Reflexions, the University of Liège website that makes knowledge accessible


Alcool et cinéma

2/17/16

D'Edwin S. Porter à Baz Lhurmann, d'une vidéo amateur sur Youtube à la série Mad Men, l'alcool n'a eu de cesse de couler dans l'audiovisuel, imbibant plus de cent ans de mise en scène américaine, asiatique ou européenne. Dans son ouvrage Shots ! Alcool & Cinéma, Dick Tomasovic revient sous formes de textes courts et percutants sur les représentations de l'alcool, ses consommateurs et ses dérives en 40 films (1). Cheers !

COVER Alcool cinema"Au départ je voulais travailler sur un motif, ce que je n'avais pas encore fait dans mes précédents ouvrages" explique Dick Tomasovic, professeur au département des Arts et Sciences de la Communication de l’Université de Liège. " Je me suis rendu compte que l'alcool était une figure intéressante, opératoire à la fois sur la narration et sur la figuration, c'est-à-dire que l'alcool a souvent, d’une part, structuré et dynamisé des récits, et, d’autre part, donné de grandes idées de mise en scène."

Et le corpus établi par Dick Tomasovic suffit à prouver qu'à travers les époques et les continents, l'alcool a su inspirer plus d'un cinéaste majeur : Méliès, Chaplin, Murnau, Wilder, Kurosawa, Hitchcock, Hawks, Ozu, Cassavetes sont autant de noms liés, le temps d'une séquence ou d'un film entier, à la consommation de l'alcool, à l'ivresse joyeuse qu'elle provoque ou, à l'inverse, aux tragédies auxquelles elle peut conduire. Certains cinéastes, comme Blake Edwards, en ont fait une petite marque de fabrique et ont décrit le meilleur comme le pire de la boisson au détour de plusieurs films, dont trois sont présents dans l'ouvrage. Ce n'est sans doute pas un hasard quand on connaît le passé alcoolique du réalisateur, qui n'est pas le seul dans ce cas. " Nos expériences nourrissent le cinéma, et le cinéma nourrit nos expériences, c'est un cercle sans fin. Je me suis aperçu que la plupart des cinéastes qui ont traité de l'alcool au cinéma étaient eux-mêmes de sacrés buveurs ! Yasujiro Ozu par exemple, le réalisateur du fameux Goût du saké était un grand amateur d'alcool fort."

L'entreprise n'en était pas moins périlleuse : comment établir un corpus sur un motif aussi vaste que l'alcool, et pourquoi se limiter à ce dernier uniquement et non pas la cigarette ou la drogue, autres motifs majeurs d'un certain cinéma ? D'abord le corpus : les choix opérés par Dick Tomasovic relèvent autant d'une certaine culture cinéphilique (du Dernier des hommes de Murnau à Lost in translation de Sofia Coppola) et populaire (du Crime était presque parfait d’Hitchcock à la saga Very Bad Trip) que d'une certaine variété de représentations de trois figures majeures : la boisson elle-même, l'alcoolique et l'ivresse. Surtout, l'alcool agit à de multiples niveaux (narratifs et visuels) d'un film là où, au final, une cigarette agit avant tout comme fétiche visuel (par exemple les bad boys ou les femmes fatales dans le cinéma hollywoodien classique). Quant à la drogue, elle introduit généralement un autre monde fantasque et incongru qui se substitue au réel (Las Vegas Parano), tandis que l'alcool agit comme un filtre, un prisme par lequel les personnages voient autrement le monde réel.

