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Le lac Kivu, un eldorado à surveiller

29/04/2016

Véritable Eldorado pour la quantité de méthane qu’il abrite, le lac Kivu, situé entre la République Démocratique du Congo (RDC) et le Rwanda, offre aussi des ressources piscicoles aux populations locales. Promis à des changements majeurs lors des prochaines décennies, il est urgent d’en comprendre les mécanismes et de responsabiliser les acteurs qui auront un rôle à jouer dans son exploitation. Depuis 2002, l’un des grands lacs les moins étudiés de la région a progressivement livré bon nombre de ses secrets à une équipe internationale de chercheurs de tous horizons. Le rapport (1) du projet EAGLES (« East African Great Lake Ecosystem Sensitivity to changes ») financé par la Politique scientifique fédérale belge (BELSPO) clôture cette série d’expéditions et livre de nouvelles clés pour cerner les fonctionnements du lac et replacer son évolution biogéochimique dans une perspective historique, climatique et écologique, au cœur d’une problématique où s’entremêlent les sirènes du profit économique et les prévisions alarmantes du réchauffement climatique.

Les grands lacs africains abritent des écosystèmes particuliers, pour certains uniques, et sont au centre d’activités humaines importantes comme la pêche et la production d’électricité, et recèlent un grand potentiel d’exploitation d’hydrocarbures. Le lac Kivu s’étend sur plus de 2.700 km2. Sur ses côtes rwandaise et congolaise vivent au moins 2 millions de personnes, réparties principalement dans de grandes agglomérations comme  Goma et Bukavu et dans une moindre mesure Gisenyi et Kibuye. La pêche, si elle est moins importante qu’ailleurs dans la région, représente tout de même 10.000 tonnes de poissons par an, et est une source de protéines animales bon marché pour la population locale des deux pays riverains. Une réalité qui risque bien d’évoluer drastiquement dans les années à venir pour deux raisons principales. Les changements climatiques d’une part, et l’exploitation industrielle des milliards de mètres cubes de méthane dissous dans les eaux profondes du lac d’autre part. Jusqu’alors le lac Kivu dissimulait pudiquement un grand nombre de secrets. En lever les derniers voiles pour comprendre les arcanes les plus complexes de son comportement devenait une priorité dans ce contexte de grandes mutations économiques et écologiques.

Grands lacs africains

Avec le rapport du projet EAGLES, une équipe interuniversitaire de chercheurs boucle une vaste série d’études interdisciplinaires sur le lac Kivu. Une émulation entre scientifiques de l’Université de Namur, de l’Université de Liège,  de la Katholieke Universiteit Leuven (KULeuven), de la Ghent University, du Musée royal de l'Afrique centrale (MRAC) mais aussi d’instituts français (Institut national de la recherche agronomique - INRA), congolais (Institut Supérieur Pédagogique – ISP)  et rwandais (University of Rwanda – UR), qui s’est étendue de 2010 à aujourd’hui, grâce au soutien de BELSPO dans le cadre du programme « La science pour le développement durable ». Ce projet s’inscrit dans une série d’autres projets antérieurs remontant à 2002 financés par BELSPO, la Commission Universitaire pour le Développement et le FNRS. Une attention d’une telle longévité a permis l’étude inédite d’une multitude de données biogéochimiques, écologiques, physiques, paléolimnologiques, climatiques et météorologiques, ainsi que la mise au point de modèles prévisionnels sur les évolutions du lac et de sa région. Une compilation de données avait nourri la rédaction d’un premier ouvrage publié chez Springer en 2012, qui abordait déjà en détail bon nombre de ses caractéristiques et problématiques (lire à ce sujet « Les secrets du lac Kivu »). EAGLES apporte son lot de nouveautés et de précisions. L’ambition des chercheurs serait de poursuivre ces démarches, mais les incertitudes encadrant les subventions fédérales de la recherche rendent aujourd’hui impossibles de telles projections. L’heure est donc au bilan, à la mise à disposition d’une banque de données conséquente, et à l’établissement d’observations et de conseils à l’attention d’équipes locales, mais aussi des industriels et des décideurs concernés par l’exploitation et la gestion du lac. « Il y a un contexte historique particulier qui lie l’ULg au lac Kivu, amorce Alberto Borges, de l’Unité d’Océanographie Chimique à l’ULg, spécialiste des gaz à effet de serre et co-promoteur du projet. De 1935 à 1936, Hubert Damas, océanographe et Professeur à l’ULg a organisé une expédition visant à explorer trois grands lacs africains, dont le Kivu. A l’époque, les études des lacs se cantonnaient généralement à la zoologie et à la botanique. Hubert Damas y a posé un regard pluridisciplinaire en incluant de la chimie, de la physique, de la biologie » « Il a également été le premier à mettre en évidence la structure particulière  du lac (le lac Kivu est un lac méromictique, Ndlr) lui permettant une accumulation de gaz en eaux profondes, » renchérit Jean-Pierre Descy, professeur émérite à l’Université de Namur, collaborateur scientifique à l’ULg, et coordinateur du projet EAGLES. En d’autres termes, Hubert Damas est l’un des pères fondateurs de la biogéochimie moderne et initie avec le lac Kivu une relation qui se boucle en quelque sorte avec la publication du rapport EAGLES.

