Page

Les faux-semblants de la limitation du cumul de mandats

Par Geoffrey Grandjean, Chargé de cours en Sciences politiques

et Maxime Habran, chargé de cours adjoint à la Faculté de Droit de l’Université de Liège.

Une carte blanche publiée dans le journal La Libre Belgique du 26 janvier 2016.

elus politiquesLe cumul de mandats politiques est une pratique courante en Belgique. En moyenne, nos représentants cumulent entre cinq et huit mandats (dont la moitié sont rémunérés). Le cumul des mandats alimente un sentiment de méfiance que nourrit une partie de la population. Toutefois, nombreuses sont les règles qui limitent le cumul. Parmi ces règles, le décret wallon limitant le cumul de mandats dans le chef des députés du Parlement wallon (décret décumul) adopté en 2010. Ce décret autorise une partie des parlementaires wallons (25% par groupe politique) à cumuler avec une fonction de membre d’un collège communal (Bourgmestre, Échevin ou Président de CPAS). Les élus ayant obtenu le meilleur taux de pénétration sont autorisés à cumuler. Ce principe est assorti d’une règle transitoire. Jusqu’en 2018, les élus sont autorités à cumuler mais en se déclarant empêché dans le cadre d’une de leurs fonctions. Cette disposition a bel et bien eu les effets escomptés. Actuellement, sur les 75 députés wallons, 17 ont été autorisés à cumuler.

La littérature souligne les effets négatifs du cumul de mandats (inégalité entre les citoyens et les élus, absentéisme, dépendance accrue du pouvoir législatif à l’égard du pouvoir exécutif, faible renouvellement générationnel, entre autres). Toutefois, s’il est encadré, le cumul des mandats peut présenter des aspects positifs. Il garantit une proximité entre l’élu et le citoyen ; il peut avoir une incidence positive sur l’activité parlementaire (par un effet de complémentarité entre le mandat local et celui de parlementaire) et il peut également permettre une réduction des dépenses publiques grâce à un plafonnement des rémunérations.

Les débats qui ont actuellement lieu au sein de la Commission spéciale relative au renouveau démocratique n’excluent pas la question du cumul des mandats. C’est l’occasion d’insister sur les faux-semblants qui découlent d’une disposition censée initialement « renforcer la confiance des citoyens dans les institutions et les élus ». Trois points peuvent être soulignés.

Premièrement, légiférer sur le cumul des mandats, dans un pays complexe comme le nôtre, mérite d’être envisagé à tous les niveaux de pouvoir. Si un seul niveau de pouvoir (comme la Région wallonne) est concerné par une telle limitation, les élus peuvent tenter d’éviter la limitation en se présentant à d’autres niveaux de pouvoir. À cet égard, Guy Carcassone, constitutionnaliste français, précisait il y a moins de vingt ans que « le cumul, aussi longtemps qu’il n’est pas juridiquement interdit, est politiquement obligatoire ». Tant que le cumul ne sera pas limité à tous les niveaux de pouvoir, il restera « politiquement obligatoire ». Une limitation uniquement au niveau wallon ne peut-elle in fine avoir comme conséquence de détourner nos élus du Parlement de Wallonie, institution démocratique fondamentale pour le destin des citoyens wallons.

Deuxièmement, le décret décumul a entrainé une multiplication des fonctions. En effet, s’il n’est plus possible pour un membre de collège communal de cumuler, il privilégie des fonctions lui permettant de rester visible sur la scène communale, que ce soit des fonctions encadrées juridiquement (comme la présidence du conseil communal) ou non (comme les titres de bourgmestre empêché, bourgmestre en titre, bourgmestre superviseur, bourgmestre bénévole, etc.). L’absence d’encadrement juridique de certaines de ces fonctions peut poser des problèmes auxquels il faut apporter une solution. Ainsi, paradoxalement, le décret décumul, alors qu’il visait à simplifier la lecture du jeu politique en empêchant le cumul, a entrainé la création de la fonction de député empêché au sein du Parlement de Wallonie, complexifiant encore plus la lisibilité du jeu politique.

Troisièmement, une législation sur le cumul signifie-t-elle que le citoyen est, en partie, privé de faire certains choix ? Les citoyens sont loin d’être incompétents. Lorsqu’ils portent leur voix pour certains élus, ils le font en connaissance de cause. Peut-être certains citoyens souhaitent-ils voir leurs élus locaux siéger au sein d’une assemblée parlementaire ? À cet égard, les citoyens sont moins hostiles au cumul des mandats lorsqu’il s’agit d’élus de leur commune.

Le décumul ne constitue dès lors pas la recette miracle pour promouvoir une image positive de la politique et pour renouer des liens basés sur la confiance entre les citoyens et les élus. La pertinence du décret décumul mérite d’être interrogée, en profondeur, au sein du Parlement de Wallonie. Dans cette perspective, trois pistes de réflexions peuvent être proposées pour alimenter le débat. Premièrement, ne conviendrait-il pas, si les parlementaires souhaitent s’inscrire dans la philosophie du décret décumul, de limiter temporellement l’exercice de mandats politiques, aux niveaux local et régional ? En effet, le décret n’envisage qu’un type de cumul, le cumul vertical. Mais qu’en est-il des élus qui passent d’une assemblée à l’autre, de législature en législature, pour éviter la limitation des mandats ? Deuxièmement, ne convient-il pas de limiter le cumul des rémunérations ? En effet, l’image négative que les citoyens ont des représentants politiques est surtout liée aux dimensions financières. Si les rémunérations sont limitées, les élus qui ne voient dans l’exercice du pouvoir que des rentrées financières se détourneront bien vite de la politique. Troisièmement, ne conviendrait-il pas d’opter pour une voie médiane, en faisant de la règle transitoire une disposition de principe ? En effet, la règle telle qu’appliquée à l’heure actuelle produit bien les effets escomptés tout en offrant une forme de flexibilité aux élus qui souhaitent cumuler (mais qui ne touchent pas deux rémunérations). Cette piste mériterait de définir clairement les statuts de Bourgmestre, Échevin et Parlementaire empêché, comme cela a été en partie réalisé dans une circulaire d’octobre 2014.

Aujourd’hui plus que jamais, il appartient aux parlementaires de s’emparer de la question du cumul des mandats. À l’aube des prochaines élections, les citoyens attendent des réponses. Un débat en profondeur, mettant en avant les positionnements idéologiques, sociaux et politiques, constitue un moyen de valoriser la fonction de député wallon. Le Parlement de Wallonie est l’instance démocratique pouvant délibérer sur ce sujet. Au-delà de la fonction et du travail parlementaire, c’est l’image de toute une région qui en sortira grandie.

Grandjean Geoffrey, « La limitation du cumul de mandats par les députés wallons », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2015, n° 2255-2256, 97 p.

Facebook Twitter sIT gplus