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Imaginaire conspirationniste et principe de causalité : le cas de l’attentat au Musée juif de Bruxelles

François Debras CB

 

 

 

Un article rédigé par François Debras, chercheur au Centre d'études Démocratie, à la Faculté de Droit, de Science politique et de Criminologie de l'ULg. Cet article a été publié dans la revue Politique, Revue de Débats ( n°93 - Janvier/Février 2016)


Le 24 mai 2014, un homme armé entre dans le Musée Juif de Bruxelles et tue quatre personnes. Une semaine après l’attaque, l’arrestation à Marseille du principal suspect de l’affaire, Mehdi Nemmouche, fait émerger, sur la toile mais également dans différents journaux et discours politiques, plusieurs théories s’opposant à la version officielle des faits. La méfiance et la suspicion qui naissent de certains détails, certaines zones d’ombre et incohérences alimentent le récit conspirationniste. Il ne s’agirait pas d’un acte terroriste isolé dont Mehdi Nemmouche serait l’auteur mais d’un accord, d’un « marché » secret conclu entre différents acteurs (Etats, partis politiques, organisations internationales,…) visant à modifier le cours des événements.


Selon une première version des faits partagée par de nombreux internautes sur des sites d’échanges et des blogs, l’attaque au Musée Juif de Belgique aurait été commanditée par l’Etat d’Israël. Ces dernières années, différentes campagnes internationales de boycott et de sanctions menées à l’encontre de la politique israélienne concernant le traitement des Palestiniens auraient connu un succès important remettant en cause certains partenariats économiques, politiques et culturels (ajout de compagnies privées sur des listes noires, retrait de plusieurs millions d’euros des banques, rupture de relations universitaires,…).  Cette situation constituerait un risque d’isolement sur la scène internationale pour l’Etat d’Israël. L’attentat au Musée Juif serait dès lors une réponse de l’Etat hébreux pour légitimer, sous prétexte de menaces terroristes, les politiques israéliennes à l’égard de ses colonies et de la Palestine.

Dans une deuxième version, Laurent Louis, ancien député fédéral et ancien président du parti « Debout les Belges », dénonce une collaboration entre l’Etat d’Israël et le Mouvement Réformateur (MR) dont l’objectif serait d’influencer les élections régionales, fédérales et européennes du 25 mai 2014, soit le lendemain des faits. Didier Reynders, à l’époque ministre des Affaires étrangères, aurait ainsi, grâce à son mandat politique et à de nombreux contacts au sein de la communauté juive de Belgique, préparé l’attaque. Selon Laurent Louis, l’arrivée du ministre quelques minutes à peine après l’attaque constituerait la preuve qu’il s’agit d’un acte prémédité. En étant le premier sur les lieux, Didier Reynders aurait ainsi pu multiplier les interviews auprès des journalistes et donc profiter d’une large couverture médiatique lui valant les voix d’un grand nombre d’électeurs indécis à Bruxelles.  

Le journal américain « The Forward » propose une troisième version des faits. Deux des quatre victimes de l’attentat sont soupçonnées de travailler, d’avoir travaillé ou d’être en lien avec « Nativ », une agence gouvernementale placée sous l’autorité du bureau du Premier ministre israélien, du Mossad (agence des services de renseignement israélien) et du Shabak (service de sécurité intérieur israélien). Selon l’hebdomadaire américain, il pourrait s’agir d’un assassinat politique perpétré par un tireur d’élite, un tueur professionnel, visant à tuer deux agents secrets israéliens.

Un an plus tard, l’auteur présumé de la fusillade, Mehdi Nemmouche, nie toujours les faits. Selon ses avocats, il n’existerait aucune preuve déterminante à son encontre. Alors que l’enquête se poursuit, de nouvelles thèses conspirationnistes voient le jour sur la toile. Toutes s’accordent sur un point : Mehdi Nemmouche n’est pas l’auteur des faits, ou du moins, n’est pas le cerveau de l’opération mais un coupable idéal et désigné d’avance pour couvrir les véritables initiateurs de l’attentat.

A qui profite le crime ?

Les événements traumatisants (attentats, accidents, catastrophes,…) suscitent la plupart du temps un sentiment d’incompréhension et d’impuissance des individus. Ils semblent irrationnels, dénués de tout sens et de tout fondement. Selon la littérature scientifique, le complot répond  à ce sentiment de désordre en apportant une cause claire, bien déterminée et facilement identifiable. Le théoricien du complot décrit un monde, une société simplifiée dont la plupart des événements étudiés s’expliquent au travers d’une cause unique. Les dénonciateurs, les individus qui se battent pour révéler un complot et le démanteler, laissent entendre que l’ensemble des phénomènes sociaux, politiques, économiques et historiques sont la conséquence directe d’une action ou d’une volonté délibérée de certains groupes d’individus secrets, puissants et animés par des intentions terrifiantes. Il peut s’agir de l’action des Américains, des Illuminati, des Francs-maçons où des Juifs. Dans le cas des attentats du 24 mai 2014 à Bruxelles, la victime devient le responsable.

