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La médecine dans l’œil du cyclone
Un article publié dans la revue Le Spécialiste du Mardi 19 janvier 2016
Nous sommes tous témoins des changements radicaux qui frappent la société de plein fouet. L’internet des objets fait irruption dans nos vies et ce mouvement – qu’on l’aime ou pas – est inéluctable. Le monde numérique nous absorbe et ceci d’autant plus facilement que le code de chacun d’entre nous peut être aisément et rapidement numérisé depuis que le génome a été déchiffré. Transformation radicaleSi on regroupe les «dossiers patients informatisés» (DPI), l’utilisation de capteurs externes, la possibilité d’accéder à moindre prix au génome de tout un chacun, et le mouvement social qui demande de plus en plus et à juste titre la transparence et le principe de «partenariat» (patient empowerment), on obtient tous les ingrédients pour des changements radicaux qui vont chambouler la pratique médicale. On parle d’ailleurs de «transformation radicale», telle que définie par l’économiste du XXe siècle Joseph Schumpeter. Tempête numérique et technologiqueLa médecine n’échappera pas à cette tempête numérique et technologique. Afin de s’en rendre compte, il suffit de raconter deux histoires fort illustratives. La première a trait à l’examen clinique. Le stéthoscope – inventé par Laennec et qui pendant des siècles a fait partie de la «symbolique» même du «savoir» médical – va céder rapidement la place à une version numérisée! L’examen clinique tel que nous l’avons appris est condamné à disparaître. Des étudiants de médecine de l’Université de Baltimore ont relevé le défi de faire un examen clinique «le plus complet possible» en moins de 10 minutes. Le défi était considéré comme relevé si toute information était numérisée, envoyée au «cloud» (nuage numérique) et du «cloud» au DPI. L’examen clinique comprenait une auscultation cardiaque et pulmonaire, une mesure du poids corporel et de la tension artérielle et de la saturation en oxygène, une évaluation du fonds d’oeil et du fonds d’oreille, une mesure de la dioptrie oculaire, un électrocardiogramme, une spirométrie et un ultrason. Tout a été fait à l’aide d’un «smartphone» sur lequel divers instruments «miniaturisés» ont été adaptés. Il est vrai que garder à portée de main tous ces instruments est encombrant. Il suffit dès lors de développer le concept du «couteau suisse médical» regroupant plusieurs des fonctionnalités que nous venons d’énumérer. Medwand® l’a fait! Cette société est considérée par Frost & Sullivan comme une des dix sociétés qui ont révolutionné la médecine en 2015. Medwand® vient d’annoncer en date du 21 octobre 2015 la signature d’un contrat de collaboration avec Doctor On Demand, un des leaders en matière de télémédecine. Un grand pas est fait vers le «DIY Medecine» (Do It Yourself Medicine) (1, 2). Labo dans le cloudEn effet, la combinaison de différents paramètres mesurés et numérisés peuvent constituer un profil, une signature reconnaissable. C’est le pari qu’un groupe de jeunes chercheurs font chez Aezon Health à Johns Hopkins qui participent au QualComm Tricorder XPRIZE, dont les résultats seront rendus publics en 2017 (3, 4). L’ensemble des données numérisées provenant d’un «Tricorder» (concept repris de la série «Star Trek») capable de mesurer en continu certains paramètres physiologiques, est comparé aux ensembles de données existantes dans le «cloud». Si le profil envoyé dans le «cloud» est comparable à un profil existant et connu pour une certaine maladie, un signal est envoyé au patient. Le patient pourrait alors – dans le concept d’Aezon Health – utiliser son laboratoire portable à domicile, pour faire quelques tests simples sur une goutte de sang ou une goutte d’urine afin de consolider le diagnostic. Tout ceci se fait sans aucune intervention d’un «expert» médical. Comme nous venons d’évoquer avec Aezon Health les examens complémentaires à domicile, nous pouvons imaginer ce que deviendront l’analyse sanguine et les examens radiologiques. Tout le monde a certainement déjà entendu parler de Theranos® (5). Même si la société de Elizabeth Holmes se trouve un peu dans la tourmente aujourd’hui, particulièrement