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Exploiter notre mémoire contre la dépression

14/03/2016

Les psychologues s'intéressent de plus en plus à une catégorie particulière de souvenirs : les souvenirs définissant le soi qui, comme leur nom l'indique, sont censés être le reflet de ce qu'est vraiment la personne qui les énonce. Avec ses valeurs, ses buts et ses croyances. Dans un article publié récemment par la revue Acta Psychiatrica Belgica, quatre chercheurs de l'Université de Liège soulignent l'intérêt clinique de ces souvenirs pour la prise en charge des patients souffrant d'un trouble dépressif unipolaire. De plus en plus d'auteurs préconisent en effet aujourd'hui de développer des thérapies axées sur les souvenirs définissant le soi. Faire émerger ceux-ci doit permettre d'accéder aux thèmes des ruminations mentales, très fréquentes, qui caractérisent l'état dépressif. Or agir sur ces ruminations constitue une voie thérapeutique importante.

souvenir soiIl existe un type de mémoire, la mémoire autobiographique, qui est nécessaire au maintien d'un sentiment d'identité et de continuité de soi dans le temps. Elle permet le stockage et la prise de conscience de toutes les informations personnelles relatives à notre passé. À ce titre, elle régit un continuum dont les extrémités sont composées, d'une part, des souvenirs phénoménologiquement riches et détaillés d'événements personnellement vécus dans un contexte spatial et temporel donné, territoire des souvenirs épisodiques, et, d'autre part, des connaissances générales sur soi - nom, âge, profession, aptitudes, goûts, etc. -, domaine de la mémoire sémantique. Elle s'ouvre donc sur deux grands types de représentations, de sorte que la nature prépondérante (épisodique ou sémantique) de chaque souvenir autobiographique est fonction de différents paramètres tels que, par exemple, l'âge du souvenir (s'il est récent, sa composante épisodique sera plus forte) ou sa fréquence de répétition (s'il est souvent récapitulé, il tendra à la sémantisation).

Le sentiment de continuité de soi suppose une représentation permanente et cohérente de soi dans le passé, le présent et le futur. D'après le courant initié en 2005 par Martin Conway, de l'Université de Bristol, la mémoire autobiographique en est le bras armé, dans la mesure où elle permet non seulement l'intégration d'informations personnelles relatives à notre passé et à notre présent, mais également de nous projeter dans le futur.

Comme le souligne le professeur Martial Van der Linden, responsable des Unités de psychopathologie et neuropsychologie cognitive des Universités de Genève et de Liège, une des fonctions clés incombant à la mémoire autobiographique est donc de garder une trace à long terme, stable et cohérente, de nos interactions avec le monde, c'est-à-dire de nos valeurs, de nos croyances, de nos objectifs. Le passé et le présent éclairant l'avenir, c'est à partir de ces éléments que nous pouvons nous représenter dans le futur.

Des souvenirs à haute valeur ajoutée

Au sein de l'Unité de psychologie clinique comportementale et cognitive de l'Université de Liège (ULg), Aurélie Wagener, doctorante, Marie Boulanger, assistante, et le professeur Sylvie Blairy, présidente de la Clinique psychologique et logopédique universitaire, s'intéressent à une classe de souvenirs autobiographiques particuliers : les « souvenirs définissant le soi » (en anglais, self defining memories), concept élaboré en 1993 par les psychologues américains Jefferson Singer et Peter Salovey(1). De quoi s'agit-il ? De souvenirs autobiographiques dont on peut dire succinctement qu'ils caractérisent très bien une personne, qu'ils permettent de définir et d'expliquer qui elle est vraiment. Souvent récapitulés, ils présentent un lien direct avec une préoccupation persistante ou un conflit non résolu et sont révélateurs des valeurs, objectifs et croyances qui habitent un individu. Selon Martial Van der Linden, ils sont la cristallisation des liens entre l'identité, la conscience et la mémoire.

