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Les villes transnationales

23/02/2016

Les grandes villes sont continuellement des points de départ ou de destination de personnes migrantes. Ces migrations rapprochent des territoires parfois très éloignés, elles aboutissent à la formation d’espaces transnationaux qui connectent et transforment les sociétés d’origine et de destination. Un ouvrage collectif (1) publié par les Presses Universitaires de Liège éclaire des réalités de terrain riches et complexes.

COVER Villes connecteesLes deux premiers chapitres de l’ouvrage s’intéressent aux manières dont les migrants maintiennent des liens avec leurs proches malgré la distance, aux problèmes rencontrés. Caroline Zickgraf, chercheuse au CEDEM, analyse le rôle des familles non migrantes, demeurées dans le pays d’origine, dans l’activation transnationale des pratiques de care. Le care représente toutes les activités visant à se soucier, à prendre soin, à accompagner d’autres membres de la famille engagés dans une forme de mobilité. Sa contribution s’appuie sur des données qualitatives recueillies dans une recherche doctorale au cours de laquelle elle a étudié des membres de familles marocaines vivant à Liège et à Oujda. Caroline Zickgraf explique que les parents de migrants sont une ressource pour les migrants : ils offrent des formes de soutien affectif et matériel en poursuivant leurs rôles traditionnels de conseillers moraux, de pourvoyeurs d’aide financière et d’agents de socialisation pour leurs descendants. « Les pères issus de la classe moyenne envoyaient de l’argent à leurs enfants vivant à l’étranger afin de faciliter leur migration initiale et aussi pour les soutenir et les protéger en temps de crise financière. Ils offraient également des conseils à leurs enfants en Belgique et ailleurs. Les mères et les sœurs étaient souvent des actrices clés dans la communication transnationale, en transmettant l’information au sein des réseaux familiaux locaux et transnationaux. Les non-migrants participaient également à la trajectoire migratoire des personnes mobiles en leur fournissant du care pour eux et pour leurs descendants. Grâce à des visites de durée variable ils offraient un soutien tant émotionnel que pratique et inculquaient les valeurs familiales aux générations suivantes nées hors du Maroc. Toutes ces pratiques contribuent à l’établissement de normes transnationales de la solidarité familiale »

Manque de reconnaissance des familles transnationales

Une contribution de Laura Merla (UCL) met en lumière le rôle essentiel des femmes dans la circulation du care au sein de l’espace migratoire, surtout lorsqu’elles migrent sans leurs enfants. Elle souligne que le développement des technologies de la communication et la démocratisation des transports permettent désormais aux familles séparées par de longues distances de maintenir le contact… mais elle déplore un manque de reconnaissance, dans la sphère politique, de l’existence même de ce type de familles transnationales. « Il est urgent de reconnaître non seulement que cette forme familiale existe bel et bien, mais également qu’elle concerne un nombre grandissant de personnes. Dans un contexte de durcissement des règles en matière de regroupement familial, il nous semble essentiel de développer des politiques locales, nationales et internationales qui facilitent les échanges transfrontaliers et qui prennent en compte les besoins spécifiques des individus qui vivent au quotidien l’expérience de la distance et de la séparation d’avec leurs proches. Ceci impliquerait notamment de revoir en profondeur les politiques d’articulation entre vie professionnelle et familiale afin de permettre par exemple aux travailleurs de prendre un congé pour s’occuper d’un parent résidant en dehors de l’Union européenne, et de reconnaître le rôle que les migrants vieillissants jouent à l’égard de leurs enfants et petits-enfants ».

Laura Merla interroge aussi le fonctionnement des systèmes de protection sociale. Elle explique que les migrants extra-européens se situent entre deux systèmes de protection sociale : celui de leur pays d’origine, dans lequel vivent leurs enfants et/ou parents, et celui de leur pays d’accueil, où les migrants travaillent et cotisent. Des assurances privées transnationales se développent pour permettre aux migrants de cotiser et de fournir une protection à leurs proches restés dans le pays d’origine, mais en l’absence d’un engagement des Etats, ce système contribue à accroître les inégalités entre les familles transnationales « intra européennes », qui bénéficient du système de protection sociale soutenu par les Etats de membre de l’Union européenne (UE), qui garantit le maintien des droits sociaux, et les familles transnationales qui dépassent les frontières de l’UE.

L’envoi d’argent est plus conflictuel que prévu

Les relations entre les Congolais émigrés en Belgique et la RDC sont l’objet de plusieurs chapitres dans l’ouvrage collectif. Bénédicte Meiers, doctorante en Sciences politiques et sociales à la Faculté de Sciences humaines et sociales, se penche sur la population originaire de la localité de N’Djili (Kinshasa), elle met en évidence le rôle central d’églises évangéliques dans les recompositions identitaires lors des migrations. Marc Poncelet et Bienvenu Solo Lola (Université de Kinshasa) s’intéressent à l’argent envoyé par les mikilistes (2) à leurs proches demeurés en RDC. A la lecture de leur contribution, on s’aperçoit qu’au lieu de correspondre à une solidarité naturelle et harmonieuse, cette circulation de flux monétaires au sein d’une famille apparaît « plus négociée et individualisée, conflictuelle, instable, conditionnelle et contrôlée (par le bailleur) qu’il n’y paraît ».