L’attaque du Musée Juif intervient dans un contexte délicat, celui d’un important mouvement international de boycott des colonies israéliennes pour non-respect des droits de l’homme en faveur des Palestiniens. En 2014, quelques semaines avant l’attaque du Musée Juif, l'Américain Richard Falk, expert indépendant du Conseil des droits de l'Homme des Nations Unies pour les territoires palestiniens occupés, parlait d’une politique israélienne présentant les caractéristiques de l’apartheid et d’un nettoyage ethnique. Dans cette optique, l’attaque à Bruxelles aurait été perpétrée par les services secrets israéliens voulant influencer positivement l’opinion politique occidentale à l’égard de l’Etat hébreux et négativement à l’égard de la résistance palestinienne. En mettant en scène un acte terroriste antisémite, l’Etat hébreux se présenterait en victime face à l’ensemble des Etats arabes du Moyen-Orient. Israël pourrait ainsi conserver son statut privilégié dans la région et écarter les accusations dont il fait l’objet pour cause de menace terroriste.
 

Drapeau juif


Le complot relie également les événements les uns aux autres à la faveur d’une proximité temporelle et spatiale. Le lendemain des faits se tenait, en Belgique, les élections régionales, fédérales et européennes et donc, l’attentat est organisé pour les influencer. En « bon inspecteur », le théoricien du complot se pose toujours la question de savoir « à qui profite le crime ». Selon Laurent Louis, Didier Reynders a réalisé un très bon score électoral en termes de voix de préférence à Bruxelles. Il est donc le coupable. Ce raisonnement est renforcé par la proximité géographique de Didier Reynders au moment des faits et sa position au sein du gouvernement fédéral.

Mais, l’adepte du complot, en pensant détenir  la vérité, se contente de chercher des informations qui confortent son point de vue. Didier Reynders, alors Ministre des Affaires étrangères était en visite officielle en Israël quelques mois avant les faits et bénéficie d’un important soutien de la part de la communauté juive. Après l’attaque, il était le premier homme politique sur les lieux et a bénéficié d’une large couverture médiatique. Le théoricien du complot organise et mobilise les faits de façon à corroborer sa vision du réel. Il ne prend pas en compte les sources qui infirment son résonnement. Le postulat initial n’est jamais remis en cause. Par exemple, Didier Reynders est effectivement le numéro un en terme de voix de préférence pour la circonscription de Bruxelles mais le complot écarte la victoire du parti socialiste en termes de sièges. Les complots ne font également aucune allusion à la présence d’autres personnalités politiques sur les lieux, pourtant bien présents, ni aux nombreuses interviews d’autres candidats aux élections le soir des événements. Enfin, si les théories du complot attirent un large public, c’est également parce qu’elles reposent, en partie, sur des vérités. Les détails, les incohérences, les zones d’incertitude propres à chaque accident, attentat ou conflit prennent ici sens et s’accordent dans un tout harmonisé. Loin d’être une machination sans sens ni fondement, l’imaginaire conspirationniste repose sur la suspicion. Les analyses produites par les hommes politiques, les journalistes, les universitaires,… sont considérées comme fausses, voire mensongères. Pour les théoriciens du complot et leur public, rien n’est tel qu’il paraît, rien n’est le fruit du hasard et « il n’y a pas de fumée sans feu ».

Lors de l’attaque au Musée juif, deux des quatre victimes sont suspectées d’entretenir des liens avec une organisation gouvernementale israélienne, « Nativ ». Dans une vision du monde que ne laisse pas de place au hasard, il ne peut s’agir d’une simple coïncidence. Les suspicions se transforment en faits, les indices en preuves et le manque d’éléments concrets venant corroborer le lien entre une organisation d’espionnage et les victimes constitue à lui seul la preuve de l’existence d’un complot. En effet, le postulat de l’existence d’une organisation secrète toute puissante ne nécessite pas de pièce à conviction puisque, par définition, les coupables effacent toute preuve de leurs agissements. De la sorte, le quotidien israélien « Haaretz » évoque la possibilité de l’existence d’un tueur professionnel ou d’une attaque préméditée par le Hezbollah. Selon les théoriciens du complot, ces accusations mensongères visent à créer un écran de fumée, une situation chaotique pour brouiller les analyses, ce qui faciliterait la mise en place des intérêts de certains groupes secrets israéliens loin du regard médiatique, politique et citoyen.

Dans l’imaginaire conspirationniste, le hasard est écarté, le chaos n’existe pas. Ou, si c’est le cas, il ne peut-être que volontaire, c’est-à-dire utilisé par des forces obscures pour dissimuler la vérité à la population.

Le complot, une réponse à un besoin social

L’attaque soudaine d’un homme qui fait irruption dans un lieu public et tue quatre individus est angoissante. Les catastrophes, les drames et les malheurs qui frappent la société sont porteurs de nombreuses questions : qui, comment, pourquoi, dans quel but,… ? Les théories du complot permettent de répondre à un besoin social, celui de comprendre. Le complot est d’autant plus attirant et convaincant qu’il apporte une réponse simple, globale et dépouillée de toute subtilité face à des évènements qui nous échappent par leur absence de sens et leur arbitrarité.  

Cependant, l’histoire témoigne de l’existence de multiples complots bien réels que nous ne nions pas (assassinats, coups d’Etat,…). Plus d’un an après l’attaque au Musée juif de Bruxelles, Mehdi Nemmouche n’est pas déclaré coupable. L’enquête suit son cours et peut révéler des rebondissements. Méfions-nous toutefois des preuves uniques pouvant tout expliquer, des analyses globales répondant à l’ensemble de nos peurs et des clés qui ouvrent toutes les portes…




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