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Voyage au bout de l'extrême droite

5/18/16

A la faveur d'une crise qui se prolonge et qui a tous les aspects d'une mutation sociale, elle commence à réinvestir le paysage politique européen. Elle, c'est l'extrême droite et ses diverses expressions (y compris dans les partis proches), que la trentaine de contributeurs d’un ouvrage collectif dirigé par Jérôme Jamin, professeur au Département de sciences politiques de l’Université de Liège, traitent avec minutie. Projet ambitieux, à coup sûr.

9782802753629Les mots sont ainsi faits que, quand ils sont utilisés à tort et à travers ou comme fourre-tout, ils risquent de ne plus être porteurs du moindre sens adéquat. Dans le champ idéologique, celui d' « extrême droite », n'échappe pas à ce type de dérive. L'ouvrage dirigé par Jérôme Jamin (1), professeur au Département de sciences politiques de l’Université de Liège, succinctement titré L'extrême droite en Europe, ne tombe pas dans ce piège. Parce qu'il s'entend, d'emblée, à établir les distinctions qui s'imposent entre droites radicales, populismes de droite et partis xénophobes ou anti-immigration. On ne peut pas mettre toutes ces mouvances dans le même paquet, estime-t-il. Le populisme, par exemple, vocable qui fait florès dans les médias depuis tant d'années maintenant, ne peut pas être considéré comme une idéologie à part entière : même si cet appel direct au peuple peut évidemment épouser les idées ou passions de l'extrême droite, ne fût-ce par ses outrances verbales, il est dans sa nature de se greffer, en tant que rhétorique démagogique, tantôt sur des contenus de gauche et tantôt, le plus souvent à vrai dire, sur des ressorts nationalistes. D'où le concept de « national-populisme ».

Par ailleurs, il ne suffit pas de s'opposer à l'immigration ou aux réfugiés pour rejoindre immédiatement la famille idéologique d'extrême droite. En témoignent les différences majeures existant entre les partis anti-immigration des pays scandinaves, qui ne renoncent pas dans les grandes lignes à leur logiciel démocratique, et le Jobbik hongrois par exemple, ce « Mouvement pour une meilleure Hongrie » aux relents antisémites et violemment opposé aux Roms, dont le premier ministre Viktor Orban – quoi qu'il dise – se sent en définitive assez proche. Certains partis de la droite libérale conservatrice, quant à eux, ont plus ou moins fait leurs des thématiques proliférant initialement aux confins extrêmes de l' échiquier politique : ces partis peuvent-ils pour autant être qualifiés d'extrême droite ? En l'occurrence, on perçoit que la comparaison avec les fascismes et le nazisme des années 30 n'est plus pertinente.   Même si, en ce qui concerne la France à ce propos, on a pu parler de « lepénisation des esprits ». 

Du noir au gris

Ces mises au point préliminaires étant faites en une première partie intitulée « Les mots et les choses », le livre dresse ensuite un état des lieux détaillé, en sa deuxième partie, des multiples manifestations de ce qu'il désigne, au nom d'une commodité sémantique, par « extrême droite ». Et là se déploie une longue série de chapitres s'intéressant, l'un après l'autre, à un pays européen déterminé : Pays-Bas, Grèce, Espagne et Portugal, Autriche, Italie, France, Allemagne, Grande-Bretagne, Belgique, Hongrie, Suisse, Suède, Danemark. Au terme de ce parcours, qui ne manque pas d'interpeller nos démocraties, on ne peut qu' être persuadé d'une chose devenue évidente : au sens large, l'extrême droite progresse partout sur le Vieux Continent. Quantité d'individus, de groupes et de partis y entretiennent des discours racistes, nourrissent des sentiments anti-migrants, s'opposent violemment à toute forme d'immigration, critiquent sans retenue l'islam et ceux qui pratiquent cette religion ou s'en prennent avec virulence à des minorités ethniques. Le tout dicté par un repli nationaliste des plus marqué.