Dans un article(2) paru récemment dans Acta Psychiatrica Belgica, Aurélie Wagener, qui en est le premier auteurs, Marie Boulanger, le professeur Sylvie Blairy et le professeur William Pitchot, du service de psychiatrie et psychologie médicale de l'ULg, rappellent que Singer parle, à propos des souvenirs définissant le soi, d'« enregistrements sélectifs des événements les plus importants de notre vie. » En voici un exemple : « J'avais 12 ans lorsque mon père m'a emmené au planétarium du Palais de la Découverte, à Paris. Lorsque j'y ai vu la représentation de la voûte céleste, j'ai été fasciné et j'ai su que j'entreprendrais plus tard des études d'astrophysicien. » Ou un autre : « Chaque fois que je rendais visite à mes grands-parents, je les voyais se disputer. Je me disais alors que la vie de couple n'était pas faite pour moi, que rien ne vaut la liberté, même au prix de la solitude. »

Quatre dimensions

Les souvenirs définissant le soi peuvent être évalués sur plusieurs dimensions. Tout d'abord, la spécificité. De fait, ils se réfèrent tantôt à un événement bien déterminé (la naissance de mon fils...), tantôt à une période de vie (mes études en Australie...), ou alors ils ont trait à un événement qui s'est répété à l'identique dans le temps (les repas du mercredi avec mon patron...). Une autre dimension est évidemment celle du contenu, lequel peut donner lieu à une tension repérable par l'expression d'un malaise, d'un désaccord ou d'une gêne ressentie par l'un des protagonistes de l'événement rapporté.

Troisième dimension : le « raisonnement autobiographique ». Selon les auteurs de l'article susmentionné, il est le reflet de la capacité de la personne à prendre du recul vis-à-vis de ses souvenirs et à réfléchir aux expériences passées. « Cette dimension est essentielle, car le raisonnement autobiographique permet le développement d'un sentiment de cohérence à propos des expériences vécues », indique Aurélie Wagener. Il repose sur l'« intégration du souvenir » (le meaning making, selon la terminologie anglo-saxonne), qui consiste en quelque sorte à tirer, de l'événement mémorisé, une leçon sur soi, sur autrui ou sur le monde. « Ce processus permet à la mémoire d'influencer le "self", c'est-à-dire la conception que nous avons de nous-même, de notre identité », précise la psychologue.

La quatrième dimension sur laquelle évaluer les souvenirs définissant le soi est primordiale, elle aussi, puisqu'il s'agit de la valence émotionnelle positive, neutre ou négative qui leur est associée. Mais avant de nous pencher plus avant sur ce point, soulignons avec Singer la « dynamique générale » à laquelle sont susceptibles de répondre les souvenirs définissant le soi. « Le contenu, la forme et le pouvoir émotionnel de ces souvenirs peuvent changer de façon subtile ou dramatique au cours de notre vie, écrit le psychologue américain(3). Ce qui cause ces changements est l'évolution de nos intérêts, de nos envies et de nos objectifs. Puisque nous changeons la direction de notre futur, la contribution de nos expériences passées envers cette nouvelle direction devient plus ou moins importante. » Imaginons l'exemple d'un médecin généraliste belge qui fermerait son cabinet pour rejoindre une association humanitaire en Afrique. L'expérience montre que, dans un tel cas, la structure formelle et le contenu des souvenirs définissant le soi se modifient. Leur valence émotionnelle, revenons-y, est particulièrement sensible aux modifications de nos buts, croyances ou valeurs.

Les psychologues distinguent principalement deux cas de figure : d'une part, la « rédemption », où la valence émotionnelle d'un événement se déleste de la coloration négative que le sujet lui attribuait dans le passé pour revêtir une coloration positive lors d'un rappel en mémoire ; d'autre part, la « contamination », où se produit le phénomène inverse. « La rédemption est généralement le reflet d'un ajustement sain et d'un cheminement dans le sens de la croissance personnelle, tandis que la contamination témoigne habituellement d'un faible bien-être et d'une tendance au neuroticisme »,commente Aurélie Wagener. Dans une étude en voie de publication, Aurélie Wagener, Marie Boulanger et Sylvie Blairy ont comparé les souvenirs définissant le soi chez des sujets contrôles (sains), des patients bipolaires et des patients souffrant de dépression unipolaire. Qu'ont-elles observé sur le plan de la valence émotionnelle de ces souvenirs ? Que la différence se situait moins au niveau de la contamination que de la rédemption, les sujets contrôles s'avérant beaucoup plus à même d'accéder à cette dernière que les membres des deux groupes de patients.

