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L'ennemie silencieuse

17/01/2012

Dans un article récent publié dans Osteoporosis International (1), des membres du Belgian Bone Club, dont le professeur Jean-Yves Reginster et Olivier Bruyère, de l'Université de Liège, dressent un état des lieux et dégagent une solution de consensus pour le management non pharmacologique de l'ostéoporose. L'occasion de dépeindre cette affection qui constitue un problème majeur de santé publique dans tous les pays développés.

L'ostéoporose et son corollaire, les fractures osseuses qui en résultent, sont non seulement extrêmement fréquents, mais également en croissance permanente en raison du vieillissement et des mauvaises habitudes alimentaires de nos populations. « On considère qu'une fracture du col du fémur induite par l'ostéoporose survient toutes les 30 secondes dans l'Union européenne », précise le professeur Jean-Yves Reginster, responsable de l'Unité de recherche sur le métabolisme de l'os et du cartilage à l'Université de Liège (ULg) et président de la Société européenne d'ostéoporose (ESCEO).

L'ostéoporose est à prédominance féminine, eu égard à la chute des œstrogènes au moment de la ménopause. Chez l'homme, les androgènes jouent le même rôle protecteur du squelette que les œstrogènes chez la femme, mais ils s'épuisent plus tardivement, à partir de l'âge de 70 ans environ.

L'ostéoporose se caractérise par une raréfaction du calcium dans les os. Elle conduit à une diminution de la masse du squelette et, parallèlement, à une modification de son architecture. « Les microtravées de l'os qui assurent sa rigidité et sa résistance biomécanique se perforent, entraînant sa fragilisation », explique Jean-Yves Reginster. S'ensuivent de possibles fractures, dont les trois principales touchent le corps vertébral, le poignet (plus précisément, l'extrémité inférieure du radius) et le col du fémur. La première survient généralement à partir de 55-60 ans chez la femme et 10 à 15 ans plus tard chez l'homme, de sorte que, globalement, elle frappe quatre fois plus de femmes que d'hommes. Baptisée fracture de Pouteau-Colles, la fracture de l'extrémité inférieure du radius est sept fois plus fréquente chez la femme - qu'elle touche le plus souvent après 60 ans - que chez l'homme. Elle est classique d'une personne qui glisse sur un trottoir, par exemple, et qui se reçoit sur l'avant-bras.

Fractures osteoporotiques
Tristement célèbre, la fracture du col du fémur, elle, se produit généralement plus tard, vers 75-80 ans. Aussi, face à elle, les hommes ne sont-ils guère mieux lotis que les femmes : les données épidémiologiques nous apprennent que le rapport est de 3 femmes pour 2 hommes. « Nonobstant les avancées liées aux prothèses de hanche, on observe encore 16 à 20% de décès dans le mois qui suit la fracture du col du fémur à cause des complications opératoires, déplore le professeur Reginster. Nous sommes par ailleurs devant une pathologie qui entraîne des séquelles graves : parmi les patients qui n'en décèdent pas, seul un sur trois récupérera une autonomie complète. Son coût est également gigantesque, s'élevant, pour l'Europe et les États-Unis, à quelque 54 milliards de dollars par an. »

Rien qu'en Belgique, on dénombre 15 000 fractures du col fémoral chaque année. Vu l'augmentation de l'espérance de vie, ce chiffre est appelé à exploser si les mesures préventives nécessaires ne sont pas prises. En effet, selon les projections, il devrait tripler à l'horizon 2050.

Entre ostéoclastes et ostéoblastes

Dans la pathologie ostéoporotique, le point positif est qu'elle se plie à un diagnostic aisé. Un examen d'ostéodensitométrie - la méthode de référence est l'absorptiométrie biphotonique à rayons X ‑ permet de mesurer la quantité de calcium du squelette, donc la densité minérale osseuse. « Indolore, l'examen est de surcroît très peu irradiant - 50 fois moins qu'une radiographie thoracique », indique Jean-Yves Reginster.