Et pourtant, ceux qui s'adonnent si volontiers à ce genre d'expressions ne naviguent pas nécessairement dans les eaux troubles d'une extrême droite pure et dure. Ils bourlinguent plutôt « dans une zone grise qui semble parfois compatible avec le jeu démocratique même si les idées, les hommes et les femmes, les angoisses, les peurs, les projets et les alliances qu'elle regroupe rappellent les partis d'extrême droite », reconnaît Jérôme Jamin. Qui ajoute : « Une zone grise qui rassemble aussi des mouvements, des blogs, des réseaux sociaux qui rejettent toute initiative politique et électorale au profit d'une bataille pour les idées à l'instar de [...] la vaste blogosphère islamophobe qui a inspiré, notamment, Anders Breivik [auteur du massacre de septante-sept personnes le 22 juillet 2011 en Norvège]. Une zone grise où l'on trouve des partis politiques habiles, capables de redéfinir la lutte contre l'immigration dans le cadre d'un discours à prétention laïque, républicaine, démocratique, hostile aux religions. » Cela expliquerait ce renversement au premier abord surprenant : la mise en sourdine d'un antisémitisme atavique pour mieux se concentrer sur un rejet des immigrés issus du Maghreb, d'Afrique subsaharienne et des régions où sévit la guerre (Syrie, Irak, Afghanistan, etc.),  l'État d'Israël étant vu de surcroît comme un rempart contre les « hordes » arabes. Pire, ou mieux selon le point de vue : on vole au secours de l'homosexuel par haine du musulman, qui serait « machiste » de nature...

Après avoir décrypté pays par pays les signes tangibles de la poussée de l'extrême droite – zone grise comprise – au sein de l'Europe, la troisième partie de l'ouvrage braque son attention sur les résultats des élections européennes de mai 2014, lesquelles ont vu un succès électoral important de partis dits populistes ou nationaux-populistes, à tout le moins eurosceptiques sinon franchement europhobes. Dans cette catégorie, où les États de l'Europe centrale et orientale se distinguent particulièrement par leur rejet de Bruxelles, le Front national de Marine Le Pen fait quelque part figure de leader, même s'il lui a été difficile de constituer un groupe parlementaire à Strasbourg. Depuis juin 2015, c'est chose faite : « Europe des nations et des libertés » comprend notamment la Ligue du Nord italienne, le Parti de la liberté autrichien (FPÖ), le Parti pour la liberté néerlandais (PVV) et le Vlaams Belang belge.

Des obsessions communes

Ces formations, avec les Démocrates suédois entre autres, sont des partis « possédant le plus solide fonds idéologique commun », au dire de Jean-Yves Camus. Ce spécialiste des droites nationalistes et radicales en Europe ajoute, dans une de ses deux contributions de l'ouvrage : « La très vaste littérature scientifique existante privilégie pour la définir [cette sous-famille de l' "extrême droite"] les trois critères du nationalisme, de l'ethnocentrisme et du positionnement anti-système. Sa capacité à attirer les "perdants de la globalisation" a été mise en avant. On ne saurait oublier sa dimension post-moderne, correspondant à une société atomisée, consumériste, et où les utopies mobilisatrices, qu'elles soient politiques ou religieuses, ont disparu. Cela laisse d'autant plus d'espace pour les bricolages identitaires que, tout en se réclamant de l'idéal européen, les droites conservatrices et libérales n'ont toujours pas clairement donné de définition cohérente de l'homme européen, son identité et sa culture. » On le voit, les composantes de ce que l'on nomme un peu hâtivement « extrême droite » sont nombreuses : il serait néanmoins hors de propos de les considérer comme peu pertinentes, voire politiquement négligeables.

C'est que les nouveaux médias impactent la structuration idéologique des mouvements transnationaux. Ceux-ci pèsent sur les représentations collectives, sans pour autant chercher systématiquement à jouer un rôle politique direct à travers les élections. Jadis, certaines idées marginales, mais opposées au consensus démocratique, étaient contraintes à ne circuler que dans l'intimité de revues ou de simples brochures, rarement accessibles en dehors de quelques librairies spécialisées. Ce n'est plus le cas aujourd'hui : les vannes sont ouvertes grâce aux blogs, réseaux sociaux et outils technologiques de pointe. Les trois chapitres de la quatrième partie de L'extrême droite en Europe permettent d'en prendre conscience : l'exercice sera cependant plus aisé pour ceux que la langue de Shakespeare ne rebute pas, puisqu'ils sont écrits en anglais. Comme certains autres qui précèdent, d'ailleurs.

