations organisées selon un système d’oppositions binaires. Et c’est un système de sens qui lui permet de survivre. Bien sûr, c’est une grammaire extrêmement simple, que le vers de terre n’est pas capable de décrire, contrairement à nous. Néanmoins, à bien y réfléchir, peu de gens sont capables de dire comment fonctionne leur langue. Et s’ils le peuvent, c’est parce qu’on leur a appris à l’école ce qu’était un complément d’objet direct », poursuit Jean-Marie Klinkenberg. 

(1) Principia semiotica. Aux sources du sens. Groupe µ, Bruxelles, Aux Impressions nouvelles, 2015.

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