Conquête d’un eldorado à responsabiliser

Des milliards de mètres cubes de méthane dissous dans les profondeurs du lac y restent piégés par une forte stratification des eaux. Une particularité qui attire des investisseurs de partout, notamment parce que le Rwanda dispose de peu de ressources naturelles pour produire de l’énergie. Le principe est assez simple. Un pompage de ces eaux profondes permet une diminution de la pression à mesure qu’elles se rapprochent de la surface. Le méthane dissous se dégaze alors naturellement, et entraîne l’eau vers la surface (pompage auto-amorçant). Il suffit de le récolter, de le purifier, car il est mélangé à du CO2 inexploitable, et de l’acheminer vers le rivage. Sa combustion dans une centrale thermique permettra alors de produire de l’électricité. Si presque tout reste encore à mettre en place, les industriels sont à pied d’œuvre pour aller puiser ce trésor énergétique. « Mais cette extraction n’est pas sans risques, et il y a des précautions qu’il est important de mettre en place, précisent les chercheurs. Ces précautions concernent principalement la réinjection des eaux dégazées dans le lac. Ramener ces eaux à leur profondeur initiale générerait un coût exorbitant et diluerait les ressources, affaiblissant le rendement de l’exploitation. Par contre, ces eaux doivent être replacées suffisamment en profondeur pour maintenir la stabilité physique du lac et l’intégrité de l’écosystème soutenant la pêche. »

Les effets néfastes d’un rejet des eaux en surface

Les conséquences d’une mauvaise réinjection des eaux seraient multiples et catastrophiques. Premièrement si l’exploitation devait provoquer un brassage important et la déstabilisation physique du lac, ramenant les eaux profondes en surface, une quantité importante de méthane et de dioxyde de carbone pourrait être relâchée dans l’atmosphère et la rendre mortellement toxique pour les 2 millions d’habitants autour du lac. Ce genre de désastre a déjà eu lieu aux lacs camerounais Monoun en 1984 et Nyos en 1986. Deuxièmement, cette eau est très riche en ammonium et en phosphates, des sels minéraux accumulés pendant des siècles dans cette zone anoxique. Réintroduire ces eaux trop près de la surface susciterait un apport massif de ces sels minéraux, ressource essentielle du phytoplancton, qui pourrait dès lors proliférer. Une abondance soudaine de biomasse, de même qu’un changement probable des espèces phytoplanctoniques dominantes déséquilibrerait dès lors toute la chaîne trophique du lac et mènerait à la dégradation de l’écosystème suite à l’eutrophisation. Un impact biologique désastreux engendrant notamment de lourdes répercussions pour la pêche locale. Un troisième et dernier risque est lié au rejet d’un autre gaz inexploitable industriellement, le H2S, ou sulfure d’hydrogène. Ce gaz dissous et très réduit réagit avec les molécules d’oxygène. Rejeté dans les eaux de surface, il rendrait anoxique et donc inhabitable la couche de surface (normalement oxygénée) où s’est développée la vie aquatique du lac. « C’est un effet qui a été négligé dans les scénarios d’exploitation du méthane, déplore Jean-Pierre Descy. Il n’est pas prévu à l’heure actuelle de ramener le sulfure d’hydrogène en profondeur, mais bien de le relâcher en surface. »
plateforme Extraction Kivu