en ce qui concerne la régularisation par le FDA (6), il n’en reste pas moins que la démarche de Theranos® est «disruptive». Elle semble bien sonner le glas des laboratoires conventionnels et ce à plus ou moins court terme. Sur base d’une seule goutte de sang prélevée au bout du doigt, il est possible de faire une analyse de plusieurs dizaines de paramètres à un coût en moyenne dix fois inférieur aux coûts actuels à l’aide d’un petit laboratoire portable (et à terme sur un «smartphone»). Ce laboratoire se devait d’être portable car il a été conçu en collaboration avec la NASA pour être envoyé en orbite avec des astronautes. Pour la prise de sang au bout du doigt (une simple goutte) et pour l’analyse il n’y a aucune expertise requise: les deux peuvent se faire par une hôtesse souriante qui n’a bénéficié d’aucune formation particulière. Signalons, pour les phobiques de l’aiguille, la possibilité aujourd’hui de mesurer déjà de façon totalement non invasive la glycémie ou de compter les globules blancs à la maison (7, 8). L’imagerie dans le cloudIl n’y a pas que le monde des laboratoires qui va être chamboulé. L’imagerie radiologique le sera également. IBM-Watson et Merge Healthcare viennent d’annoncer un contrat de collaboration qui les lie (9). IBM, qui a développé l’ordinateur Watson (l’ordinateur qui a battu l’humain dans le jeu Jeopardy), vient d’acquérir Merge Healthcare, le fournisseur numéro un de PACS aux USA (PACS = Picture Archiving and Communication System). Le but est de permettre à la superpuissante intelligence artificielle d’IBM de développer des algorithmes afin de permettre une lecture automatisée de l’imagerie et de confronter/croiser ces données numériques à une montagne de données sans cesse croissante et provenant de diverses sources «médicales» (y compris les capteurs) dans le Watson Health Cloud (10). Ceci ouvre de nouvelles perspectives en matière de diagnostic assisté, de choix thérapeutiques personnalisés et de recherches. Le diagnostic et le choix thérapeutique sont des exercices particulièrement périlleux: nous essayons de résoudre un algorithme avec un certain nombre de variables. Ce nombre est forcément limité de par nos capacités cognitives somme toute limitées. Par ailleurs, pondérer chaque variable à sa juste valeur est une réelle gageure pour le cerveau humain. Dans ce type d’exercice, l’intelligence artificielle – plus à même d’utiliser un nombre quasiment illimité de variables et d’en déterminer le poids relatif – sera sans conteste beaucoup plus efficace. Il est donc fort à parier qu’à très court terme le diagnostic et le choix thérapeutique seront pour le moins facilités par les «suggestions» faites par Watson. Ce terme risque d’être «court» compte tenu des contrats établis entre IBM et les différentes universités américaines qui alimentent Watson avec les données de centaines de milliers de patients (11). Je vous sens dubitatifs par rapport à l’adjectif «court»! En décembre 2015, on a annoncé le déploiement de Watson afin d’aider les oncologues du groupe Manipal’s hospitals en Inde à faire des choix plus judicieux en matière de traitement et ainsi changer l’écosystème en santé publique et permettre des économies substantielles (12, 13). Pas de la science-fictionInutile donc de vous bercer d’illusions: les exemples cités ne sont pas de la science-fiction mais sont de la science-réalité apparus en un laps de temps record. Ce qui frappe c’est la rapidité des changements, rapidité à laquelle le monde médical n’est absolument pas habitué! Croire que nous échapperons aux vagues déferlantes poussées par ces convergences technologiques serait une erreur grossière. Ces innovations, souvent pensées et développées pour être simples d’application et qui ne requièrent aucune expertise particulière vont changer fondamentalement le rôle du médecin. Le scientifique et philosophe Joël de Rosnay affirmait récemment au CHAM (Conference on Health Management and Outcome) cet automne que «si le médecin se cantonne à son expertise technique» il deviendra rapidement «économiquement inutile»! Références1. http://www.prweb.com/releases/2015/10/prweb13036734.htm/
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