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Modéliser le comportement des roches qui vont accueillir les déchets nucléaires

19/02/2016

Le nucléaire inquiète et le stockage des déchets radioactifs soulève de nombreuses questions. Depuis plusieurs décennies, de nombreux pays ont donc entrepris de construire des laboratoires souterrains qui permettent de tester des hypothèses à petite échelle. Ainsi, en Belgique, la décision de creuser le laboratoire HADES dans la couche d’argile située sous le Centre d’Etude de l’Energie nucléaire à Mol a été prise en 1974, avec un 1er creusement dans les années 1980. Les différentes études menées depuis trois décennies ont permis de faire évoluer les concepts. C’est notamment le cas en ce qui concerne le comportement des roches qui vont accueillir ces déchets. Cela est dû, notamment, au développement des outils de calculs qui permettent aujourd’hui de modéliser ces comportements de manière fine, en prenant en compte les situations les plus complexes et surtout sur le long terme, sur plusieurs dizaines de milliers d’années.

Le Laboratoire de géomécanique et géologie de l’ingénieur (département ArGEnCo de la faculté des sciences appliquées de l’Université de Liège) est une des rares équipes d’Europe qui travaillent sur ce domaine numérique. Trois thèses de doctorat viennent d’y être soutenues, qui démontrent la compétence de ce laboratoire en la matière. Grâce à elles, de grands pas ont été accomplis dans la modélisation des zones de fracture qui apparaissent lors du creusement, du comportement de la roche sous l’effet de la ventilation, du comportement des bétons de soutènement ou encore des bouchons destinés à fermer les galeries et combler les vides technologiques.

Le Laboratoire de géomécanique et géologie de l’ingénieur (département ArGEnCo de la faculté des sciences appliquées de l’Université de Liège) étudie le comportement des sols et des roches sous diverses sollicitations (creusement de galeries ou fondations par exemple). Avec une expertise reconnue internationalement : le développement et l’utilisation d’un code de calcul par éléments finis qui permet la  modélisation numérique de phénomènes complexes. Parmi les domaines étudiés, depuis une trentaine d’années déjà, l’enfouissement des déchets nucléaires de longue durée de vie et de forte toxicité pour lesquels plusieurs pays testent des solutions de stockage dans des galeries creusées dans des couches géologiques profondes. En Belgique, ce stockage est étudié dans le laboratoire souterrain HADES situé 225 mètres sous le Centre d’Etude de l’Energie Nucléaire (CEN) de Mol. Des recherches qui se poursuivent bien entendu en étroite collaboration avec les universités belges qui ont développé des compétences dans le domaine. Dont l’ULg où trois thèses de doctorat viennent d’être défendues fin 2015 et début d’année 2016. « Nous étudions le comportement de la roche hôte et des matériaux qu’on peut mettre autour –soutènement, bouchons- pour avoir un stockage efficace », résume le Professeur Robert Charlier, co-directeur du Laboratoire de géomécanique et géologie de l’ingénieur et promoteur de ces thèses avec Frédéric Collin.

Nuclear Waste Greenpeace

La roche hôte dont il est question est une roche argileuse, type de roche choisi par des pays comme la Belgique, la France et la Suisse par exemple, alors que d’autres, les pays scandinaves notamment, préféraient le granit. En matière de stockage de déchets nucléaires de longue durée de vie et fortement radioactifs prévaut en effet la loi du « chacun chez soi ». D’où la multiplication de sites-tests, chacun ayant des spécificités dont il faut évidemment tenir compte, mais qui n’empêchent pas les collaborations internationales. C’est dans ce cadre que se situent les trois thèses liégeoises, l’une d’entre elles se référant au site belge de Mol et les deux autres au site français que l’ANDRA (Agence nationale pour la Gestion des Déchets Radioactifs) expérimente à Bure (Haute-Marne).

