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Une note salée pour le gaz de schiste

18/05/2016

Depuis 2009, la quantité d’éthane dans l’atmosphère augmente à raison de 5% par an. Sa concentration diminuait pourtant progressivement depuis plus de vingt ans au moins, notamment suite à d’heureuses mesures politiques. Ce gaz a tendance à favoriser les pics d’ozone dans l’air que nous respirons et à augmenter la durée de vie des gaz à effet de serre. L’éthane provient essentiellement de l’exploitation pétrolière et de gaz naturel. Il est également un bon indicateur de l’émission anthropique du méthane. Une étude multiple initiée par l’Université de Liège, axée autour de mesures et de modélisations a permis de pointer du doigt la principale cause de l’accroissement subi de la concentration d’éthane dans l’atmosphère : l’expansion soudaine de l’exploitation du gaz de schiste aux Etats-Unis. 

L’observation a presque eu lieu de manière anecdotique. Whitney Bader et Bruno Franco venaient d’améliorer l’approche visant à mesurer l’éthane atmosphérique depuis la station du Jungfraujoch. Avec Emmanuel Mahieu, chercheur FNRS et responsable du GIRPAS (groupe infra-rouge de physique atmosphérique et solaire de l’Université de Liège), ils ont ré-analysé et mis à jour leur série temporelle d’éthane. C’est à ce moment-là, alors qu’ils observaient les données récoltées qu’ils ont remarqué un changement de tendance intrigant. « À l’observatoire du Jungfraujoch, raconte Emmanuel Mahieu, nous collectons des données de l’atmosphère depuis le milieu des années 1980. Elles nous permettent d’étudier la stratosphère et la troposphère, donc la qualité de l’air en surface. Et depuis cette époque, nous remarquions une baisse progressive de la quantité d’éthane (C2H6) de 1 à 2% par an. Une diminution notamment due à des mesures politiques efficaces. » Effectivement, la sensibilisation a mené à contraindre des comportements industriels, comme par exemple l’interdiction d’utiliser des CFC (voir l’article Nouvelle menace pour la couche d’ozone ?).

atmosphere

« Comme cette baisse restait constante, poursuit le chercheur, nous adressions à l’éthane un regard distrait, jusqu’à ce que nos séries temporelles améliorées n’attire notre vigilance sur un basculement de tendance interpellant. Depuis 2009, la concentration d’éthane dans la troposphère augmente de 5% par an. » Cette constatation faite (lire l’article, L’effet papillon du gaz de schiste), l’équipe ne pouvait rester en possession de ces données sans mener l’enquête. Des hypothèses, les chercheurs en avaient, mais il leur manquait les preuves. Il fallait pour les vérifier accorder observations et  modélisations. C’est le fruit de ce travail qui vient d’être publié (1). Le résultat est sans équivoque, et le coupable clairement identifié. L’accroissement de la concentration d’éthane est directement lié à l’exploitation par fragmentation hydraulique du gaz de schiste. 

Un gaz néfaste pour l’environnement

« L’un des composants bénéfiques de l’atmosphère est le radical hydroxyle (OH), intervient Emmanuel Mahieu. On pourrait le surnommer le détergeant de la troposphère. Car c’est une molécule à très forte réactivité, qui va consommer d’autres éléments en les oxydant. Parmi ces éléments, le méthane (CH4), par exemple, qui est un gaz à effet de serre encore plus efficace que le CO2. » Or, l’éthane consomme ce radical hydroxyle. Il s’oxyde pour former, avec le carbone qu’il contient, du monoxyde de carbone. Donc, plus la quantité d’éthane est importante dans l’atmosphère, moins il y a de radical hydroxyle pour consommer le méthane, et plus ce dernier a une longue durée de vie. Un second effet néfaste concerne la qualité de l’air, puisque l’éthane, dans sa dégradation, favorise la formation d’ozone (O3) troposphérique. «Et tout le monde a déjà entendu parler des alertes de pics d’ozone en été. L’ozone présent dans la stratosphère nous protège des rayons UVdu soleil, c’est vrai. Mais dans la troposphère, dans l’air de surface, il est, au-delà d’un certain seuil, mauvais pour la santé, mais aussi pour le développement des plantes, etc. »