Dick Tomasovic : " On ne peut pas parler de l'alcool au cinéma en général (le corpus est trop vaste). Je suis donc parti sur une structure un peu double : dans un premier temps, une grande introduction qui envisage méthodiquement la représentation de l'alcool au cinéma, où je cite quelques auteurs qui ont écrit sur le sujet (notamment Epstein) et où j'envisage les différents rapports entre alcool et cinéma ;  dans un second temps, 40 "shots" qui sont emblématiques d'une façon de montrer l'alcool au cinéma : le buveur, l'ivresse, l'addiction... Qu'il s'agisse d'une séquence ou d'un film entier d'ailleurs. Ce sont majoritairement des films ancrés dans la mémoire populaire, des films canoniques d'une manière ou d'une autre. Le choix opéré a été forcément contraignant, mais raisonné au final. Et la structure du livre permet aussi bien une lecture aléatoire (en choisissant de passer librement d’un film à un autre) qu'une lecture chronologique où se dessine une histoire de la représentation de l'alcool au cinéma."

Petite précision: une majorité des films cités dans l'ouvrage relève du cinéma américain. La raison est double : d'une part, ce cinéma est depuis des décennies le plus accessible et, disons-le, le plus regardé par une grande majorité de spectateurs. D'autre part, l'alcool a participé à une certaine histoire de l'Amérique (des saloons au Far West à la Prohibition en passant par des événements comme le Spring Break) et cette dernière n'a jamais eu beaucoup de cas de conscience à représenter l'alcool au travers de son propre cinéma, contrairement à d'autres cinématographies.

Les multiples facettes de l'alcool

Le livre s'ouvre sur un exemple hautement célèbre. Dans le E.T. de Steven Spielberg, un montage alterné souligne le lien mystérieux entre le jeune Elliott et l'extraterrestre au travers d'une séquence comique où, piqué par la curiosité, E.T. décide de découvrir le goût - et par extension les effets - de la bière trouvée dans le frigo. Une séquence drôle, certes, mais surtout symptomatique de la particularité de l'alcool au cinéma : plus que tout autre chose, les premières expériences de l'ivresse chez le spectateur se font au cinéma dès son plus jeune âge. Difficile d'oublier également la séquence à la fois éthylique et psychédélique de Dumbo qui a marqué plus d'une génération de spectateurs par son audace formelle. L'inverse n'est pas moins négligeable : les cinéphiles se souviendront sans doute du film de Billy Wilder The Lost Week-end et de sa séquence du delirium tremens du personnage de Ray Milland, séquence traumatisante qui sera d'ailleurs reprise à quelques nuances près par Jean-Pierre Melville dans Le cercle rouge avec Yves Montand. Parce qu'elles sont ancrées dans une certaine réalité, ces séquences oniriques jettent un trouble chez le spectateur, et non content d'offrir l'expérimentation de sensations finalement à la portée de tous, elles invoquent une mise en scène complexe. Dick Tomasovic : "L'idée n'était pas d'écrire sur les effets de la représentation de l'alcool au cinéma sur le spectateur, cela relève davantage de la sociologie. Pour ma part, je me suis intéressé à des questions purement cinématographiques (que fait l’alcool au cinéma ?). Cependant, le cinéma joue de stéréotypes qui reflètent nos rapports ambivalents à l'alcool, empreints selon les moments et les situations d’allégresse ou de pathétisme."

Dumbo-Felix-the-cat

Si de nombreux films sont traversés par le motif de l'alcool, ce dernier peut revêtir bon nombre de casquettes au demeurant. Avant tout, l'alcool caractérise régulièrement les personnages qui le consomment, du détective hard-boiled et son whisky à l'archétype de l'écrivain porté sur la boisson. Le cinéma a su faire par ailleurs de l'alcoolique une de ses plus belles figures pathétiques, personnage autodestructeur dont la chute aux enfers ressemble autant à un châtiment qu'à un purgatoire. Si le cinéma américain a fait de l'écrivain le modèle absolu en la matière, il convient de revoir Un singe en hiver d'Henri Verneuil, où le pathétique confine au sublime quand jeune et vieille génération se croisent autour de la bouteille. L'alcool, néanmoins, a su conférer une dimension telle à certains personnages qu'il en est devenu le prolongement indiscutable : c'est le James Bond amateur de vodka-martini ou, plus récemment, l'impayable Big Lebowski et son russe blanc (mélange de vodka et de liqueur de café). Enfin, l'alcool caractérise aussi les groupes sociaux : c'est l'amitié virile de Very Bad Trip ou vieillissante du Dernier pub avant la fin du monde, la paix avec l'ennemi dans Les Tontons flingueurs, les fraternités de Social Network, voire la vie sociale d’un village tout entier dans l'inénarrable Whisky à gogo.