La fracturation des roches

Dans la première thèse(1) défendue récemment, Benoît Pardoen s’est intéressé à la roche argileuse qui accueille le laboratoire souterrain de l’ANDRA  sur le site de Bure et plus particulièrement aux phénomènes qui se produisent lors du creusement de cette argile, puis lors des phases d’exploitation et de maintenance. Il faut en effet ventiler ces galeries, ce qui sèche la roche et donc modifie son état ; quant aux déchets, ils dégagent de la chaleur, un autre élément à prendre en compte dans les simulations à long terme.
Une première partie de la thèse avait donc trait aux phénomènes qui apparaissent lors du creusement de la roche. « L’argile, notamment celle de Bure, explique Benoît Pardoen, est un matériau anisotrope ; les caractéristiques des phénomènes qui apparaissent vont donc être différentes selon la direction dans laquelle on creuse. C’était une première étape dans ma recherche. »

Des expériences, menées notamment sur le site de l’ANDRA, avaient montré que, lors du creusement, des zones endommagées et des zones de fractures se créent autour des galeries. Ces zones prennent la forme d’anneaux elliptiques situés aussi bien verticalement qu’horizontalement par rapport à la direction de creusement. Ce qui était inexpliqué. La thèse de Benoît Pardoen a permis de modéliser l’apparition de ces phénomènes, tant les ellipses verticales (les plus simples à modéliser) que les horizontales. « Cela ne va pas influencer le creusement, conclut le jeune chercheur, mais cela permet d’expliquer ce qui se passe et d’apprécier, suivant la manière dont on creuse, les risques d’interactions entre zones de fractures et donc l’augmentation de la perméabilité de la roche autour de la galerie. »

Benoît Pardoen s’est donc également intéressé au couplage hydromécanique, c’est-à-dire l’influence de la fracturation sur la perméabilité. S’il y a fragmentation de la roche, il y a augmentation de la perméabilité et donc création de chemins préférentiels pour le transfert des radionucléides à travers la roche. Ici aussi, l’objectif est de reproduire des mesures à grande échelle. La modélisation permet en effet d’aborder des échelles de temps qui sont impossibles en laboratoires : dans les sites d’essais comme ceux de Bure ou de Mol, des capteurs enregistrent certes une série de paramètres, mais cela au mieux depuis quelques décennies seulement. Ce qui, en temps géologique, est très bref. « Alors que nous, nous faisons parfois des calculs sur 100.000 ans », précise Benoît Pardoen.Des milliers d’années au cours desquelles bien des phénomènes vont se produire. «La désintégration radioactive produit de la chaleur qui va se dissiper pendant des milliers d’années, explique Robert Charlier. Si on veut savoir comment cette chaleur va être dispersée et va affecter le massif rocheux, on doit pouvoir construire des modèles sur des durées de quelques milliers d’année. Les déchets perdent leur toxicité au bout de plusieurs dizaines de milliers d’années, jusqu’à 100.000 ans. Autre questionnement : les déchets sont emballés dans des fûts en acier inoxydable… mais tout de même oxydable à long terme ! Dans mille ans, l’acier sera corrodé, ce qui a nécessité de l’oxygène ! On est dans un milieu sans air, qui sera saturé en eau dans mille ans. Donc l’acier va prendre l’oxygène de l’eau pour s’oxyder et va libérer l’hydrogène ; il y aura donc production de gaz qui peuvent monter en pression. Il faut donc savoir comment ces gaz vont pouvoir migrer… » Ce que permet la thèse de Benoît.

« Ce qui, indique le Professeur Charlier, renvoie à une autre problématique : les bouchons censés fermer les galeries et calfeutrer les anfractuosités. Si on met un bouchon imperméable au gaz, la galerie devient une sorte de bouteille de champagne et ça peut poser problème. Donc, le bouchon doit-il empêcher le gaz de sortir ou pas ? Cette question va certainement à l’encontre d’une idée préconçue qui a longtemps été la norme : rien ne doit jamais s’échapper de ces galeries ! Mais avec le temps, la réflexion a évolué et l’idée de récupérabilité s’est aujourd’hui imposée. Peut-être que dans 50 ans, les connaissances ayant évolué, nous serons capables de rendre les déchets inertes, non toxiques. Il faudra alors pouvoir aller les récupérer ! Il faut donc refermer les galeries de la manière la plus imperméable possible mais en même temps, on veut pouvoir les rouvrir sans qu’elles ne s’effondrent. C’est un enjeu important et nos travaux de modélisation aident à prendre les décisions qui s’imposent. »

