Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège


Les quatre saisons des fonctions cognitives

23/03/2016

Les fonctions cognitives varient-elles au rythme des saisons ? Cette question n'avait jamais été tranchée. Dans un article publié par la revue américaine PNAS, des chercheurs de l'Université de Liège ont pu montrer que certaines d'entre elles, en tout cas, adoptaient une rythmicité saisonnière. Pour une tâche attentionnelle, l'activité du cerveau atteint son maximum en juin, aux alentours du solstice d'été et son minimum en décembre, près du solstice d'hiver ; pour une tâche exécutive (mémoire à court terme), elle est maximale vers l'équinoxe d'automne (septembre) et minimale à proximité de l'équinoxe de printemps (mars).

Variations responses cerveau saisonsOn sait que l'humeur a une composante saisonnière chez l'être humain. Il ne faut pas être grand clerc pour constater que la plupart d'entre nous se sentent mieux dans leur peau, plus enjoués, en été. A contrario, environ 3% des individus souffrent d'un syndrome dépressif récurrent, la dépression saisonnière, qui commence habituellement vers octobre et s'efface vers mars. De même, sous nos latitudes, 15 à 20% de la population connaît durant la même période un manque de moral, un sommeil contrarié, un surplus de fatigue, une plus grande irritabilité... ; bref, un syndrome légèrement dépressif, non clinique : le « blues de l'hiver ». « Certaines études semblent d'ailleurs montrer que la sérotonine, dont on connaît l'importance dans la régulation de l'humeur, et la dopamine, également impliquée à ce niveau, mais aussi dans le circuit de la récompense et de l'addiction ainsi que dans la régulation des fonctions cognitives, ont des rythmes saisonniers », indique Gilles Vandewalle, chercheur qualifié du FNRS au sein du GIGA-CRC-In Vivo Imaging(1) de l'Université de Liège (ULg).

Outre la régulation de l'humeur, la saisonnalité de l'expression de quelques fonctions de l'organisme, tels l'immunité, la pression sanguine ou encore le taux de cholestérol, est également avérée chez l'être humain, tandis qu'on observe un pic du nombre de décès en hiver, des suicides violents au printemps et de la procréation en hiver et au printemps. D'autre part, l'impact des saisons a été bien établi pour diverses fonctions chez l'animal. Par exemple, la reproduction, la recherche de nourriture ou, pour certaines espèces, le métabolisme général avec pour point culminant le phénomène d'hibernation.

Privés de repères

Mais que se passe-t-il au niveau cognitif ? Non seulement on ne dispose d'aucune donnée animale à ce propos mais, de surcroît, les très rares études menées chez l'homme, notamment au moyen des potentiels évoqués cognitifs - ces travaux reposaient essentiellement sur l'analyse de l'onde cérébrale P300 en raison de ses liens avec l'attention et la cognition -, ont débouché sur des résultats contradictoires quant à l'influence des saisons sur certaines fonctions cognitives.

Les recherches chez l'animal suggèrent par ailleurs que le noyau suprachiasmatique, structure située dans l'hypothalamus antérieur et comprenant environ 10 000 cellules, n'est pas seulement l'horloge biologique qui gère la rythmicité circadienne (tempo d'environ 24 heures), mais qu'il serait également une des structures qui assurent la rythmicité saisonnière. Ce qui laisse augurer chez l'homme que le noyau suprachiasmatique, dont on sait qu'il joue un rôle clé dans les variations circadiennes des fonctions cognitives, pourrait être impliqué dans d'éventuelles variations de ces mêmes fonctions au cours de l'année.

En résumé, au-delà des supputations et des intimes convictions, l'étude de la saisonnalité éventuelle des fonctions cognitives chez l'homme suggère presque une page blanche. Cette situation découle principalement du fait qu'il est fort ardu de mesurer des rythmes saisonniers purs au niveau du cerveau humain en raison de la nécessité de contrôler un nombre élevé de facteurs susceptibles d'affecter le fonctionnement cérébral : exposition à la lumière, rythme veille-sommeil, température extérieure, prise d'aliments, activité physique, interactions sociales...