L’éthane est un gaz essentiellement émis par l’activité de l’homme. Deux tiers de son émission viennent de l’exploitation et du transport du gaz naturel. Ce gaz naturel, piégé dans la roche, résulte en effet d’un mélange d’hydrocarbures qui comprend notamment du méthane, de l’éthane ou encore du propane. Toute fuite de gaz libère simultanément chacun de ces composés. Le dernier tiers est partagé entre la consommation des biocarburants et la combustion de la biomasse (les feux de forêts, par exemple). « Comme son émission est principalement anthropique, les mesures gouvernementales prises pour en contraindre les fuites ont rapidement porté leurs fruits. Ensuite, chaque année, le bilan était négatif. L’atmosphère consommait plus d’éthane que nous n’en émettions. Jusqu’en 2009. Mais depuis, nous avons annihilé 30 ans d’efforts en quelques années à peine. » Ce triste constat fut l’objet de la première publication, une amorce bien plus qu’une finalité, donc. Encore fallait-il comprendre ce qui se passait, isoler les sources et les quantifier. « Nous ne savions pas ce que cette augmentation représentait en tonnes de gaz émis, par exemple. »

Cerner les Etats-Unis

L’enregistrement par les instruments du Jungfraujoch était donc une première étape. « La seconde était de contacter certains de nos collègues du réseau NDACC (Network for the Detection of Atmospheric Composition Change), qui travaillent sur le continent américain. Nous leur avons signalé la détection de cette inversion de tendance, et leur avons demandé d’analyser leurs données pour voir ce qui en ressortait. Au final, les stations de Toronto au Canada, du Grand Nord, du Groenland, du Colorado et d’Hawaii nous ont envoyé leurs séries. » Les stations du nord et de Hawaii, déjà plus reculées par rapport aux puits de forage, devaient permettre de donner un niveau de fond, un aperçu de l’état moyen de l’atmosphère au-dessus de l’hémisphère nord. Par contre, celles du Colorado et de Toronto se trouvent à proximité de nombreuses zones de forage, et on y observait une plus grande concentration d’éthane.  

extraction Schiste USA

Des émissions revues à la hausse

De par le monde, des études visent à estimer et à inventorier les émissions des constituants néfastes de l’atmosphère. Des données libres d’accès. L’un des inventaires les plus reconnus est le HTAP2, qui combine les résultats de toutes les régions du globe. Autant d’informations qu’il est possible d’intégrer et d’utiliser dans des modèles atmosphériques. « Dans le cadre de notre recherche, Louisa Emmons, du NCAR au Colorado, a intégré ces données dans un modèle pour les comparer à nos mesures. Elle a remarqué que les estimations d’émission d’éthane, dans ces inventaires, étaient bien trop basses, et ce même pour la décennie précédant 2009. Ce qui signifie que ces inventaires sous-estiment les émissions de gaz et donc la dégradation de l’air. Pour obtenir un résultat fidèle à l’émission moyenne des années 2000, il fallait multiplier ces estimations par deux.  

Mais ce n’était pas tout. La chercheuse a ensuite proposé comme hypothèse supplémentaire qu’on pouvait attribuer la responsabilité de l’augmentation récente de l’éthane uniquement aux Etats-Unis. Guidée par cette intuition, elle a donc simulé dans le modèle cette augmentation d’éthane en contraignant cette part d’émission supplémentaire au seul continent nord-américain. « Au-delà de la multiplication initiale, il fallait encore augmenter les émissions annuelles de 75% afin de modéliser la croissance observée entre 2009 et 2014. » En des termes plus concrets, dans l’inventaire, l’émission d’éthane en Amérique du nord était estimée avant 2009 à 0,8 million de tonnes par an, alors qu’elle s’élevait en réalité à 1,6 million de tonnes. Mais en 2014, les émissions ont atteint le chiffre affolant de 2,8 millions de tonnes. « Le résultat était assez univoque, relate Emmanuel Mahieu. Elle parvenait bel et bien à reproduire les tendances que nous avions observées. Ce qui contribuait à davantage épingler l’exploitation du gaz de schiste comme véritable cause du problème. »

Et si seulement il n’y avait que l’éthane

Ce n’étaient pourtant là que les résultats d’un premier modèle, et la volonté était de rendre ces observations plus robustes encore. Or, quand son origine est bien ciblée, l’éthane est un bon indicateur de l’émission du méthane. Car c’est ici un autre dommage conséquent pour l’atmosphère, l’exploitation par fragmentation hydraulique libère également du méthane, de manière plus ou moins proportionnelle aux émissions d’éthane. Une propriété dont l’équipe de chercheurs a pu tirer profit pour exploiter un deuxième modèle.