La thèse soutenue par Benoît Pardoen aborde aussi une autre problématique importante, celle de la ventilation nécessaire pendant les travaux de creusement puis pendant tout le temps d’entreposage des déchets, avant de fermer les galeries. Cette ventilation assèche la roche mais une fois les galeries refermées, il y aura à nouveau saturation en eau.  Comment se comporte l’argile face à ce double mouvement de désaturation, resaturation ?  Pour le comprendre, il était essentiel de bien modéliser le comportement hydraulique de la roche

Les blocs de béton de Mol

La thèse(2) de Fatemeh Salehnia porte elle aussi sur la modélisation du comportement de la roche mais avec deux différences notables par rapport à la précédente. Tout d’abord, elle utilise des données en provenance du site belge de Mol. Creusé lui aussi dans l’argile… mais une argile n’est pas l’autre : celle de Mol est plus « superficielle » que celle de Bure (200 m contre 500), l’âge n’est pas le même, la porosité  non plus (7-8 % à Bure, près de 50% à Mol), la perméabilité est faible à Mol mais celle de Bure est encore 10 à 100 fois plus faible. Autant de différences qui nécessitent des études particulières. Seconde différence, essentielle : à Mol, il y a des soutènements alors que ce n’est pas le cas à Bure. « Mon travail, explique la jeune chercheuse, a donc été d’étudier non seulement le comportement de la roche mais aussi celui du soutènement et l’interaction entre les deux types de matériau ». La roche de Mol est en effet bien plus déformable que celle de Bure. Impossible donc de laisser des galeries sans soutènement, dont la conception a évolué au fil des années et des études. La solution qui a finalement été adoptée est celle d’un soutènement en blocs de béton.
Concept supercontainer

Modéliser le comportement du béton en interaction avec la roche a été un des points forts de la thèse de Fatemeh Salehnia. On sait que la résistance d’une voûte dépend notamment des pressions exercées sur elle et les ingénieurs tiennent à cette résistance pour répondre aux attentes de durabilité : les galeries doivent rester intactes le plus longtemps possible pour donner aux générations suivantes l’opportunité d’aller rechercher les déchets. Il est donc essentiel de modéliser le comportement des blocs de béton en relation avec les pressions exercées par la roche ambiante sur le long terme (quelques dizaines ou centaines d’années). Comme dans le cas de Bure, des zones d’endommagement et des fractures apparaissent dans la roche lors du creusement. Leur structure a été également étudiée. Il en résulte, a montré Fatemeh Salehnia, des pressions nettement plus hétérogènes sur le soutènement que ce que l’on considère habituellement. Le soutènement étant constituté de blocs de bétons, les voussoirs, son comportement est particulièrement complexe.  

Une autre avancée majeure de la thèse est la prise en compte de la viscosité du béton. «Cela n’était pas du tout prévu quand j’ai commencé mes recherches, se souvient Fatemeh Salehnia. Mais nous avons dû l’envisager lorsque nous avons commencé à vouloir faire des simulations sur le long terme car nous ne parvenions pas à expliquer les réponses obtenues ». La viscosité du béton ? Pour comprendre cette notion, on peut prendre l’image d’une étagère sur laquelle on met des livres. Au bout d’un certain temps, même si l’on n’ajoute pas de poids supplémentaire, la planche prendre une courbure permanente. Et cette déformation sera irréversible. Il en va de même, à des degrés divers, pour tous les matériaux, béton inclus : tout n’est qu’une question de temps. Une partie des simulations que la chercheuse a faites a imposé de prendre en compte ce phénomène de viscosité du béton sinon une partie des réponses sur le long terme n’était pas compréhensible. Un phénomène qui doit être pris en compte si on veut faire des calculs sur une longue durée.

