Reflexions, the University of Liège website that makes knowledge accessible


La diversité, au-delà des éléments de langage

2/29/16

La Maison des Sciences de l’Homme inaugure une collection aux Presses Universitaires de Liège. Ses « Dialogues sur la diversité », coordonnés par Rachel Brahy et Élisabeth Dumont, explorent en dix chapitres thématiques  cette notion souvent apparentée au cœur même de la démocratie. Grâce à une approche interdisciplinaire – chercheurs et acteurs de terrain se partageant la plume –, l’ouvrage permet d’en dire les enjeux d’une manière à la fois pédagogique et non dogmatique.

COVER DiversiteD-I-V-E-R-S-I-T-E : pour le premier ouvrage (1) de sa collection, la Maison des Sciences de l’Homme de l’Université de Liège s’adonne à l’acrostiche. À l’horizontale de ce mot, omniprésent dans les discours médiatiques et politiques, sont déclinés autant de termes qui en composent le champ lexical : Discrimination, Intégration, Vie sociale, Extrême Droite, Racisme, Stéréotype, Immigration, Territoire, Ethnicité et classes sociales. Dix notions explorées en dix chapitres qui tentent de rétablir leur signification, fut-elle plurielle, leur historicité, leur usage politique, mais aussi de désigner les contresens qu’elles induisent parfois de facto – comme cette « Extrême Droite » dont Jérôme Jamin, professeur de Sciences politiques à l’Université de Liège, souligne qu’elle « minorise » la rupture de ces partis avec les principes et valeurs défendus par les formations traditionnelles, laissant entendre que « ces mouvements sont comme la droite non extrême, mais juste un peu plus à droite ». Parce que, « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », comme le rappelle, citant ici Camus, l’échevin Jean-Pierre Hupkens dans son avant-propos. « Dialogues sur la diversité » s’empare d’un lexique qui éclaire, une fois coupée menu la langue de bois, les enjeux les plus fondamentaux de nos sociétés.

Place aux dialogueurs

C’est à l’occasion des vingt ans de l’adoption par le conseil communal de la charte « Liège contre le racisme » que Rachel Brahy, docteure en sciences politiques et sociales, coordinatrice scientifique de la Maison des Sciences de l’Homme (MSH) de l’Université de Liège, a nourri le projet avec Élisabeth Dumont, conseillère stratégique et gestionnaire de projets interculturels à la Ville de Liège, d’un ouvrage « qui ne soit pas un ouvrage de plus sur la diversité mais qui rassemble plusieurs tonalités, aussi bien au niveau de l’expertise que des voix, des manières d’écrire et des regards ». Chaque chapitre a donc été confié conjointement à un chercheur et un acteur spécialiste du terrain, le texte de l’un étant interrompu, scandé et mis en tension par celui de l’autre, grâce à un système d’encarts qui stimule la relance de la réflexion. « Le choix de cette formule est directement lié au projet de la Maison des Sciences de l’Homme qui considère que les expertises sont partagées et qu’elles ne sont pas uniquement le fait des scientifiques et des académiques. Cela est particulièrement vrai sur ces questions-là qui sont prises au sérieux, au quotidien, par toute une série d’institutions publiques », explique Rachel Brahy. Dans sa préface, la chercheuse prend le parti de désigner ces acteurs de terrain comme autant de « dialogueurs » puisque ce sont eux qui « amorcent la dynamique de l’échange et du débat ». Alors que le discours scientifique s’empare souvent de la parole de ces intervenants – tantôt pour la commenter, tantôt pour illustrer ses propres thèses –, c’est ici un face-à-face qui s’engage par le processus de co-écriture. « Nous voulions permettre à ces acteurs qui sont généralement pris comme objets de l’analyse de devenir sujets, dans le sens où ils sont également producteurs de l’analyse », commente Rachel Brahy.