« Pour le premier modèle, qui partait des inventaires, on parle de technique « bottom-up », du bas vers le haut. On part des inventaires pour calculer le contenu de l’atmosphère. Cela ne constituait pas une preuve suffisante pour vérifier nos hypothèses. Nous avions besoin d’un levier supplémentaire. Nous voulions vérifier ces données par une approche « top-down », du haut vers le bas. Nous voulions donc capter les flux par satellite et en déduire de nouveaux inventaires. » Cependant, des mesures directes des flux d’éthane par satellite ne sont pas disponibles. Par contre, le méthane, lui, est bien observable depuis l’espace. Il devenait dès lors possible, sur base de la quantité de méthane émise depuis la région incriminée, de déduire approximativement le flux d’éthane. « C’était la finalité d’Emily Fischer et de son groupe, également basés au Colorado. Ils utilisaient pour y parvenir le modèle GEOS-Chem, développé par Harvard. Ce modèle tient compte de mesures à haute définition de l’émission du méthane. La fine résolution disponible permet de cartographier précisément ces flux. Parallèlement, ils ont dressé une carte des puits d’extraction, qui sont aujourd’hui plus de 500 000, et ont comparé cette distribution de puits avec l’intensité des émissions de méthane. Ils ont donc pu quantifier ces flux, les attribuer à cette activité et en déduire une estimation de l’éthane, de manière tout à fait indépendante de nos observations et des calculs du premier modèle. Et tous nos résultats sont parfaitement concordants. Ce qui nous rend assez confiants pour pouvoir pointer du doigt l’industrie pétrolière américaine et l’exploitation massive du gaz de schiste. Car nous savons d’où ces émissions viennent, et en quelle quantité. »

Evolution taux ethane 

Le méthane, un gaz épineux à modéliser

Maintenant, si l’émission d’éthane a augmenté de 75% par la seule exploitation du gaz de schiste, le flux de méthane a également augmenté de manière proportionnelle, vu que le rapport de leur concentration respective reste globalement le même. Ce qui n’est pas une bonne nouvelle non plus, mais qui n’était pas évident à remarquer. « Les rizières, les marais, le permafrost ou le bétail, et j’en passe : il y a plus d’une dizaine de sources naturelles et anthropiques de méthane dont on doit tenir compte quand on cherche à modéliser son émission tout autour du globe. Donc si l’activité pétrolière augmente, la part de méthane relâchée dans l’atmosphère sera moins visible que dans le cas de l’éthane. Le rapport entre le méthane et l’éthane est une véritable aubaine pour contraindre plus fidèlement les émissions de méthane dues à l’industrie pétrolière. Nous avons ainsi pu observer que, en 2009, l’extraction du gaz de schiste générait 20 millions de tonnes de méthane en plus dans l’atmosphère. En augmentant ce flux de 75%, nous arrivons  à 35 millions de tonnes émis en 2014. Pour le remettre dans le contexte, le méthane augmentait de 1% par an jusqu’en 2000, avant d’atteindre un palier pendant 5 ans, sans qu’on ne comprenne les causes de cette stagnation. Mais depuis, il croît à nouveau, à raison de 0,3% par an. Nous estimons qu’un tiers de cette augmentation serait dû à l’exploitation du gaz aux Etats-Unis. » 

En joignant l’éthane au méthane et en les associantà l’extraction du gaz naturel, la publication pointe donc deux types d’effets néfastes, qui touchent tant à la qualité de l’air qu’au réchauffement climatique. Mais les chercheurs ne s’arrêtent pas là. « Nous ne sommes plus dans l’hypothèse. Depuis notre étude, c’est une réalité attestée. Nous allons continuer les études globales, et puis passer à la vitesse supérieure et tenter d’influencer les décisions en fonction de nos résultats. Nos informations doivent être disponibles et fiables, et nous allons continuer de travailler à ça. Nous avons notamment un collègue au Colorado qui est en train de mesurer sur des dizaines de sites la concentration de gaz dont la durée de vie est beaucoup plus courte. L’un des avantages de ces gaz est que si on les mesure quelque part, c’est que leur source est très proche, là où nous avons capté des émissions d’éthane à plusieurs milliers de kilomètres de leur source. Si les résultats sont significatifs, nous pourrons davantage encore identifier les effets délétères de l’extraction du gaz de schiste. Nous allons également étudier les données de tous les sites du réseau NDACC, pour obtenir une cartographie globale de ces émissions. Nous aimerions également faire du mapping à très haute résolution pour mieux identifier les variations de ces émissions. Déterminer par exemple si les pertes sont plus importantes dans les puits en activité, ou dans des puits abandonnés qui ont été mal refermés, ou encore si ces flux sont plus importants dans certaines zones bien précises, en fonction des couches géologiques. Ce sont autant de nuances que nous ne discernons pas pour le moment. Et je ne dis pas que je plaide nécessairement contre l’extraction du gaz de schiste, mais peut-être qu’au moins, ce type de connaissance pourrait permettre d’augmenter l’efficience de l’extraction et de réduire drastiquement les fuites . » 

Lire également la carte blanche de Bruno Franco Gaz de schistes parue dans le 15e jour du mois

(1) Evaluating ethane and methane emissions associated with the development of oil and natural gas extraction in North America, Franco et al, Environmental Research Letters, Vol. 11, April 2016. http://orbi.ulg.ac.be/handle/2268/194574


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