Au-delà des mises en garde émises par les scientifiques, l’établissement d’une volumineuse banque de données biologiques du lac, de son état actuel, réalisée notamment grâce à l’obtention d’un appel d’offre de la Coopération Technique Belge (CTB) permettra par comparaison d’évaluer à l’avenir les éventuels impacts sur l’écosystème de l’exploitation du méthane, et le cas échéant, de pouvoir agir en fonction.

Découverte incroyable d’un analogue de l’océan primitif

Un argument en faveur de l’extraction du méthane est souvent avancé et relève d’une malhonnêteté intellectuelle. Prélever ce gaz diminuerait un risque d’éruption limnique, catastrophe naturelle résultant d’une remontée soudaine des eaux profondes suite à un basculement de la stratification du lac. « En réalité, la structure du lac est tellement stable qu’à moins d’une quantité d’énergie pharamineuse, un tel risque est aujourd’hui presqu’inexistant, conteste Alberto Borges. Un deuxième risque serait que les eaux profondes arrivent à saturation, et que le trop plein de gaz remonte naturellement à la surface. » Il est vrai que le méthane semble continuer à s’accumuler dans le fond du lac. Mais selon les estimations menées dans le cadre du projet, le seuil ne serait atteint que dans un siècle et il est assez simple d’en mesurer l’évolution. L’extraction du méthane ne répond donc à aucune urgence écologique, et reste avant tout dictée par des intérêts strictement économiques, à l’exception de la baie de Kabuno, au nord du lac Kivu, seul endroit potentiellement instable du lac car la limite entre l’eau de surface et les eaux anoxiques se trouve à faible profondeur et cette baie est proche de volcan actif du Nyiragongo. Les eaux pourraient effectivement se retourner et libérer de grandes quantités de CO2, mortellement toxique pour les populations locales, notamment de la ville de Goma. Le dégazage préventif de la baie a d’ailleurs lieu en ce moment. Un dégazage nécessaire qui chamboule malheureusement un écosystème unique au monde et qui renvoie à l’une des grandes révolutions de la vie primitive sur Terre. Aujourd’hui, en effet, tous les océans du monde ont une bien plus forte concentration en soufre qu’en fer. La baie de Kabuno, elle, présente une distribution inverse et unique au monde. Ses eaux ont beaucoup plus de fer que de soufre. Cette distribution est due à la physique de l’endroit ainsi qu’à la composition volcanique de son bassin versant. Une singularité que la baie partage avec les océans primitifs, qui remontent à une époque où la Terre était dépourvue d’oxygène, et qui a fait l’objet d’une publication par l’équipe de EAGLES. Ce qui réjouit Alberto Borges. « Au Précambrien, les océans étaient très riches en fer, et par contre, anoxiques. Des communautés bactériennes spécifiques, capables de photosynthèse couplée à une oxydation de fer ont commencé à produire de l’oxygène dans les océans, oxygène qui est ensuite passé dans l’atmosphère. Un processus essentiel de l’histoire de la vie sur Terre. La baie de Kabuno est le seul endroit au monde où ce type de bactéries est encore présent aujourd’hui. De véritables fossiles vivants qui nous permettent de remonter au Précambrien, et dont on ne pouvait jusqu’ici que supposer l’existence. »

Changements climatiques et productivité du lac

L’autre grand pan du projet visait l’estimation de l’évolution du lac et de sa productivité en fonction des variations climatiques. Il avait déjà été remarqué que les réponses écologiques aux variations saisonnières étaient importantes et influaient sur la relative pauvreté du lac, en poissons notamment. La zone de surface suffisamment oxygénée pour les accueillir ne s’étend en effet que de 0 à maximum 60 mètres pendant la saison sèche et à environ 40 mètres pendant la saison des pluies. Lors de la saison des pluies, l’eau se stratifie davantage et les nutriments nécessaires à la croissance des algues et du reste de la chaîne trophique sont piégés dans des eaux trop profondes. Il faut attendre la saison sèche pour que l’eau de surface se refroidisse par évaporation et replonge plus en profondeur, brassage favorisé aussi par des vents plus importants. Les nutriments sont alors à nouveau disponibles dans la zone de surface et permettent la production de biomasse.