Au départ d’un chapitre rédigé par un académique, ces acteurs ont été invités à intervenir dans le texte « avec comme consigne de ne pas se sentir limités dans ce format mais d’apporter soit un éclairage supplémentaire, soit une interprétation divergente, soit un exemple concret qui permette de sentir la réalité avec plus de chair – ou encore une présentation de leur institution », explique Rachel Brahy. Certaines interventions se placent ainsi du côté de la militance – comme celle, dans le chapitre consacré à l’Extrême Droite, de Stéphanie Ardu, coordinatrice l’asbl La cible et porteuse des projets Nuit Blanche contre Listes Noires et Clic-gauche.be – quand d’autres s’aventurent du côté du témoignage – ainsi du texte d’Hassan Jarfi, père d’Ihsane Jarfi, dans le chapitre Stéréotype. Dans le chapitre Racisme, Henri Goldman, rédacteur en chef de la revue Politique, a quant à lui fait le choix – « finalement peu représenté dans l’ouvrage » comme le note Rachel Brahy – d’une franche discussion avec le philosophe Edouard Delruelle, professeur à l’université de Liège, assumant pleinement son rôle d’éditorialiste. Pour la coordinatrice de l’ouvrage, ces regards croisés servent aussi sa visée pédagogique. « Dans les chapitres plus ardus, le dialogueur prend une importance majorée car son discours constitue alors une porte d’entrée privilégiée », estime-t-elle. Car si l’ouvrage a pour vocation de s’adresser au public « le plus large possible », il espère rencontrer spécifiquement les attentes du scolaire. « L’ouvrage est certainement accessible à des élèves de cinquième secondaire et de rhéto. Certains chapitres peuvent aussi faire l’objet d’une lecture ponctuelle, accompagnée par le professeur. »

La diversité comme construction sociale

Patchwork ou kaléidoscope : c’est à partir de ces métaphores que Rachel Brahy propose, dans son introduction, d’approcher une première fois la notion de diversité. « Comment considérer les composantes de la société ? Comme cela est suggéré par l’image du patchwork, des morceaux homogènes existent-ils quelque part ? Un fil politique subtil peut-il les assembler ? », interroge-t-elle. Artificiel et fragile, le patchwork se caractérise aussi par sa beauté, révélant par là les « enjeux et paradoxes » de la diversité. Mais c’est peut-être la métaphore du kaléidoscope, moins commune, qui permet d’approcher au plus près les ressorts de ce concept. « Par cet intermédiaire, la matière est dispersée, reconfigurée. On accède ainsi à une réalité plurielle, mobile, changeante. La diversité serait alors à comprendre comme une « machine à émerveiller » qui aurait été préalablement construite, pensée, élaborée. N’en est-il pas de même concernant la démocratie ? »  interpelle la chercheuse. En convoquant ces métaphores, Rachel Brahy insiste sur le fait que la diversité n’est pas  « donnée d’avance » : elle est une création, un effet, un produit. Car pour qu’il y ait du divers, il faut du dissemblable, lequel se constitue suivant un certain nombre de critères, à savoir essentiellement «  le sexe, la nationalité, l’origine nationale, le groupe ethnique ou le groupe culturel, la religion, le handicap, l’âge et l’orientation sexuelle », comme le rappelle Annie Cornet, professeur à HEC-école de gestion à l’Université de Liège, dans le premier chapitre de l’ouvrage. Si l’appréhension de cette diversité permet à certains égards de lutter contre les discriminations, Annie Cornet met en lumière les ambiguïtés de ces clivages.  « La diversité n’existe comme telle qu’à partir du moment où elle est perçue c’est-à-dire quand on introduit dans un ensemble un élément « perçu comme différent ». Autrement dit, elle n’existe comme diversité que par rapport à une norme consciente ou inconsciente », écrit-elle. Dans le monde du travail, la « diversité », lorsqu’elle est prônée, l’est en général au service d’intérêts économiques ou politiques. « Certaines organisations ont une approche très instrumentale de la diversité », note l’auteure, pointant le cas de ces agents d’accueil du service public affectés à certains quartiers en fonction de leur origine. Dans d’autres cas, la diversité est mise au service de « stratégies cosmétiques » : « On tente un « relooking » de l’image de l’organisation mais sans réelle volonté de donner sa place ou sa chance à la diversité. »

