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Exploiter notre mémoire contre la dépression
14/03/2016

Troisième dimension : le « raisonnement autobiographique ». Selon les auteurs de l'article susmentionné, il est le reflet de la capacité de la personne à prendre du recul vis-à-vis de ses souvenirs et à réfléchir aux expériences passées. « Cette dimension est essentielle, car le raisonnement autobiographique permet le développement d'un sentiment de cohérence à propos des expériences vécues », indique Aurélie Wagener. Il repose sur l'« intégration du souvenir » (le meaning making, selon la terminologie anglo-saxonne), qui consiste en quelque sorte à tirer, de l'événement mémorisé, une leçon sur soi, sur autrui ou sur le monde. « Ce processus permet à la mémoire d'influencer le "self", c'est-à-dire la conception que nous avons de nous-même, de notre identité », précise la psychologue.

La quatrième dimension sur laquelle évaluer les souvenirs définissant le soi est primordiale, elle aussi, puisqu'il s'agit de la valence émotionnelle positive, neutre ou négative qui leur est associée. Mais avant de nous pencher plus avant sur ce point, soulignons avec Singer la « dynamique générale » à laquelle sont susceptibles de répondre les souvenirs définissant le soi. « Le contenu, la forme et le pouvoir émotionnel de ces souvenirs peuvent changer de façon subtile ou dramatique au cours de notre vie, écrit le psychologue américain(3). Ce qui cause ces changements est l'évolution de nos intérêts, de nos envies et de nos objectifs. Puisque nous changeons la direction de notre futur, la contribution de nos expériences passées envers cette nouvelle direction devient plus ou moins importante. » Imaginons l'exemple d'un médecin généraliste belge qui fermerait son cabinet pour rejoindre une association humanitaire en Afrique. L'expérience montre que, dans un tel cas, la structure formelle et le contenu des souvenirs définissant le soi se modifient. Leur valence émotionnelle, revenons-y, est particulièrement sensible aux modifications de nos buts, croyances ou valeurs.

Les psychologues distinguent principalement deux cas de figure : d'une part, la « rédemption », où la valence émotionnelle d'un événement se déleste de la coloration négative que le sujet lui attribuait dans le passé pour revêtir une coloration positive lors d'un rappel en mémoire ; d'autre part, la « contamination », où se produit le phénomène inverse. « La rédemption est généralement le reflet d'un ajustement sain et d'un cheminement dans le sens de la croissance personnelle, tandis que la contamination témoigne habituellement d'un faible bien-être et d'une tendance au neuroticisme »,commente Aurélie Wagener. Dans une étude en voie de publication, Aurélie Wagener, Marie Boulanger et Sylvie Blairy ont comparé les souvenirs définissant le soi chez des sujets contrôles (sains), des patients bipolaires et des patients souffrant de dépression unipolaire. Qu'ont-elles observé sur le plan de la valence émotionnelle de ces souvenirs ? Que la différence se situait moins au niveau de la contamination que de la rédemption, les sujets contrôles s'avérant beaucoup plus à même d'accéder à cette dernière que les membres des deux groupes de patients.

Biais de surgénéralité

L'article publié par les chercheurs de l'ULg dans Acta Psychiatrica Belgica est centré sur le trouble dépressif majeur unipolaire. On sait que chez les patients dépressif(*), il existe différents biais mnésiques. Et, en particulier, un « biais de surgénéralité » lors du rappel de souvenirs autobiographiques « classiques ». Autrement dit, les patients, mais aussi les personnes euthymiques, ont tendance à se remémorer des souvenirs généraux, étalés dans le temps et un peu flous, alors que les personnes non dépressives rapportent le plus souvent des souvenirs spécifiques, concrets. Qu'en est-il de cette catégorie particulière de souvenirs autobiographiques que sont les souvenirs définissant le soi ? Pour l'heure, aucune étude n'a investigué la question, mais il est hautement probable qu'ils n'échappent pas à la règle, qu'il faille aussi tenir compte, dans la dépression, d'un biais de surgénéralité les concernant.

Si, en thérapie, le psychiatre ou le psychologue convie un patient dépressif à énoncer des souvenirs qui lui correspondent vraiment, leur analyse en termes de spécificité, de contenu, de meaning making et de valence émotionnelle lui permettra de percevoir la manière dont ce patient appréhende le monde, et notamment si son but est de poursuivre le succès ou d'éviter les échecs et la souffrance.

EnfanceÀ l'instar de Jefferson Singer, de plus en plus d'auteurs préconisent aujourd'hui de développer des thérapies axées sur les souvenirs définissant le soi. Faire émerger ceux-ci doit permettre d'accéder aux thèmes des ruminations mentales, très fréquentes, qui caractérisent l'état dépressif. Or agir sur ces ruminations constitue une voie thérapeutique importante, d'autant que, selon les travaux des psychologues britanniques Edward Watkins et John Teasdale(4), elles favoriseraient le biais de surgénéralité, lequel, cercle vicieux, les entretiendrait par ailleurs.

(*) Dans cet article, le terme « dépressif » fait référence à la seule dépression unipolaire.
(**) Personnes qui ont vécu un épisode dépressif, mais ne souffrent plus de dépression au moment présent.

(3) Singer J., Memories that matter: How to use self-defining memories to understand and change your life (p.23). Oakland: New Harbinger Publications, 2005.
(4) Watkins E. & Teasdale J., Rumination and Overgeneral Memory In Depression: Effects of Self-Focus and Analytic Thinking, Journal of Abnormal Psychology, 110(2), 353-357, 2001.

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