Des modèles climatiques régionaux mis en place par l’équipe de modélisateurs de la KULeuven ont permis d’établir que ces variations pourraient être exacerbées sous l’influence de l’évolution des conditions atmosphériques. Des saisons des pluies plus longues renforceraient la stratification de la colonne d’eau, réduisant les périodes de prolifération du phytoplancton et menant donc à une diminution naturelle de la productivité à tous les échelons dont les poissons. « Établir cette importance de l’humidité atmosphérique a été l’une des grandes conclusions que ces modèles ont permis d’avancer, expliquent les chercheurs. Le vent, comme source d’énergie mécanique du brassage des eaux a une importance que nous avions surestimée. Le principal phénomène de refroidissement des eaux de surface, et donc d’un meilleur mélange, c’est l’évaporation, qui se traduit par une perte d’énergie et donc une perte de chaleur. » Or, cette évaporation sera plus efficace en saison sèche. « A court terme, on ne peut pas faire grand chose pour enrayer ces évolutions climatiques, constate Jean-Pierre Descy. Par contre, ces enseignements permettent de réagir pour diminuer le risque d’appauvrissement du lac. En réfléchissant par exemple à une meilleure gestion des pêches, qui tiendrait compte de l’évolution saisonnière des stocks des poissons. Mais il faudrait pour proposer une régulation des pêches en avoir une meilleure connaissance statistique. Savoir quelle est l’évolution réelle du rendement de la pêche au cours de l’année. Ce recensement est assez bon pour le Rwanda, mais encore embryonnaire pour la RDC. »

La télédétection pour généraliser les observations

Les approches traditionnelles pour obtenir des informations sur les caractéristiques des eaux telles que la température ou la concentration en chlorophylle indicative de la quantité de phytoplancton, qui peut livrer des indices sur la productivité biologique du lac, sont assez classiques et coûteuses. Lors de campagnes, un bateau prélève périodiquement un échantillon d’eau. On obtient alors des informations ponctuelles à un moment donné et souvent à différentes profondeurs, opération que l’on peut répéter dans l’espace et dans le temps pour commencer des études statistiques et comparatives. Pour obtenir des données plus représentatives sur l’ensemble du lac, cette méthode peut être secondée par la télédétection, ou l’analyse d’images satellites. Dans le cadre du projet EAGLES, ce type de données a été délivré par une équipe de deux chercheurs sous la responsabilité de Yves Cornet, chargé de cours à l’unité de géomatique de l’ULg, à la suite d’une application similaire fructueuse sur le lac Tanganyika. « La télédétection permet donc d’acquérir par imagerie satellitaire des données quotidiennes en surface pour l’entièreté d’un système, et est idéale pour mettre en évidence sa variabilité, en appui aux méthodes d’échantillonnages traditionnelles, développe Yves Cornet. Dans le cadre du lac Kivu, ces récoltes devaient nous permettre d’avoir une idée plus précise des variations de la température des eaux de surface et des fluctuations de production primaire, en observant la concentration en chlorophylle-a,. » Si la technologie a été particulièrement efficace pour le lac Tanganyika, le lac Kivu s’est malheureusement montré plus farouche. « Nous avons dû essuyer une série de perturbations propres à la physiographie et à la climatologie de la région qui ont rendu une majorité de nos données peu exploitables. » Malgré ses 2.700 km2, le lac est en réalité trop petit pour une récolte efficace. « Partout sur le lac, les côtes ne sont jamais loin et renvoient une lumière qui parasite le signal enregistré par les capteurs. Et puis la couverture nuageuse était souvent trop importante. Dans le cas du lac Tanganyika, beaucoup plus vaste, malgré des conditions climatiques similaires, nous avions plus de chances d’observer des zones sans nuages. Mais pour le lac Kivu, nous n’obtenions parfois qu’une seule donnée de bonne qualité par semaine en quelques points du lac, qu’il fallait encore pouvoir comparer avec les informations récoltées sur le terrain pour calibrer nos méthodes de calcul. » Une tâche rendue plus ardue encore par la relative pauvreté écologique du lac. « Le Kivu est un lac oligotrophe. Même en saison sèche, la production primaire reste très faible, et la concentration en chlorophylle-a l’est tout autant. Le signal était donc souvent très pauvre, et les perturbations, importantes. Ce qui suscitait de sacrés défis pour obtenir des produits de qualité. » Toujours est-il que ces données satellitaires ont délivré des informations assez précises sur la température en surface, ce qui permettra de mieux comprendre le comportement spatial et temporel des eaux du lac depuis plus d’une décennie pour mieux présager des évolutions futures.