L’intégration de la diversité, du reste, ne débouche pas nécessairement sur la diversification mais souvent, au contraire, sur un scénario d’assimilation. « On mesure alors le degré de réussite de la diversité à l’absence de diversité donc au fait que les nouveaux entrants se comportent comme les autres », avance Annie Cornet, pointant ici les ambivalences de la notion d’Intégration, détaillées par Hassan Bousetta, chercheur du Centre d’Études de l’Ethnicité et des Migrations (CEDEM) de l’université de Liège, dans le chapitre dédié. Pour Jacques Smits, administrateur délégué de MNEMA ASBL, en charge du projet de la Cité Miroir et directeur du Centre laïque de la Province de Liège, qui donne la réplique à Annie Cornet, la diversité constitue avant tout le cœur d’une « conception humaniste (qui) ne s’impose ni par les lois ni par les règlements » mais par une  « pédagogie constante ». À son sens, la problématique de la diversité sur le marché de l’emploi renvoie en amont aux ambitions normalisatrices de l’école, qu’il accuse d’être un « rouleau compresseur sur les talents ». Pour ce dialogueur, la structuration de l’enseignement belge est d’ailleurs constitutive du problème. « Pointons aussi la ségrégation religieuse avec la division de notre enseignement en réseaux et options philosophiques, qui sépare ainsi les jeunes dès le plus jeune âge, selon les convictions de leurs parents », avance-t-il.

Dialectique de l’individuel et du collectif

Car c’est bel et bien la question de la justice sociale qui est au cœur de l’ouvrage. Définie par le sociologue français François Dubet comme l’objectif de  réduction de « la tension fondamentale, dans les sociétés démocratiques, entre l’affirmation de l’égalité de tous les individus et les inégalités sociales issues des traditions et de la concurrence des intérêts à l’œuvre », elle débouche sur deux modèles : celui de l’égalité des places – qui tend à assurer à chaque individu les mêmes conditions de vie quelle que soit la place sociale qu’il occupe – et celui de l’égalité des chances – qui vise la mobilité sociale de chacun, en fonction d’un principe méritocratique. Reste à savoir quel modèle sous-tend quelles actions – et au service de quelle diversité... Dans le chapitre sur la Discrimination, la sociologue Aude Lejeune,  Chargée de recherche CNRS au CERAPS, Université de Lille et Chercheure associée au CRIS, Université de Liège, rappelle que notre pays s’est doté de deux structures pour lutter contre les discriminations : le Centre interfédéral pour l’égalité des chances et l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes. Mais, explique-t-elle, l’importance prise par ces structures « sous l’injonction directe du droit européen » ne date que des années 2000. Patrick Charlier, dialogueur de ce chapitre et Directeur-adjoint du Centre interfédéral pour l’égalité des chances, insiste quant à lui sur la recherche par son institution de solutions extra-judiciaires pour traiter les faits de discriminations, notamment par le biais d’indemnisations financières. À travers un cas exemplaire, les auteurs soulignent la tension constante entre les revendications individuelles de la personne discriminée, qui attend « réparation », et l’objectif stratégique du Centre, soucieux de réduire les discriminations futures à l’échelle de la collectivité. En conscience ou non, signaler une discrimination apparaît comme étant toujours déjà un acte collectif. Plus loin, dans le chapitre consacré au Racisme, Edouard Delruelle, ancien Directeur-adjoint du Centre, pointe pour sa part les limites de ces législations anti-discrimination mais aussi de la « pédagogie antiraciste » : « les dispositifs antiracistes ciblent les individus, mais ne touchent pas aux relations et aux structures sociales qui rendent possible le racisme », explique le philosophe.