Dans la cinquième et ultime partie, appelée « Contributions thématiques et analyses transversales », on en revient au français. Indépendamment de trois recherches totalement inédites issues de thèses de doctorat en cours à l'université de Liège, elle plonge dans l'étude d'un vieux mais  toujours vivant fantasme complotiste : la théorie du complot judéo-maçonnique. Est-il besoin de rappeler que ce mythe a un lien fort avec l'extrême droite ? Les Protocoles des Sages de Sion, célèbre faux antisémite d'abord écrit en langue russe à Paris en 1897-1898 par les services de la police secrète du tsar – l'Okhrana –, étaient censés révéler l'appétit de pouvoir des Juifs sur le monde, les francs-maçons étant associés à ce projet planétaire. A sa façon, ce texte apocryphe (1905), prétendant se fonder sur le programme élaboré par les autorités politiques et religieuses de la communauté juive réunies à Bâle du 29 au 31 août 1897 à l'occasion du premier Congrès sioniste, a constitué, jusqu'à nos jours, un des fondamentaux de l'idéologie d'extrême droite. 

Race, culture et islam

Au final, quels sont les invariants ou traits spécifiques saillants qui se dégagent de cette extrême droite relativement protéiforme ? Au-delà des particularismes, il y a avant tout l'attitude d'hostilité vis-à-vis de certaines minorités ou certains groupes, systématiquement considérés comme menaçants pour l'intégrité du groupe d'accueil majoritaire. Ils sont prétendument dangereux parce que perçus comme ethniquement et culturellement différents, donc inassimilables en raison même de leur détermination par le groupe d'origine dont ils sont issus. Les voilà rendus responsables des maux d'une société donnée : on aura reconnu là la traditionnelle logique du bouc émissaire.

Mais les raisons invoquées pour justifier ce rejet ont varié au cours du temps. Dans les années 30, l'heure était à la stigmatisation au nom de la « race » : dans l'Allemagne nazie s'était installé un antisémitisme d'État et l'Europe sous la botte hitlérienne avait largement contribué à l'élimination du peuple juif vivant en son sein. Après la guerre, la mémoire de la Shoah aidant et grâce à la vigilance antifasciste autant qu'à la législature antiraciste naissante, plus question de s'en prendre à quelqu'un au nom de son appartenance « raciale ». Apparaît alors petit à petit un discours sur les cultures en apparence anodin, s'avérant à terme lourd de conséquences concrètes. La culture devient alors une « seconde nature », autrement dit un prolongement quasi physique de l'individu sur lequel celui-ci aurait peu de prise, voire pas du tout. Foin de l'origine « raciale » ou nationale ! Et place à la culture toute-puissante...

A partir des années 2000, et particulièrement après les attentats du 11-Septembre, les choses évoluent de nouveau. Cette fois, toujours selon l'extrême droite et les partis qui s'en rapprochent, c'est la religion – et singulièrement l'islam – qui pose un carcan sur certaines populations, redoutable contrainte qui les détermine et exclut chez elles toute forme de liberté. Les arguments évoqués passent dès lors de la critique de certaines « races » inférieures, ou de certaines cultures « incompatibles », à la critique des religions, et par extension de leurs adeptes. Voilà la religion musulmane frappée d'une condamnation irrépressible : ses pratiquants seraient incapables de s'adapter aux principes des démocraties occidentales, bref de séparer ce qui relève de la sphère publique et de ce qui relève de la sphère privée.

Muslims-carrying-bannersEnfin, si ces groupes inassimilables trouvent refuge dans les sociétés de tradition judéo-chrétienne, de « race blanche » bien sûr, il doit bien y avoir des passeurs, c'est-à-dire des responsables de l'immigration de masse. Ce sont les bureaucrates de l'Union européenne, pardi !,  et les élites nationales qui sont de mèche avec l' « étranger »... En termes plus mesurés, mais ne transigeant aucunement sur le fond qui soutient toute l'architecture de L'extrême droite en Europe, Jérôme Jamin conclut : « S'ils ne sont pas tous partisans de la théorie du complot sur l'islamisation passive et volontaire de l'Europe (la théorie de l'Eurabia), et s'ils ne rejettent pas tous l'Europe avec la même virulence, les partis étudiés dans cet ouvrage dénoncent de concert soit une complicité soit une connivence entre les élites et les étrangers, ceux-ci profitant des aides de celles-là au nom de l'idéologie dite du "multiculturalisme". »

(1) Jérôme Jamin (dir.), L'extrême droite en Europe, Bruxelles, Bruylant, mai 2016


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