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L’ironie, ça ne fait pas peur aux multinationales

CB Pierre Delvenne



Par Pierre Delvenne
Chercheur Qualifié FNRS, Directeur adjoint du Centre de Recherche SPIRAL, Université de Liège.
Une carte blanche publiée dans le journal La Libre Belgique

NOTE DU CHERCHEUR :

Dès sa publication, cette carte blanche a suscité pas mal de réactions dans des directions parfois diamétralement opposées. C’est une bonne chose en soi car c’est précisément ce à quoi un billet d’opinion doit servir : susciter le débat. Néanmoins, dans ce sujet très polarisé et polarisant, il ne me semble pas toujours avoir été compris dans le sens que je voulais apporter à ce débat complexe. Mon objectif avec cette opinion est bien d’apporter une vue plus globale sur la production et la commercialisation de paquets technologiques « OGM-herbicides », de dénoncer l’attitude cynique et ironique des multinationales en la matière et de situer les projets législatifs actuels dans ce paysage. Dans le texte, je parle bien du glyphosate, l’agent toxique de l’herbicide dont le plus connu est le RoundUp, comme d’un poison. Ce type d’herbicide contient une série d’adjuvants hautement toxiques dont les effets endocriniens sont dramatiques. L’une des raisons de l’interprétation de mon texte comme étant un plaidoyer pour le laissez-faire ou une manœuvre visant à justifier la prolongation du RoundUp est à probablement due, à tout le moins en partie, au titre qui a été accolé à cette opinion. Je regrette que La Libre Belgique l’ait choisi sans mon consentement, non seulement parce que la formulation est assez malheureuse et trop peu nuancée (« Roundup : l’interdiction ferait-elle pire que bien ? »), mais également parce que le journal n’avait pas jugé bon de m’en avertir, ni même d’indiquer que le titre et les intertitres n’étaient pas de moi. Pourtant, ces derniers étaient susceptibles de contribuer à une lecture instrumentale de mon texte pour servir des objectifs politiques qui sont aux antipodes de mon opinion en la matière. Fort heureusement, La Libre Belgique a réagi très professionnellement et a accepté de publier un correctif dans le courrier des lecteurs de son édition du vendredi 22 avril 2016. Mais loin de moi l’idée de vouloir accabler LLB sans me remettre en question. L’autre raison d’une interprétation possible de mes propos comme étant « anti-régulation » est très certainement due au fait que la nuance que j’ai tâché d’apporter à mon texte a compliqué inutilement mon argumentaire. Si je pose la question des conséquences d’une interdiction du glyphosate en Wallonie et en Europe, et que j’explicite les stratégies des multinationales pour anticiper ces interdictions et rebondir, ce n’est certainement pas pour soutenir une absence d’interdiction ou pour dire qu’il ne sert à rien de légiférer sur l’agriculture. Au contraire. Je pense que le modèle agricole sur lequel repose notre production d’aliments doit être profondément repensé et davantage encadré par les autorités publiques. Les projets d’interdiction qui sont discutés à différents niveaux de pouvoir en Wallonie et en Europe actuellement sont des actions politiques nécessaires, longtemps attendues, mais elles doivent être un premier pas vers d’autres législations, au moins aussi sévères, qui permettront de contenir le spectre des alternatives parfois plus toxiques qui sont d’ores et déjà envisagées par les compagnies multinationales agro-chimiques et semencières qui règnent sur le secteur. Il est temps à présent de laisser place au texte publié dans sa version initiale, hormis le titre.

CARTE BLANCHE :

Le RoundUp de Monsanto et son agent toxique, le glyphosate, attirent à nouveau énormément d'attention politique et médiatique ces jours-ci, notamment parce que la Commission Européenne va décider d'accorder ou non une prolongation de la commercialisation d'herbicides à base de glyphosate sur son territoire, après qu’un comité d’experts se soit réuni les 18 et 19 mai prochains. De son côté, le Parlement wallon prévu de discuter d’une proposition d'interdiction des néonicotinoïdes et du glyphosate le 25 avril. Comme beaucoup d’entre nous, je suis très régulièrement invité via les réseaux sociaux à signer des pétitions qui vont dans le sens d'une mobilisation de nos élus politiques pour qu'ils conduisent la Belgique à interdire ce poison, évalué comme "probablement cancérigène" pour l'homme par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC).