Lire l’histoire du lac dans ses sédiments 

Le prélèvement de carottes sédimentaires et l’analyse de différents composants des sédiments, dont des fossiles comme les diatomées, permet de reconstituer l’histoire d’un lac (paléolimnologie). Dans les grands lacs d’Afrique de l’Est, dont le Lac Kivu, ce type de recherche devait permettre d’observer des réponses de l’écosystème à des changements survenus autrefois, et donc de dresser des analogies avec des scénarios futurs. « On a pu relever toute une série de variations importantes en termes de richesse en nutriments, ou de stratification des eaux, explique Jean-Pierre Descy. Mais le lac Kivu a une particularité géochimique qui nous empêchait de dater les prélèvements avec une précision suffisante pour pouvoir rapporter ces variations à des événements climatiques. » Ces carottages ont par contre permis de tester des hypothèses sur l’histoire récente du lac, basées sur des échantillonnages discutables. « Par exemple, relève Alberto Borges, l’introduction de sardines endémiques du lac Tanganyika pour peupler le lac Kivu a été vue par beaucoup comme une catastrophe écologique. Notamment, ces sardines auraient éradiqué une espèce de daphnie observée dans un échantillon prélevé dans les années 50. Nous n’avons trouvé aucune trace de l’existence passée de cette daphnie dans nos carottes sédimentaires, et il est vraisemblable qu’elle n’a jamais peuplé le lac Kivu. Par contre, nous avons pu évaluer, sur base de données anciennes, que le plancton animal (zooplancton) était trois fois plus abondant avant l’introduction des sardines. » « Ce qui est normal, relance Jean-Pierre Descy. Le lac était un véritable paradis pour le zooplancton, qui n’avait alors aucun prédateur. Plutôt que d’amorcer une catastrophe écologique, la sardine a plutôt rétabli un équilibre « naturel » ou du moins tel qu’observé dans d’autres lacs. L’une des preuves de cet équilibre retrouvé est que depuis 30 ans, le stock de sardines, estimé par des méthodes hydroacoustiques (échosondages), semble rester constant. »

Strucutre lac Kivu

Un écosystème complexe et singulier

Le projet EAGLES a permis de mettre en lumière d’autres zones d’ombre à tout le moins singulières. « Le Kivu est l’un des lacs émettant le moins de méthane vers l’atmosphère. Un contraste avec ses eaux profondes qui stockent des quantités énormes de ce gaz, relève Alberto Borges. Une raison vient de la stratification du lac. Cette stratification permet l’accumulation de méthane au fond et ralentit très fortement le transport de méthane vers la surface. Ce transport est tellement lent que des bactéries vont dégrader le méthane, par conséquent lorsque les eaux viennent en contact avec l’atmosphère les concentrations en méthane sont extrêmement faibles et par conséquent les émissions vers l’atmosphère sont très faibles aussi. En fait, n’importe quel petit étang même dans votre jardin émet plus de méthane que le lac Kivu ! » Le transport des eaux du fond vers la surface est provoqué par des sources sous-lacustres apportant à diverses profondeurs des eaux chargées en  sels et en gaz (essentiellement du CO2) provoquant ce qu’on appelle un « upwelling » c’est-à-dire un transport vertical des eaux . Ce transport des eaux, de l’ordre du centimètre par an, reste très lent, mais emporte avec lui toutes les substances qui y sont dissoutes. Une remontée de méthane, de CO2 et de nutriments devrait donc en bout de course s’observer en surface. Cependant, à l’interface des eaux profondes anoxiques et des eaux de surface oxygénées, se développent des communautés microbiennes variées exploitant les ressources du gradient oxique-anoxique. C’est en étudiant ces communautés que les chercheurs allaient satisfaire leur curiosité. « Le méthane est une molécule très énergétique. On le brûle d’ailleurs pour produire de l’électricité. Un peu de la même manière, des bactéries le métabolisent pour vivre : ce sont donc des méthanotrophes, formant une communauté très active. La diffusion du méthane étant très lente, il est dégradé bien avant d’atteindre la surface. »