"Filmer l'alcool, c'est aussi vouloir filmer l'ivresse. Or, cette sensation si complexe et si particulière est difficilement transmissible. Le cinéma ne peut que la suggérer ou la traduire maladroitement en signaux audiovisuels. Chaque film (...) trouve ses propres solutions à la restitution de l'état d'ébriété d'un ou plusieurs de ses personnages." écrit l'auteur. Il y distingue deux voies pour y parvenir : le profilmique (via le jeu du comédien) et la mise en scène elle-même (via les cadrages, les mouvements de caméra, les flous et toute autre astuce d'opérateur). A noter que cette dernière voie n'est pas en reste au sein de l'animation, qu'elle soit cartoonesque ou disneyenne, car les dessins animés n'ont jamais manqué une occasion d'illustrer l'ébriété de leurs personnages tant dans leurs attitudes que dans leurs perceptions de leurs mondes.

Boisson, buveur et ivresse : les trois maîtres mots qui ont guidé le choix du corpus et se rejoignent, d'une manière ou d'une autre, au travers des 40 films, structurent in fine une approche de l'alcool au cinéma inédite. Car des écrits sur l'alcool au cinéma, il en existe, et pas des moindres : Jean Epstein lui-même, dans un texte sobrement intitulé Alcool et cinéma(2) , écrit à la fin des années 40 mais publié en 1975, abordait déjà de manière frontale le lien entre septième art et spiritueux. Mais là où le théoricien français voyait, pour résumer grossièrement sa pensée, un lien formaliste et poétique entre cinéma et alcool, Dick Tomasovic y ajoute des dimensions narratives et esthétiques supplémentaires. L'idée qui parcourt les 40 shots de l'auteur, qui unit Jackie Chan à George Méliès, Leonardo DiCaprio à Benoit Poelvoorde, serait, pour synthétiser, que l'alcool agit avant tout comme un moteur, au propre (les verres que boivent cowboys, flics désabusés et écrivains blasés avant de travailler) comme au figuré. C'est l'alcool qui désinhibe les personnages (Drunken Master de Yuen Woo-Ping), révèle leurs vraies personnalités (Boires ou déboires de Blake Edwards ou, plus éloquent, Dr Jerry et Mr Love de Jerry Lewis) voire les éveille à leurs propres conditions. L'alcool offre des visions (Le dernier des hommes de Murnau), parfois d'horreur (The Lost Week-end de Billy Wilder), mais, surtout, remplit une fonction bien précise autre que simplement accessoire. Qu'il soit à l'avant-plan (Le goût du saké ou plus encore Projet X) ou à l'arrière-plan (L'ange ivre), l'alcool est acteur à part entière de la narration.

Rio-Bravo-Public-Ennemy

Et c'est là que l'ouvrage de Dick Tomasovic prend toute sa valeur, en redéfinissant l'apport de l'alcool dans le cinéma, motif flirtant avec le figural quand il transgresse sa condition de breuvage pour devenir tour à tour prisme de regard sur le monde, objet narratif caractérisant et enjeu dramatique. L'alcool au cinéma traverse les époques, les lieux et les genres ; et si, au fond, l'alcool était le plus vieil ami du septième art ?

(1) Shots ! Alcool et cinéma, par Dick Tomasovic, Les éditions du caïd, 2015.


© Universit� de Li�ge - https://www.reflexions.uliege.be/cms/c_411102/en/alcool-et-cinema?printView=true - April 19, 2024