Le diagnostic d'ostéoporose est posé dès que la densité minérale osseuse se situe à 2,5 écarts-types sous la valeur normale d'une population jeune. En pareille occurrence, un examen radiologique classique de la colonne dorso-lombaire doit être prescrit en complément, afin de déceler ou de confirmer d'éventuels tassements fracturaires vertébraux. D'autre part, un dosage des marqueurs biologiques du remodelage osseux s'impose. « La densité osseuse nous donne une "photographie"  de la situation du moment, tandis que les marqueurs biologiques reflètent le niveau de remodelage du squelette, donc son évolution prévisible à long terme », commente le responsable de l'Unité de recherche sur le métabolisme de l'os et du cartilage. De fait, le squelette se renouvelle de manière permanente, 70 jours de formation succédant à 20 jours de résorption.

Ici, nous sommes au cœur de la mécanique intime qui, « déréglée », fait le lit de l'ostéoporose. Chez l'adulte, le remodelage de l'os est le fruit d'un équilibre entre, d'une part, le dépôt d'une matrice osseuse, dont la synthèse et le contrôle de la minéralisation sont du ressort des ostéoblastes, et d'autre part, la dégradation de la matrice minéralisée par les ostéoclastes. Ce chantier permanent, qui aboutit au renouvellement d'environ 10% de l'os du squelette adulte en un an, est donc savamment orchestré dans l'espace et dans le temps. Chez l'enfant et l'adolescent, croissance oblige, l'ostéoblaste est prédominant. Vient ensuite une période d'équilibre qui s'étend sur plusieurs décennies, puis l'ostéoclaste « prend le pouvoir », la résorption osseuse l'emporte sur la formation de cristaux d'hydroxyapatite, ces dérivés naturels d'apatite de calcium constitutifs de la partie minérale de la matrice osseuse.

poreux sain

Pour étudier le niveau de remodelage du squelette, on se réfère dès lors à des marqueurs de l'activité respective des ostéoblastes - généralement les enzymes osseuses de la phosphatase alcaline - et des ostéoclastes - le plus souvent, le C-télopeptide du collagène de type 1. En comparant le niveau de ces marqueurs, on peut savoir si l'os est en train de se dégrader ou si sa structure se maintient.

Les couleurs du risque

Quels sont les facteurs de risque de l'ostéoporose ? L'affection n'est pas héréditaire, mais est à pénétration familiale. Ainsi, lorsqu'une mère, une tante ou une sœur a subi une fracture du col du fémur, le risque d'en être victime est multiplié par quatre pour la femme qui leur est apparentée. « On estime que 60% de la masse osseuse dépend de facteurs génétiques et 40%, de facteurs acquis », précise le professeur Reginster. De nombreux gènes de prédisposition ont été mis en évidence (gènes agissant sur le collagène, la captation calcique intestinale, l'efficacité de la vitamine D...), mais aucun d'entre eux, à lui seul, n'explique la maladie et ne pourrait être ciblé pour une thérapie génique.

Les autres facteurs de risque sont nombreux. L'âge avancé en est un ; l'appartenance au sexe féminin, les antécédents familiaux, un mauvais équilibre acido-basique de l'organisme en sont d'autres. Un faible indice de masse corporelle (BMI<20) expose les femmes à un risque accru d'ostéoporose, car elles perdent largement la protection que leur assure la transformation des androgènes en œstrogènes dans le tissu graisseux. Le cas des personnes anorexiques est particulièrement préoccupant. Dans une logique similaire, la ménopause précoce (avant l'âge de 45 ans) est redoutable, les femmes concernées se trouvant de manière prolongée dans une situation de carence en œstrogènes. Le tabac, lui aussi, est délétère pour le squelette : il diminue l'activité des ostéoblastes. Il en va de même de l'alcool quand sa consommation quotidienne dépasse deux doses (verres) chez la femme et quatre chez l'homme.