Le doute et la suspicion jouent un rôle perturbateur dans les familles transnationales congolaises étudiées par les deux chercheurs. « Bon nombre de personnes enquêtées en Belgique et à Kinshasa ont avoué que les migrants sont victimes d’abus et d’escroqueries de la part de personnes (parents ou amis) à qui ils remettent de l’argent ou auxquelles ils ont confié la responsabilité de leurs affaires. En revanche, de nombreux membres de familles nous ont dit être sans nouvelles régulières d’un migrant ou n’avoir que des contacts très épisodiques et relevant du « quémandage » ».  « L’envoi d’argent modifie les relations familiales et communautaires… mais tous ne sont pas satisfaits de devoir contribuer au bien-être de ceux qui sont restés. Certains migrants essaient de se dégager des « obligations » d’envoi d’argent qui pèsent sur leurs épaules », note Marco Martiniello, Directeur du CEDEM et coordinateur du projet TRICUD à l’origine de cet ouvrage collectif.

Quelques hypothèses sur l’évolution des sentiments xénophobes

Dans sa contribution, Petar Kovincic, doctorant en sciences politiques et sociales, analyse les rapports entre la population majoritaire et les minorités d’origine immigrée en Belgique. Il cherche à comprendre dans quelle mesure le contact interculturel influence les attitudes de la population majoritaire vis-à-vis de la diversité culturelle. Son analyse se fonde notamment sur une série de sondages d’opinion. « Une première analyse des données d’enquêtes disponibles pointe plutôt l’importance du climat politico-idéologique », note Petar Kovincic dans sa conclusion. En gros, « plus on se situe à droite politiquement, plus on a de chances de souhaiter vivre dans un environnement dépourvu d’immigrés, alors que l’éducation a un effet inverse », avait avancé le chercheur suite à son analyse de données de l’European Social Survey. « Ceux qui ont beaucoup d’amis immigrés ont 5,5 fois plus de chances, toutes autres choses étant égales par ailleurs, de ne pas imaginer leur endroit de vie idéal comme ethniquement homogène que ceux qui n’ont aucun ami immigré ».

La petite quantité de données empiriques disponibles pour mesurer l’évolution des sentiments xénophobes ne permet cependant pas à Petar Kovinvic de tirer des conclusions définitives. Il pointe notamment le manque d’étude prenant en compte le remplacement générationnel. « La question de savoir si les générations nées après la guerre sont mieux disposées envers la diversité culturelle à cause de l’intensification de contacts ou de l’augmentation du niveau moyen d’éducation demeure irrésolue à ce stade »  

La culture au centre des villes post-migratoires

Les trois derniers articles de l’ouvrage concernent l’importance des productions artistiques par les minorités et sur les minorités ainsi que la manière dont elles façonnent de nouvelles manières de vivre la ville post-migratoire. Fatima Zibouh, doctorante au CEDEM, explique que ces expressions artistiques sont une modalité de l’expression politique et de la redéfinition de politiques publiques dans le contexte belge francophone, même si les artistes ne sont pas toujours animés eux-mêmes d’une réelle volonté de transformation ou de changement. « C’est souvent l’interprétation de ces expressions artistiques, par les récepteurs, qui est dotée de charge politique », écrit Fatima Zihouh.

« Les expressions artistiques (de danse, théâtre stand-up, musique…) peuvent donner lieu à des projets fédérateurs qui permettent à des personnes de religion, origines, milieux sociaux différents, d’avancer dans le même sens, souligne Marco Martiniello. Elles permettent aux gens de tisser des liens, ici au niveau urbain, mais aussi avec les pays d’origine. Cela peut redéfinir le sentiment d’appartenance à une ville. Bruxelles est un laboratoire très intéressant à cet égard. Les expressions artistiques créent une culture urbaine différente de celle du passé : Bruxelles, ce n’est plus Bossemans et Coppenolle, mais d’autres choses se sont développées… C’est par exemple Stromae, un artiste qui vient du milieu hip hop et est maintenant présenté comme le symbole de la Belgique à l’étranger. Stromae est le plus connu, mais de nombreux autres créateurs artistiques suscitent de nouvelles modalités d’appartenance et de reconnaissance à la ville et au pays dans lequel ils vivent ».

Pour Marco Martiniello, l’utilisation des arts pourrait réduire les radicalisations parfois constatées. « L’une des sources majeures des problèmes vécus aujourd’hui est le manque de sens éprouvé par certains jeunes vis-à-vis de leur existence. Ils la trouvent dans diverses formes de radicalisation. Les arts sont susceptibles de redonner du sens à la vie. La culture, c’est le contraire de l’ignorance, qui est fortement liée à la radicalisation ».

La publication d’un tel ouvrage, à l’heure de la montée des partis prônant le repli identitaire, pourrait s’apparenter à une gageure. Marco Martiniello : « Je pense plutôt qu’il y a une grande envie de comprendre les évolutions actuelles. Artiste migrationDepuis le début de la soi-disant « crise des réfugiés », les membres de l’équipe du CEDEM sont souvent sollicités par des groupements de la société civile pour expliquer ce qui se passe. Nous y répondons favorablement : expliquer, sur base de recherches - toujours contestables - suscite du débat, ce qui est fondamental dans une démocratie. En tant qu’université publique, notre rôle est aussi de faire comprendre que contrairement au souhait de la plupart des gens, il n’y a pas de solution unique et simple parce que les questions liées aux migrations sont complexes ».

 1) Villes connectées. Pratiques transnationales, dynamiques identitaires et diversité culturelle. Par Hassan Bousetta, Sonia Gsir, Marc Jacquemain, Marco Martiniello, Marc Poncelet (dir.). Presses universitaires de Liège, 2015. Cet ouvrage est l’aboutissement du programme de recherches TRICUD, et du colloque international qui mettait un terme à ce programme.

(2)En lingala, le mikiliste désigne celui qui vit en Occident


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