Des chercheurs du GIGA-CRC-In Vivo Imaging de l'Université de Liège ont pu réaliser, en collaboration avec des scientifiques du Surrey Sleep Research Centre, en Angleterre, une étude de la saisonnalité des fonctions cognitives humaines dans des conditions strictement contrôlées. Ces travaux, dont le premier auteur est le docteur Christelle Meyer, ont été publiés le 8 février 2016 par la revue américaine Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America (PNAS) (2).

Les chercheurs ont mesuré l'activité cérébrale de 28 volontaires en bonne santé âgés d'une vingtaine d'années, hommes et femmes, à différents moments de l'année. Lors de leur visite au laboratoire, les participants étaient privés de tout repère saisonnier. Ainsi, ils n'avaient plus accès à la lumière du jour, à Internet, à un téléphone et, plus globalement, à aucune information émanant de l'extérieur. L'expérimentation durait en tout quatre jours et demi pendant lesquels leur vie se déroulait dans des conditions standardisées. Ces dernières étaient même pratiquement constantes durant les deux derniers jours et demi. « La lumière du laboratoire était tamisée, tandis que la température et d'autres paramètres  qui varient habituellement avec les saisons étaient maintenus constants, rapporte Gilles Vandewalle. Les sujets dormaient 8 heures, puis devaient rester au lit en position semi-couchée durant 42 heures au cours desquelles ils étaient privés de sommeil et prenaient une collation protéinée toutes les 2 heures. Ensuite, ils redormaient 12 heures, avant de se replacer, éveillés, en position semi-couchée pendant une heure et d'être finalement emmenés sur un brancard jusqu'à un équipement d'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). »

Variations saisonieres reponses cerveau

Solstices et équinoxes

C'est là, alors qu'ils avaient pu récupérer complètement de leur période de 42 heures sans sommeil, qu'ils furent conviés à accomplir deux tâches tandis que leur activité cérébrale était enregistrée. Baptisée Psychomotor Vigilance Task, la première épreuve, très simple, était de nature attentionnelle. Elle consistait à pousser le plus vite possible sur un bouton lorsqu'un chronomètre se déclenchait au terme d'un délai aléatoire. Dans la seconde tâche, appelée 3-back, les participants se voyaient énoncer des lettres, l'une après l'autre. Quand ils entendaient une lettre, il leur incombait d'indiquer si elle était identique à la lettre proposée trois étapes auparavant. Par exemple, quand était énoncée la cinquième lettre, ils devaient dire si elle était la même que la deuxième. Il s'agissait donc d'une tâche de mémoire de travail faisant intervenir des fonctions exécutives, processus cognitifs de haut niveau qui nous permettent de nous adapter à notre environnement lorsque les routines d'action ne peuvent suffire. Sur le plan cognitif, la seconde tâche était évidemment plus complexe à réaliser que la première. Il fallait se souvenir d'informations précédentes, inhiber des données non pertinentes, effectuer des comparaisons...

La question était : lors de l'accomplissement de chacune des deux tâches, le fonctionnement cérébral allait-il fluctuer selon une rythmicité saisonnière ? La réponse fut positive. Bien que le niveau des performances des sujets restât constant tout au long de l'année, leur cerveau, lui, était significativement affecté dans son fonctionnement par les saisons. Dans la tâche d'attention, les variations se manifestèrent tant au niveau du thalamus et de l'amygdale, régions impliquées dans la vigilance, qu'au niveau d'aires frontales et de l'hippocampe, structures intervenant dans le contrôle exécutif. Des variations saisonnières furent également détectées dans le globus pallidus, le gyrus parahippocampique, le gyrus fusiforme, le gyrus supramarginal et le pôle temporal. « Toutes les régions mises à contribution étaient affectées de la même manière dans leur fonctionnement, explique Gilles Vandewalle. Autrement dit, elles présentaient toutes les mêmes variations d'activité sous le poids des saisons. »

Un phénomène similaire fut observé à l'occasion de la tâche de mémoire de travail, où les chercheurs perçurent l'impact des saisons sur le fonctionnement du thalamus, des aires préfrontales, du cortex fronto-polaire ainsi que de l'insula, région concernée par les processus exécutifs, l'attention et la régulation émotionnelle.