La sédentarité et l'immobilisation prolongée constituent d'autres facteurs de risque importants. Lors de l'exercice physique s'opère une transformation de l'énergie mécanique des muscles en énergie électrique - on parle de courants piézoélectriques -, processus qui confère de l'énergie aux ostéoblastes et leur permet de synthétiser du squelette. « Chez les joueurs de tennis âgés de 15 à 30 ans environ et s'adonnant à leur sport plusieurs heures par semaine, la densité osseuse du bras dominant est supérieure d'une vingtaine de pour cent à celle de l'autre bras », souligne notre interlocuteur pour illustrer le propos.

Le squelette est composé en grande partie d'une trame protéique (90% de collagène) recouverte de cristaux d'hydroxyapatite (calcium). En conséquence, toute carence en calcium ou en protéines joue un rôle néfaste sur la formation de l'os. Par ailleurs, la vitamine D étant nécessaire à la captation du calcium au niveau intestinal, son insuffisance s'avère très dommageable. « Trois quarts de la population vivant en Belgique en est carencée pour des raisons alimentaires (2) ou d'exposition trop limitée à la lumière solaire, fait remarquer le professeur Reginster. Les carences en calcium sont fréquentes, elles aussi. »

Certains médicaments peuvent baliser la voie de l'ostéoporose. C'est notamment le cas de la cortisone utilisée de façon prolongée, de certains antidépresseurs ou de certains diurétiques. Diverses pathologies hormonales, métaboliques ou autres sont en outre à pointer du doigt. Par exemple, les affections rhumatismales inflammatoires, telle la polyarthrite rhumatoïde, eu égard à la libération de cytokines nuisibles au squelette. De même, à cause de perturbations ioniques survenant au niveau du rein, les troubles de la fonction rénale provoquent des désordres dans le métabolisme du calcium, du phosphore et du magnésium. Autre illustration : dans l'hyperparathyroïdie, la sécrétion excessive d'hormone parathyroïdienne favorise la résorption du squelette.

Gérer son capital osseux

Comment prévenir l'ostéoporose ? Avant tout, en en limitant les facteurs de risque. Il est bien établi qu'un apport suffisant en calcium et en vitamine D est primordial. Et que le combat est finalement celui de toute une vie, dans la mesure où, comme le mentionne l'Organisation mondiale de la santé (OMS), plus précoce est l'adoption d'un mode de vie sain, meilleurs seront les gains.

Selon le professeur Reginster, il peut être opportun de prescrire de petites supplémentations aux enfants carencés en calcium et/ou en vitamine D, spécialement durant leur période de croissance. Outre les comprimés et les ampoules, il existe même aujourd'hui des caramels ou des chewing-gums renfermant ces deux éléments. Un apport alimentaire suffisant en protéines est également indispensable, étant donné l'importance de la trame protéique du squelette.

continuum Osteoporose

La prévention s'adresse ensuite prioritairement à la femme en début de ménopause et, dans une moindre mesure, aux hommes de 60-65 ans. Pour ces populations, la prescription de calcium et de vitamine D est souvent recommandée. Mais prévenir l'ostéoporose ne se limite pas à ces mesures. L'article publié en 2011 dans Osteoporosis International sous la plume de chercheurs et cliniciens membres du Belgian Bone Club synthétise les lignes directrices pour la prise en charge non pharmacologique optimale de l'ostéoporose. Outre la question de la nutrition, déjà évoquée, l'accent y est mis sur l'exercice physique. Nous avons mentionné l'intérêt des courants piézoélectriques, favorables à l'action des ostéoblastes et donc au maintien d'une bonne structure osseuse. L'exercice favorise également la conservation du tonus musculaire chez la personne âgée, diminuant ainsi les risques de chute et de fracture du col du fémur. Selon les auteurs de l'article, des exercices individuels de renforcement musculaire et d'équilibre peuvent réduire de 35% le nombre de chutes et de blessures subséquentes. Toutefois, dans cette frange de la population, l'arrêt des activités physiques aboutit très rapidement à l'ostéoporose dite de l'hypodynamie (manque de mouvements), dont un exemple caricatural nous est donné par les astronautes, lesquels perdent 20% de leur masse osseuse au terme de deux mois passés dans l'espace.