A l’intersection de l’individuel et du collectif, la diversité semble par ailleurs aux prises, aujourd’hui, avec un nouvel « ordre biographique », que détaille Didier Vrancken, sociologue et directeur de la Maison des Sciences de l’Homme, dans le chapitre consacré à la Vie Sociale. « L’action publique tend désormais à démultiplier les lieux où sont convoqués et écoutés les récits des personnes en vue de l’obtention de prestations sociales. Parler, raconter, produire du récit tend, pour l’usager ou le requérant, à devenir un préalable au déclenchement de l’action publique », analyse-t-il. Qu’advient-il alors de celui qui ne peut mobiliser les « compétences narratives attendues » ? Prolongeant ce raisonnement, Christine Mahy, Secrétaire générale du Réseau Wallon de la lutte contre la Pauvreté, s’indigne dans ce chapitre de la « privation de la vie privée du Peuple d’en bas » tout en s’interrogeant sur la légitimité de l’objectif de « lutte contre la pauvreté » qu’elle incarne pourtant : « Lutter contre « la pauvreté » plutôt que contre « les inégalités » et ce qui les amplifie, cela ne revient-il pas à ignorer, masquer, voire nier le caractère socialement intégré, complexe, des causes et des processus d’appauvrissement ? », demande-t-elle, pointant les appels toujours plus pressants, culpabilisants et souvent improductifs à la responsabilisation individuelle, dans un aveuglement massif aux effets de système. Ce « tournant biographique » influence-t-il par ailleurs les politiques migratoires ? Quels récits doivent aujourd’hui produire les migrants pour légitimer leur parcours ? Cette question est celle que le lecteur se posera plus loin, dans le chapitre sur l’Immigration, où s’exprime François De Smet, Directeur de Myria, le Centre fédéral Migration : « Il est autorisé de se demander : est-il réellement moins moralement admissible de vouloir sauver sa vie parce qu’on vit dans la misère que de vouloir la sauver parce qu’on vit sous une dictature ? Un débat ardu sur l’échelle des valeurs humanistes s’annonce, tôt ou tard, dans le débat migratoire. »

Dialogue Diversite

Ancrer le débat

Par le choix des intervenants et les exemples qu’eux-mêmes choisissent d’étudier, « Dialogues sur la diversité » relève par ailleurs le défi de traiter l’ensemble de ces notions dans leur spécificité nationale. « Nous avons un réservoir très intéressant dans nos réalités et c’est pourquoi nous avons fait le choix de faire appel uniquement à des experts belges, d’autant que notre conception de la laïcité – très différente du modèle français –, mais aussi la pilarisation et la question linguistique structurent profondément ces débats », explique Rachel Brahy. Dans son chapitre sur l’Ethnicité, Marco Martinello, directeur du Centre d’Études de l’Ethnicité et des Migrations de l’Université de Liège, étudie par exemple le cas de deux « débats identitaires » liégeois issus de la culture hip-hop. Nous ne sommes plus seulement en Belgique ici, ni même à Liège, mais à Herstal, à Seraing. Une attention aux  réalités locales qui permet de saisir à la fois les points de convergences mais aussi les spécificités des problématiques relatives à la diversité, comme un contre-pied aux généralisations productrices de stéréotypes. Un ancrage local qui devrait également s’exprimer dans l’accompagnement de l’ouvrage, avec l’organisation de plusieurs tables-rondes – suivies d’une pièce de théâtre – en collaboration avec différentes associations liégeoises. « Chaque concept va par ailleurs donner lieu à des petites capsules vidéo, où seront proposées au moins deux définitions de ce concept. Nous voulons faire vivre cet ouvrage, l’accompagner pour rendre ces expertises accessibles au plus grand nombre », conclut Rachel Brahy.

(1) Dialogues sur la diversité, Rachel Brahy et Élisabeth Dumont (dir.), Presses universitaires de Liège, 2015.


© Universit� de Li�ge - https://www.reflexions.uliege.be/cms/c_411975/en/la-diversite-au-dela-des-elements-de-langage?printView=true - April 25, 2024