Biais de surgénéralité

L'article publié par les chercheurs de l'ULg dans Acta Psychiatrica Belgica est centré sur le trouble dépressif majeur unipolaire. On sait que chez les patients dépressif(*), il existe différents biais mnésiques. Et, en particulier, un « biais de surgénéralité » lors du rappel de souvenirs autobiographiques « classiques ». Autrement dit, les patients, mais aussi les personnes euthymiques, ont tendance à se remémorer des souvenirs généraux, étalés dans le temps et un peu flous, alors que les personnes non dépressives rapportent le plus souvent des souvenirs spécifiques, concrets. Qu'en est-il de cette catégorie particulière de souvenirs autobiographiques que sont les souvenirs définissant le soi ? Pour l'heure, aucune étude n'a investigué la question, mais il est hautement probable qu'ils n'échappent pas à la règle, qu'il faille aussi tenir compte, dans la dépression, d'un biais de surgénéralité les concernant.

Si, en thérapie, le psychiatre ou le psychologue convie un patient dépressif à énoncer des souvenirs qui lui correspondent vraiment, leur analyse en termes de spécificité, de contenu, de meaning making et de valence émotionnelle lui permettra de percevoir la manière dont ce patient appréhende le monde, et notamment si son but est de poursuivre le succès ou d'éviter les échecs et la souffrance.

EnfanceÀ l'instar de Jefferson Singer, de plus en plus d'auteurs préconisent aujourd'hui de développer des thérapies axées sur les souvenirs définissant le soi. Faire émerger ceux-ci doit permettre d'accéder aux thèmes des ruminations mentales, très fréquentes, qui caractérisent l'état dépressif. Or agir sur ces ruminations constitue une voie thérapeutique importante, d'autant que, selon les travaux des psychologues britanniques Edward Watkins et John Teasdale(4), elles favoriseraient le biais de surgénéralité, lequel, cercle vicieux, les entretiendrait par ailleurs.

Entraînement à la spécificité

Souvenir MariageAurélie Wagener relate que l'équipe de Filip Raes, de la Katholieke Universiteit Leuven, a entraîné des sujets dépressifs au rappel de souvenirs spécifiques(5). En découlèrent non seulement une plus grande spécificité des souvenirs rapportés, mais également une diminution significative des ruminations mentales et de l'évitement cognitif ainsi qu'une amélioration des capacités de résolution de problèmes. Si, face à une situation problématique, le patient accède à un souvenir spécifique de la manière dont il a géré une situation similaire dans le passé, il pourra réutiliser la stratégie précédemment mise en œuvre. La constance qu'il percevra dans sa façon d'agir renforcera en outre son sentiment de continuité de soi.

De surcroît, des travaux(6) conduits par Hamid Taher Neshat-Doost, de l'Université d'Ispahan, en Iran, ont mis en évidence qu'un « entraînement à la spécificité » induit une amélioration de l'humeur dépressive. « Certes, cette étude a porté sur des souvenirs autobiographiques "classiques", mais on peut faire l'hypothèse qu'un effet positif similaire pourrait être obtenu avec des souvenirs définissant le soi », estime Aurélie Wagener. A priori, la démarche d'entraînement à la spécificité balise donc une voie thérapeutique prometteuse. « Nous pouvons également imaginer que la récupération d'un souvenir définissant le soi spécifique pourrait favoriser et renforcer un sentiment de continuité de soi, puisque la personne n'évoquerait pas de caractéristique abstraite et floue la concernant, lit-on dans l'article d'Acta Psychiatrica Belgica. La spécificité pourrait dès lors lui permettre d'avoir une vision claire et concrète de qui elle est et des raisons pour lesquelles elle est devenue cette personne. De plus, puisque le biais de surgénéralité est un facteur de vulnérabilité à la rechute dépressive, le rappel de souvenirs définissant le soi spécifiques pourrait également servir de stratégie de prévention de la rechute. »

Vers un soi unifié

À côté de la spécificité, une autre dimension à exploiter est le raisonnement autobiographique. De fait, il semble pertinent sur le plan clinique d'entraîner le patient dépressif à attribuer une signification à ses souvenirs, à en tirer une leçon de vie. La génération de souvenirs définissant le soi intégrés à notre histoire, ceux qui nous permettent de dire par exemple « Alors, j'ai compris que... » ou « Depuis lors, j'ai pris conscience que... », est de nature à raffermir le sentiment de continuité de soi et, partant, à favoriser la construction d'un soi unifié, selon la terminologie de certains auteurs.