« Chez les jeunes aussi, le sport est évidemment très favorable à la santé du squelette, pour autant qu'il n'ait pas trait à une discipline trop asymétrique, comme le lancer du javelot, et ne soit pas pratiqué en excès, dit Jean-Yves Reginster. Ainsi, certaines athlètes qui se surentraînent et sont soucieuses de leur poids au point de devenir anorexiques sont sujettes à des troubles hormonaux et à de graves ostéoporoses. »

Le spectre de la chute

L'article publié dans Osteoporosis International insiste d'ailleurs sur l'importance de posséder un bon indice de masse corporelle et, d'autre part, sur l'impact positif d'un style de vie sans tabac et sans consommation abusive d'alcool. Mais il s'intéresse aussi à la question essentielle de la prévention des chutes chez la personne âgée. La plupart de celles-ci pourraient être évitées grâce à des solutions de pur bon sens axées sur l'aménagement de l'environnement : retirer les carpettes glissantes, installer une poignée dans le douche ou la baignoire, vérifier les lunettes de vue, éviter la prise de benzodiazépines ou d'hypnotiques... À côté de ces causes environnementales, extrinsèques, existent des causes intrinsèques qui, elles aussi, favorisent les chutes : carences en calcium ou en vitamine D, affections telles que la maladie de Parkinson, etc.

Afin de restreindre le risque de fracture du col du fémur, des protecteurs de hanches ont été développés. Ces « coussinets » ont été testés dans les maisons de repos. Dans le cadre d'études expérimentales, ils réduisent significativement l'impact des chutes, mais ces résultats ne se vérifient pas dans les études de cohortes, l'adhérence thérapeutique des personnes âgées à l'égard de ces systèmes se révélant alors très faible.

L'ostéoporose se diagnostique aisément, se prévient relativement facilement et se traite. Différentes molécules, que nous n'énumérerons pas ici, sont disponibles. Certains médicaments, parmi lesquels les bisphosphonates sont les plus fréquemment prescrits, bloquent la fonction des ostéoclastes et, de ce fait, freinent la perte de masse osseuse. D'autres stimulent l'action des ostéoblastes, donc la formation osseuse. Une autre substance encore, le ranélate de strontium, est la seule à agir sur les deux tableaux - diminution de la résorption osseuse, stimulation de la formation de l'os. Chacun de ces médicaments a son propre profil de performances et d'effets secondaires.

Depuis une vingtaine d'années, deux techniques chirurgicales rencontrent un succès croissant dans la prise en charge d'ostéoporoses sévères caractérisées par des lésions vertébrales. La vertébroplastie percutanée (VP) consiste à injecter du ciment acrylique dans le corps vertébral pathologique en vue de consolider la vertèbre fragilisée et de traiter la douleur d'origine osseuse. La kyphoplastie est une variante de cette technique. Du ciment acrylique est injecté dans deux ballonnets introduits dans le corps vertébral. Le principal risque lié à ces méthodes réside dans la toxicité du ciment en cas de fuites. Celles-ci sont cependant rares mais peuvent entraîner des douleurs très importantes lorsque le ciment fuit dans les trous de conjugaison.

(1) Non-pharmacological management of osteoporosis: a consensus of the Belgian Bone Club

(2) On ne trouve guère la vitamine D que dans les poissons gras.


© Universit� de Li�ge - https://www.reflexions.uliege.be/cms/c_41192/fr/l-ennemie-silencieuse?printView=true - 19 avril 2024