Bouchons de bentonite

Retour en France et au site de Bure pour la troisième thèse(3), celle défendue par Anne-Catherine Dieudonné. Cette fois, on ne s’intéresse plus à la roche hôte mais aux bouchons qu’on va placer par exemple dans les galeries fracturées étudiées dans les thèses précédentes. Ces bouchons sont composés en tout ou partie d’une argile qui gonfle quand elle absorbe de l’eau : la bentonite. Toutes les argiles ont cette propriété mais à des degrés fort différents. La kaolinite gonfle très peu, voire pas ; la smectite, composant principal des bentonites au contraire est une argiles qui réagit très fort avec l’eau, d’où l’utilisation  de la bentonite dans des applications comme la stabilisation de fouilles ou de forages pétroliers. « Dans le cas qui nous occupe, explique Anne-Catherine Dieudonné,  on utilise de la bentonite sèche, fortement compactée, qui contient peu d’eau. Par hydratation naturelle ou artificielle, elle va gonfler, entrer en contact avec la roche –il n’y a pas de soutènement en béton dans l’expérience française-, exercer une pression sur cette galerie et donc fermer les fractures des zones endommagées et former bouchon. Cela permet d’obturer hydrauliquement les galeries en quelques années. » La technique est connue depuis longtemps mais elle a traversé une période de désaffection. Depuis quelques temps, elle  connaît un regain d’intérêt qui a nécessité de nouvelles études, dont la thèse présentée à Liège. L’enjeu est important car quand on veut placer un tel bouchon, on veut savoir au bout de combien de temps il va être efficace. Des expériences avaient montré qu’on ne connaissait pas bien la cinétique de réhydratation. Le travail d’ Anne-Catherine Dieudonné a donc consisté à essayer de mieux comprendre cette cinétique et comment évolue la perméabilité du matériau. Un travail délicat car la bentonite a une distribution bimodale de porosité, elle possède deux classes de porosité. Une à très petite échelle, celle des particules argileuses, des feuillets d’épaisseur nanométrique et une à plus grande échelle, au niveau d’agrégats. C’est cette dernière qui contribue principalement à la perméabilité du matériau. La thèse défendue par Anne-Catherine Dieudonné montre que si on fait gonfler de la bentonite par de l’eau dans un espace confiné, donc à volume constant, l’eau obstrue la macroporosité puisque la bentonite ne peut augmenter de volume ; la perméabilité se réduit donc et l’hydratation se fait de plus en plus lentement, donc le processus de fermeture aussi. Si, par contre, l’hydratation se produit à volume libre, la bentonite peut gonfler et  la perméabilité reste intacte; l’obturation de la roche hôte est donc plus rapide. Le modélisation de ce phénomène est très complexe car dans la réalité, les deux types de porosité entrent en jeu en même temps : il y a en effet des endroits où la bentonite peut gonfler librement et d’autres pas.

These Nucleaire Dieudonne

Un deuxième enjeu, également traité dans la thèse, est de déterminer quelles vont être les pressions exercées in fine par les bouchons sur les parois de  la roche hôte : seront-elles homogènes ou non ? Suffisantes pour refermer des fissures ou non ? Est-ce que cela ne va pas créer de nouvelles fissures si les pressions sont trop élevées ? Des questions dont les réponses vont évidemment déterminer les solutions mises en œuvre. Complexes, affinées, elles vont sans doute permettre une occultation presque parfaite des fissures mais leur coût et leur complexité feront qu’elles ne seront sans doute jamais déployées. A l’inverse, trop simples et parcellaires, elles seront bon marché et plus faciles à appliquer mais n’assureront sans doute pas une étanchéité suffisante. La modélisation des phénomènes devrait permettre de choisir un juste milieu.

(1) Hydro-mechanical analysis of the fracturing induced by the excavation of nuclear waste repository galleries using shear banding, Pardoen Benoît, Université de Liège, 2015, thèse de doctorat.

(2) From some obscurity to clarity in Boom clay behavior: Analysis of its coupled hydro-mechanical response in the presence of strain localization, Salehnia Fatemeh, Université de Liège, 2015, thèse de doctorat.

(3) Hydromechanical behaviour of compacted bentonite: from micro-scale behaviour to macro-scale modelling, Dieudonné Anne-Catherine, Université de Liège, 2016, thèse de doctorat.


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