La dimension émotionnelle est une autre veine à exploiter, mais, en réalité, elle s'inscrit largement dans la continuité de la précédente. « Selon nos travaux, elle est indissociable de l'entraînement au raisonnement autobiographique », fait en effet remarquer Aurélie Wagener. Et d'ajouter : « Notre hypothèse est que la capacité à réfléchir sur un souvenir apaise l'intensité des émotions et pourrait en modifier la valence émotionnelle. » Autrement dit, le développement de capacités de raisonnement autobiographique semble une condition sine qua non au développement de capacités de rédemption.

Par ailleurs, en 2013, Tim Dalgleish, de l'Université de Cambridge, a suggéré d'aider les patients dépressifs à se constituer un stock de souvenirs positifs dans lequel ils pourraient puiser instantanément dès qu'ils sentent que leur humeur se dégrade(7). Aux yeux du psychologue britannique, ces patients pourraient même débuter leurs journées en rappelant systématiquement un tel souvenir dans le but de tuer dans l'œuf leurs ruminations matinales. « De plus, chez les personnes euthymiques, ce stock de souvenirs positifs pourrait participer à la prévention de la rechute dépressive, dans la mesure où il a été montré qu'elles tirent profit du rappel de souvenirs de ce type », commente Aurélie Wagener.

Les patients dépressifs présentent une détérioration du sentiment de continuité de soi. En psychothérapie, leur permettre de renforcer ce sentiment, de recouvrer une identité plus affirmée, est essentiel pour leur donner les moyens de se projeter dans le futur et donc de redéfinir des buts à atteindre. Intervenir sur les différentes dimensions des souvenirs définissant le soi semble une approche prometteuse mais, pour l'heure, au-delà de l'observation d'une diminution de la symptomatologie dépressive à court terme chez les sujets traités, il est impossible de conclure à un effet bénéfique durable. En cause : la jeunesse de l'approche et l'absence actuelle d'études consistantes sur son impact à long terme.

(1) Singer J. et Salovey P., The remembered self: Emotion and memory in personality, New York: Free Press, 1993.
(2) Wagener A., Boulanger M., Pitchot W. & Blairy S., Les souvenirs définissant le soi dans le trouble majeur unipolaire : pourquoi les évoquer durant l'entretien clinique ? Acta Psychiatrica Belgica, n° 116/2, 27-35, 2015.

(*) Dans cet article, le terme « dépressif » fait référence à la seule dépression unipolaire.
(**) Personnes qui ont vécu un épisode dépressif, mais ne souffrent plus de dépression au moment présent.

(3) Singer J., Memories that matter: How to use self-defining memories to understand and change your life (p.23). Oakland: New Harbinger Publications, 2005.
(4) Watkins E. & Teasdale J., Rumination and Overgeneral Memory In Depression: Effects of Self-Focus and Analytic Thinking, Journal of Abnormal Psychology, 110(2), 353-357, 2001.

(5) Raes F., Williams J. & Hermans D., Reducing cognitive vulnerability to depression: A preliminary investigation of Memory Specificity Training (MEST) in inpatients with depressive symptomatology, J Behav Ther Exp Psychiatry, 40, 24-38, 2009.
(6) Neshat-Doost H., Dalgleish T., Yule W., Kalantari M., Ahmadi S., Dyregrov A. & Jobson L., Enhancing Autobiographical Memory Specific Through Cognitive Training: An Intervention for Depression Translated From Basic Science, Clinical Psychological Science, 1(1), 84-92, 2013.
(7) Dalgleish T., Navrady L., Bird E., Hill E., Dunn B. & Golden A., Method-of-Loci as a mnemonic device to facilitate access to self-affirming personal memories for individuals with depression, Clinical Psychological Science, 1, 156-162, 2013.


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