Une autre particularité qu’il était intéressant de comprendre dans le cadre du réchauffement climatique était la quantification de son émission de CO2 dans l’atmosphère. « Il est normal qu’un petit lac produise du CO2 car il reçoit beaucoup de matière organique de son bassin versant (région terrestre qui draine les pluies et alimente le lac en eau et substances minérales et organiques). Mais en parallèle, ce gaz est aussi fixé dans la matière organique par la photosynthèse du phytoplancton qui finit par sédimenter. Ce processus permet d’absorber le CO2 présent dans l’atmosphère au contact de la surface. Dans les grands lacs, la fixation de CO2 l’emporte sur la production de CO2, et ils agissent comme un puits de carbone. Dans le lac Kivu les sources géologiques de CO2 (sources sous-lacustres) atteignent la surface pour être libérée dans l’atmosphère, ce qui fait du lac une source et non un puits de CO2», conclut Alberto Borges.

Changements concentration

Une fin en queue de poisson ?

Le projet EAGLES marque pour l’équipe la fin de plus de douze ans de recherches sur le lac Kivu. L’enjeu, largement rencontré, était de parvenir à établir un état des connaissances ainsi que des prédictions permettant une articulation élaborée entre exploitation de méthane, évolutions climatiques, protection d’un écosystème et maintien de la pêche locale. Pourtant, si les banques de données ont largement été complétées au cours de ces campagnes, beaucoup de champs de la recherche ont rencontré des difficultés et contretemps divers et mériteraient d’être peaufinés. C’est le cas notamment de la paléolimnologie, de l’estimation des pêches, mais aussi du développement des modèles prévisionnels régionaux. « C’était l’un des objectifs de départ, constate Jean-Pierre Descy. Développer un modèle permettant de simuler le fonctionnement de la masse d’eau selon la météo, conditionnant la productivité de l’écosystème. On peut simuler les phénomènes de mélange, mais nous ne sommes pas encore parvenus à simuler de façon suffisamment fine la réponse écologique à ces changements climatiques. Les raisons sont diverses. Notamment, l’équipe de modélisateurs a dû prélever elle-même une série de données météorologiques qu’elle espérait préexistantes pour pouvoir étalonner ses outils. Toujours est-il que nous avons manqué de temps, et nous ne savons pas encore si nous pourrons continuer nos recherches. » Ce qui va continuer, dans le cadre de la mise en opération des plates-formes d’extraction de méthane, c’est une surveillance minimum de l’impact de l’exploitation du méthane. L’acquisition de toutes ces données biologiques, écologiques et géochimiques offre une grande connaissance sur le fonctionnement du lac et fournit un outil important à la vigilance d’équipes locales pour en évaluer les potentielles perturbations. Cependant, les campagnes de surveillance du lac ne comporteront que le suivi en routine de différents indicateurs, ce qui ne permettra pas d’approfondir la compréhension de l’histoire du lac Kivu, de son fonctionnement et de son avenir.

(1)  East African Great Lake Ecosystem Sensitivity to changes final report, BELSPO, 2015


© Universit� de Li�ge - https://www.reflexions.uliege.be/cms/c_416737/fr/le-lac-kivu-un-eldorado-a-surveiller?printView=true - 24 avril 2024