Personnellement, je m'interroge sur l'attitude citoyenne et politique à adopter. Je suis actuellement en train de mener une recherche de terrain approfondie en Argentine sur le secteur agricole dont le coeur productif est un "paquet technologique" combinant l'utilisation d'herbicides à base de glyphosate, des semences génétiquement modifiées pour résister au glyphosate et des techniques agricoles basées sur le semis direct. Pour comprendre les enjeux liés à la production, la commercialisation et la consommation d'OGM (l'Argentine exporte massivement vers l'Europe, en grande partie du soja) je suis donc amené à rencontrer une quantité importante et diversifiée d'acteurs, en ce compris des activistes environnementalistes, des représentants des multinationales semencières et agro-chimiques, des producteurs de grains, leurs représentants et la société civile au sens large. En Argentine comme chez nous, Monsanto a très mauvaise presse et se plaint d'être diabolisé. L'apparition d'herbes résistantes au glyphosate, l'augmentation inquiétante du nombre de cancers et de malformations dans les régions agricoles où le glyphosate est appliqué de plus en plus massivement (pour essayer de venir à bout des herbes mutantes) et parfois sans les précautions les plus élémentaires doivent attirer toute notre attention et celle de nos décideurs. Des actions concrètes doivent être mises en oeuvre pour améliorer le modèle agricole sur lequel repose notre alimentation.

Néanmoins, tant pour le sort des populations du sud et du nord qui subissent les arrosages de glyphosate dans les terres de production agricole que pour les consommateurs finaux (qu’ils soient animaux ou humains), il est impératif de ne pas se contenter d'une réflexion qui ne concerne que le glyphosate. En effet, d'une part parce que les herbes mutantes devenues résistantes à ce type d'herbicide augmentent les coûts des producteurs et, d'autre part, parce que les compagnies biotechnologiques et les multinationales agro-chimiques (qui sont parfois les mêmes) envisagent déjà des alternatives au cas où les risques commerciaux seraient devenus trop grands en cas d'interdiction du glyphosate, il faut se poser la question des conséquences de cette interdiction. Ces dernières pourraient s'avérer dramatiques pour la santé et l'environnement.

 

 

 

herbicide
Dans nos économies de marchés capitalistes, le temps politique est bien plus long que le temps industriel et les critiques sont très souvent à la traine. Monsanto et ses concurrents industriels ont d'ores et déjà investi énormément d’argent et obtenu l'approbation par des agences de régulation tant américaines qu'européennes de nouveaux gènes résistants à d'autres herbicides que le glyphosate. Dans les starting blocks de la commercialisation figurent donc des « innovations » qui portent sur des gènes de résistance à toute une série de vieux herbicides qui avaient été écartés lors de l'arrivée du glyphosate, car ils étaient bien plus toxiques que ce dernier. Ainsi en est-il par exemple d’un gène de tolérance au 2,4D, classé "modérément dangereux" par l'Organisation Mondiale de la Santé et présentant des données "inclassifiables et ambigües". En comparaison, selon que l'on se base sur les études de l'OMS ou du CIRC, le glyphosate est donc considéré comme "peu probablement dangereux" ou "probablement dangereux".

Il est sain pour une démocratie de veiller à ce que les agences comme l'EFSA (l’Agence européenne de sécurité alimentaire) prennent des décisions en toute indépendance tout comme on peut se réjouir que l'on questionne le poids des lobbies sur la prise de décision politique européenne. Il faut toutefois avoir les yeux grands ouverts (un clin d’œil à Médor) sur les conséquences sanitaires et environnementales de certaines décisions. En tant que consommateur, je me réjouis que l'agriculture biologique soit en plein essor en Belgique. Je sais aussi qu'il est peu probable que l'agriculture dite conventionnelle et basée sur l'utilisation d'herbicides, d'insecticides et de fertilisants soit totalement abandonnée à court terme. En tout cas, je peux vous dire que cela ne sera pas le cas en Argentine, au Brésil ou aux Etats-Unis, les trois plus grands producteurs agricoles de la planète. L'Europe, un marché devenu de plus en plus marginal pour les compagnies transnationales semencières, pourrait conduire à ce que le paquet technologique le plus célèbre du monde devienne plus toxique encore. A tout le moins, elle pourrait pousser ses propres agriculteurs à devoir repasser à des cocktails chimiques dont les données toxicologiques vieilles de plusieurs décennies indiquaient déjà une dangerosité supérieure à celle qui nous préoccupe aujourd'hui. L'ironie, ça ne fait pas peur aux multinationales.


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