Toutefois, élément inattendu, la rythmicité mise en évidence au niveau des ressources cérébrales utilisées pour effectuer les deux tâches n'était pas la même. Pour la tâche attentionnelle, l'activité du cerveau atteignait son maximum en juin, aux alentours du solstice d'été et son minimum en décembre, près du solstice d'hiver ; pour la tâche exécutive (mémoire à court terme), elle était maximale vers l'équinoxe d'automne (septembre) et minimale à proximité de l'équinoxe de printemps (mars).

Il est important de noter que des analyses complémentaires ont pu exclure que ces résultats soient liés à des variations neurophysiologiques du niveau d'éveil, à la qualité du sommeil ou encore à des fluctuations endocrines du taux de mélatonine, l'« hormone circadienne du sommeil ».

Questions subsidiaires

La rythmicité associée à l'accomplissement de la tâche attentionnelle semble corrélée avec la photopériode, c'est-à-dire avec la répartition, dans une journée, entre la durée de la phase diurne et celle de la phase nocturne. « De deux choses l'une, dit Gilles Vandewalle. Soit nous avons une mémoire de la photopériode qui s'étend au-delà de plusieurs jours, soit l'être humain possède un véritable rythme saisonnier indépendant de la photopériode, endogène comme l'est le rythme circadien qui module différentes fonctions physiologiques ou cognitives. Dans cette seconde hypothèse, les facteurs extérieurs auraient pour seule influence de recadrer le rythme. Comme, par exemple, lorsque nous voyageons dans l'hémisphère austral, où il y a inversion des saisons par rapport à notre hémisphère. »

La réalisation de la tâche exécutive, elle, n'est pas corrélée avec la photopériode. Par contre, elle l'est étrangement avec le différentiel de durée du jour. Plus cette durée diminue ou augmente vite, plus l'activité cérébrale se rapproche respectivement de son maximum ou de son minimum. Faut-il y voir un élément causal ? Mystère, estime Gilles Vandewalle. « Comme pour la photopériode, cependant, des facteurs tels que la température de l'air et l'humidité varient parallèlement avec la longueur du jour, de sorte qu'ils peuvent également contribuer à la saisonnalité des fonctions cognitives », soulignent les auteurs de l'article publié par PNAS le 8 février.

sentiments saisonsUne de leurs hypothèses était que les variations rythmiques saisonnières seraient plus marquées dans une tâche basique comme la Psychomotor Vigilance Task que dans une tâche cognitive plus complexe. En effet, dans ce dernier cas, les processus cognitifs se fondent sur un nombre accru de variables dont, par exemple, les interactions sociales. Le fait qu'un nombre plus restreint d'aires cérébrales soient impliquées dans la réponse saisonnière à la tâche de mémoire de travail par rapport à la tâche attentionnelle pourrait épouser cette hypothèse.

Il reste à confirmer ces résultats sur d'autres populations, à tester d'autres fonctions cognitives, à aborder de façon plus approfondie la relation entre la performance et le « coût de la cognition », notamment à travers des tâches mentalement plus exigeantes, à s'interroger sur l'influence de l'âge des sujets sur la nature et l'ampleur de la rythmicité saisonnière, mais aussi à percer les secrets, la mécanique fine, de cette saisonnalité des fonctions cognitives qui semble avoir été sortie de l'ombre à la lumière de l'expérience des chercheurs de l'Université de Liège.

(1) Anciennement Centre de Recherches du Cyclotron (CRC).

(2) Christelle Meyer, Vincenzo Muto, Mathieu Jaspar, Caroline Kussé, Érik Lambot, Sarah Laxhmi Chellappa, Christian Degueldre, Éveline Balteau, André Luxen, Benita Middleton, Simon N. Archer, Fabienne Collette, Derk-Jan Dijk, Christophe Phillips, Pierre Maquet et Gilles Vandewalle, Seasonality in human cognitive brain responses, PNAS 2016 Feb 8. http://www.pnas.org/content/early/2016/02/04/1518129113.abstract .


© Universit� de Li�ge - https://www.reflexions.uliege.be/cms/c_414195/fr/les-quatre-saisons-des-fonctions-cognitives?part=1&printView=true - 28 mars 2024